— C’est un puits de science, ton Peter ! remarqua Lisa, et comme il n’a pas l’air de porter Ava dans son cœur, j’aurais aimé qu’Aldo le connaisse ! Comment cela s’est-il terminé devant le portrait ?
— Comme cela se termine selon les critères personnels d’Ava : elle a tourné le dos à Peter en haussant les épaules et elle a quitté l’exposition. Quant à Peter... je crois bien que le voilà et que tu vas pouvoir faire sa connaissance...
— Pour aujourd’hui, j’aime mieux pas. J’ai besoin de réfléchir et je ferai sa connaissance une autre fois... En attendant, tâche d’en savoir un peu plus sur cet autre Sancy !
Mary ouvrit de grands yeux :
— Tu es la femme d’Aldo Morosini, dont tu as été la secrétaire pendant plus de deux ans, la fille de Moritz Kledermann et tu demandes ça ? Mais tu devrais en savoir plus long que Peter et moi réunis ?
— Eh bien, non, tu vois ! Je n’ai jamais partagé – ni même compris ! – leur passion pour ces scintillants cailloux qui les font galoper d’un bout à l’autre de la planète sans que l’on sache jamais comment cela va finir ! Je leur ai toujours préféré les beaux objets anciens...
— Tu ne me feras pas croire que tu n’aimes pas les bijoux ! Tu en as de magnifiques !
— Oui, mais ce sont les miens, faits pour moi ! Aldo sait très bien que je déteste l’idée de porter des pierres séculaires dont la plupart ont trempé plus ou moins dans le sang ! D’ailleurs, lui non plus n’aimerait pas !
Elle eut juste le temps de se retirer. Un instant plus tard, Timothy introduisait Wolsey qui, après avoir salué son amie et jeté à la pièce un regard circulaire, recoinça son monocle qui venait de tomber :
— On dirait que j’ai mis en fuite votre charmante amie ? fit-il en s’installant dans un fauteuil après avoir pris grand soin du pli de son pantalon.
— Quelle charmante amie ?
— Celle qui vous accompagnait tout à l’heure à l’Académie royale ! J’aurais beaucoup aimé lui être présenté !
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas ! Elle me rappelle quelqu’un...
— Si c’est cela il fallait nous rejoindre avant de vous lancer dans votre joute oratoire avec l’inoubliable Ava ! Mais puisque Mina...
— Elle s’appelle Mina ?
— Mina van Zelden. Elle est...
— Hollandaise ?
— Non. Suissesse ! Et avant que vous ne posiez d’autres questions que je sens venir, je vous confierai que, si elle s’est autant dire réfugiée chez moi, c’est parce qu’elle vient de subir une épreuve pénible...
— Comme toutes les épreuves ! Vous en connaissez, vous, qui ne soient pas pénibles ?
Le joli visage de Mary rougit brusquement :
— Peter, mon ami, si vous avez l’intention de poursuivre votre interrogatoire, je vous sers le verre de l’amitié et je vous mets à la porte !
Il prit une mine navrée :
— Vous n’allez pas faire ça ?
— Si... Non ! s’écria-t-elle aussitôt. Autant que mon whisky serve à quelque chose, et puisque vous voilà, parlez-moi donc de ce « beau Sancy » que vous venez de nous sortir et qui sera demain dans tous les journaux. D’où le tirez-vous ?
— Mais de l’Histoire, ma chère Mary ! Vous savez combien elle me passionne, et l’effarante affaire de ce pauvre Morosini – l’expert par excellence ! changé soudain en voleur de grands chemins – a tout de même de quoi faire réfléchir !
— Vous y croyez ? émit Mary avec l’ombre d’une menace dans la voix.
— Alors que vous êtes la marraine de sa fille et que, moi, je suis votre ami et admirateur inconditionnel ? Je ne suis pas fou ! Mais revenons-en aux Sancy grands, beaux, ou quel que soit le nom qu’on leur donne...
— Il y en aurait d’autres ?
— Ayant appartenu à Nicolas de Harlay et portant son nom, ce sont les seuls, même s’ils ont fait partie d’une collection de dix-huit diamants presque aussi admirables appelés les Mazarins pour une raison évidente. Mais revenons-en à celui qui a si fort perturbé votre vernissage. Ce dont je vous demande bien pardon.
— Vous dites qu’il a appartenu à Marie de Médicis, donc aux Joyaux de la Couronne de France...
— Oh mais non ! À cette affreuse bonne femme seulement ! Chassée par son fils Louis XIII après avoir pratiquement réduit la France à la ruine ou peu s’en faut, elle est allée mourir à Cologne en 1642, quasi dans la misère en dépit du véritable trésor qu’elle avait emporté. Ce Sancy-là a été vendu à Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, Stathouder de Hollande, et il est resté dans sa descendance pendant une soixantaine d’années. En 1702, Frédéric III de Hohenzollern en a hérité. Celui-ci est devenu le premier roi de Prusse sous le nom de Frédéric Ier – en 1701 et jusqu’à l’abdication de l’empereur Guillaume II à la fin de la dernière guerre –, et le diamant a fait partie des Joyaux de la Couronne de Prusse.
— Et maintenant, où est-il ?
— Ça, j’avoue que je n’en sais rien... et que cela m’agace, mais je suppose qu’il doit être en Allemagne quelque part au fond d’un des anciens châteaux ou palais impériaux. La famille n’est pas éteinte, vous savez !
Il y eut un petit silence que Wolsey employa à vider son verre et à absorber la moitié de celui que Mary lui versa aussitôt pour le remercier de sa demi-conférence, tout en remarquant :
— Votre intervention va faire couler beaucoup d’encre et vous devez en être conscient.
— Mais je l’espère bien ! Je déteste lady Ava. Sa suffisance, sa sottise – et même sa méchanceté parce qu’elle n’en manque pas ! – m’insupportent. En revanche, j’aime bien lady Nancy ! Une vraie grande dame, et elle porte son magnifique diamant avec toute la grâce et la noblesse convenant à une pierre de cette importance. À ce propos, d’ailleurs, votre portrait est une merveille !
— Pour en revenir une dernière fois à ce que j’appellerai le Sancy II, comment se fait-il que vous ne sachiez pas où il se trouve ? C’est vaste l’Allemagne, mais existe-t-il quelque chose de trop grand pour votre curiosité ?
— Trop grand non, mais peut-être trop dangereux ! Vous avez déjà entendu parler d’un certain Hitler ?
— Entendu parler ? Mais la terre entière doit entendre ses braillements.
— De toute façon, ce n’est pas cela qui m’intéresse, mais ce qu’a bien pu devenir le diamant de Nancy. L’affaire Morosini ne tient pas la route... Et, à ce propos, vous n’avez pas pu réaliser ce superbe portrait sans connaître lady Nancy à fond ?
— Je crois, oui... et alors ?
— Comment a-t-elle pu se laisser abuser par un quidam se faisant passer pour le bel Aldo ? Il est assez connu pourtant, celui-là, et il ne doit pas exister énormément de copies conformes ?
— Oh, c’est tout simple : il y avait une séance à la Chambre des communes et elle n’était pas à Hever Castle. C’est son mari qui l’a reçu, et lui a marché à cent pour cent ! Pensez donc ! Le gendre de son grand ami Kledermann, l’expert mondialement connu qui venait frapper à sa porte ! Il n’y a vu que du feu. J’ajouterai, par parenthèse, qu’il n’est pas follement intelligent ! Ce qu’il a fait de mieux dans sa vie, c’est de tomber amoureux de Nancy, de réussir à l’épouser et de lui offrir ce fantastique diamant ! Un sacré gage d’amour, vous ne pensez pas ?
— Pourquoi n’as-tu pas voulu le voir ? reprocha doucement Mary quand Peter Wolsey eut tourné les talons. Il est un peu bizarre, j’en conviens, mais c’est un très gentil garçon en dépit de son air snob et de son monocle !
— Finalement, je n’en sais rien. Je ne suis pas tout à fait normale, en ce moment, je me tourmente tellement pour Aldo !
— Ce n’est pas la première fois ! Chaque fois qu’il se lance sur la trace de bijoux disparus, d’après ce que tu m’écris ! J’admets que cette affaire soit peu ordinaire, mais cela devrait s’arranger sans trop de difficultés : il suffit que ton père reparaisse...
— À condition de savoir où il est... et ça peut durer longtemps !
Mary versa un doigt de whisky dans un verre et le tendit à Lisa :
— Tiens ! Bois ! Ça te remontera le moral ! Pendant ce temps, je vais aller chercher quelque chose que je pensais t’offrir pour ton anniversaire, mais je crois qu’il vaut mieux que je te le donne maintenant ! On va le mettre dans ta chambre et il te tiendra compagnie en attendant des jours meilleurs !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu sais qu’Aldo a toujours refusé de se laisser « disséquer » par moi. Comme par tous mes confrères !
— Il estime qu’il y a sur nos murs bien suffisamment de Morosini qui ont compté au cours des siècles. Il y a même moi depuis un an dans son bureau. Ça inclut les photographies. Rien ne l’agace tant que de se rencontrer dans une colonne de journal...
— Tu ne seras pas obligée de le lui montrer, au moins tu auras son effigie pour te tenir compagnie quand il ira galoper je ne sais où en compagnie du cher Adalbert...
— Le savoir avec lui est la seule chose qui me rassure un peu ! Cela dit, viens que je t’embrasse ! Non seulement tu es un grand peintre mais en plus tu es un amour !
Mary disparut et revint presque aussitôt, tenant à la main l’une de ces valises plates et rigides spéciales pour le transport des tableaux, la posa sur le divan et l’ouvrit : elle était vide...
La surprise laissa d’abord les deux femmes sans voix, mais les stupeurs paralysantes ne faisaient pas partie du caractère énergique de Mary. L’instant suivant, la maison retentissait des échos de sa colère : on avait osé voler chez elle, dans sa propre chambre, l’une de ses œuvres, ce qui s’était déjà produit deux ou trois fois chez ceux de ses amis qui avaient posé pour elle, mais cette fois il s’agissait d’un cadeau pour sa plus chère amie dont elle se promettait une vraie joie le jour où elle le lui remettrait. Seul Timothy, ayant servi jadis chez les Windfield, avait suffisamment d’empire sur lui-même pour laisser passer l’orage.
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