— Tu en as toujours beaucoup depuis le portrait de la vice-reine des Indes qui t’a propulsée au pinacle !
— Justement ! Priorité au rang, et mes visites au palais vont me permettre de repousser aux calendes grecques ceux qui comptent bien sur la longueur des séances de pose pour essayer de me tirer les vers du nez ! Je n’ai pas beaucoup d’illusions, tu sais ! Je suis peut-être la vedette de cette exposition, mais ce qui attire le plus d’intérêt de ces gens, c’est lui ! fit-elle avec un coup d’œil au diamant qui brillait comme une étoile dans la chevelure de lady Astor.
C’est à ce moment même qu’une nouvelle visiteuse pénétra dans la grande salle et rejoignit le groupe déjà agglutiné devant le portrait.
— Doux Jésus ! gémit Lisa en reculant derrière Mary comme pour s’en faire un paravent. L’insupportable Ava ! Que vient-elle faire ici ? Je l’ai eue sur le dos à Venise une journée entière et cela me suffit jusqu’à la fin de mes jours ! Quelle idée aussi Aldo a-t-il eue de promettre de lui dénicher l’un de ces joyaux historiques dont elle rêve !
— Il ne pouvait tout de même pas imaginer qu’un quidam s’aviserait de voler le Sancy et qu’elle en conclurait qu’il s’était mué en cambrioleur mondain pour lui donner satisfaction ! Il faut avoir l’esprit aussi dérangé qu’elle pour concevoir une idée pareille ! Quant à toi, tu aurais tort de te tourmenter ! Même si elle t’a contemplée une journée entière, cela m’étonnerait qu’elle te reconnaisse !
En effet, en faisant usage de sa double nationalité suisse, Lisa avait aussi changé d’aspect. Sans aller jusqu’à récupérer le « harnachement » délirant de Mina van Zelten, ses corsages de piqué blanc à cols montants et ses longs tailleurs évoquant irrésistiblement des cornets de frites, elle avait opté pour des tenues sobres, impeccablement taillées et non dépourvues d’élégance, mais sa somptueuse chevelure « vénitienne » qu’adorait son mari était resserrée en chignon porté le plus souvent sur la nuque, sous des toques ou des turbans étroits assortis à ses vêtements, les talons aiguilles de ses chaussures remplacés par les talons presque plats des escarpins que lui permettait sa mince silhouette, élancée et harmonieuse. Enfin, elle portait des lunettes d’écaille foncées à verres légèrement teintés. Quant au maquillage, il avait autant dire disparu. C’était au point que Mary, sa meilleure amie depuis l’enfance, avait hésité à la reconnaître quand elle était allée, la veille, l’accueillir à la gare Victoria.
— Néanmoins, ajouta-t-elle en voyant approcher l’indésirable Ava, si tu préfères rentrer, va m’attendre à la maison. J’en ai encore pour un bon bout de temps, mais au moins tu sauras ce que cette mégère a derrière le crâne en venant ici, sans risquer de te compromettre. Gertrude te fera une vivifiante tasse de thé !
Lisa retint une grimace. Elle avait pour la « tisane britannique » la même aversion qu’Aldo, lui préférant de beaucoup le merveilleux café italien chaleureux et velouté.
Au sortir de l’Académie royale de peinture, Lisa prit un taxi et se fit reconduire chez Mary Windfield. Bien que très officiellement mariée à Donald Mac Intyre, partageant quand il était en Angleterre l’appartement réservé à l’héritier, dans le vaste hôtel particulier de Portland Place de son père, le général Mac Intyre – sans oublier le château écossais ! –, elle avait choisi d’installer son atelier à Chelsea, le quartier artistique et déjà ancien de Londres correspondant à peu près pour des Français à un mélange de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés. Mary y avait acheté l’une des charmantes maisons de briques roses jalonnant Cheyne Walk, promenade longeant la Tamise... Sans imaginer un seul instant que l’une d’entre elles, la plus ancienne, celle qui, construite par Catherine de Bragance, avait abrité le peintre Dante Gabriel Rossetti, était devenue la propriété d’Adalbert Vidal-Pellicorne. Au moment de la découverte de la tombe de Toutankhamon, qui le mettait hors de lui, et las d’augmenter régulièrement la clientèle du Savoy, il y avait transporté ses pénates quand il voulait séjourner à Londres pour suivre les événements de plus près.
Cela, Lisa le savait parfaitement, puisque Aldo y avait sa chambre en permanence, mais Mary l’ignorait, trop prise par son art pour prêter la moindre attention à ce qui se passait dans son quartier. D’ailleurs, depuis la malencontreuse affaire de la Chimère des Borgia, qui avait pratiquement réduit à l’esclavage le pauvre Adalbert devenu passionnément amoureux de Lucrezia Torelli2 dont le charme et la voix égalaient la beauté, la duplicité et la méchanceté, l’avait brouillé avec Aldo et mené à deux doigts du suicide, le pauvre amoureux revenu à la réalité avait fermé sa maison londonienne après y avoir fait effectuer un récurage destiné à en effacer jusqu’à la moindre trace de ce qu’il considérait comme le drame de sa vie. Tout ce que Lisa en savait – via Aldo ! –, c’était qu’il ne l’avait ni louée ni revendue et, quand il arrivait à Aldo de se rendre à Londres pour une affaire quelconque, il avait repris ses habitudes au Ritz comme auparavant.
Pour en revenir à Mary, sa maison à elle se composait d’un vaste atelier, éclairé au nord où un divan confortable, deux fauteuils anciens dont l’un occupait l’estrade destinée aux modèles, quelques jolis objets et une gerbe de roses rouges dans une potiche chinoise posée à même le sol signaient la féminité de l’artiste. Quatre chambres, un salon, une salle à manger et une bibliothèque bourrée de livres d’art complétaient le territoire de Mary, sur lequel veillait Timothy, la cinquantaine, l’allure majestueuse s’entendant aussi bien à accueillir une altesse selon les lois du protocole qu’à expédier un importun avec toute l’efficacité nécessaire – et Dieu sait si la notoriété du « grand peintre » avait tendance à les attirer.
Deuxième personnage, Gertrude, dispensatrice de tasses de thé à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, dont le talent de pâtissière faisait la joie des – rares ! – invités et de Mary elle-même. Enfin Mabel, la femme de chambre, trop fière d’être au service d’une artiste célèbre pour ne pas lui être entièrement dévouée. Une femme de ménage à la journée complétait le personnel.
La tasse de thé remplacée par un verre de whisky nettement plus roboratif, Lisa était plongée dans la lecture des dernières « critiques » parues, quand Mary revint, réclama un autre verre et se laissa tomber dans le fauteuil en face de Lisa :
— Je me demande si j’ai eu raison de te faire rentrer, soupira-t-elle après avoir vidé la moitié de son verre. L’Académie vient d’être le théâtre d’un événement inattendu.
— Pas difficile à deviner : l’insupportable Ava a encore fait des siennes ?
— Bien entendu ! Mais là, elle a trouvé à qui parler.
Toujours suprêmement élégante – il fallait lui reconnaître qu’elle savait s’habiller et mettre en valeur une beauté apparemment inusable ! –, Ava, après avoir jeté un coup d’œil à l’ensemble de l’exposition, s’était plantée devant le portrait de sa cousine qu’elle avait contemplé un instant avant de proclamer :
— Comment peut-on arborer l’un des plus beaux diamants de la terre avec une mine d’enterrement ? Le grand, le magnifique Sancy mérite autre chose que cette longue figure mélancolique. Il devrait briller au front d’une des plus belles femmes du monde !
— Le vôtre, par exemple ?..., lança dans la foule quelqu’un qui apparemment la connaissait.
Mais qui ne la connaissait pas ?
— Parfaitement ! Le mien ! Admettez que je saurais porter le beau Sancy avec infiniment plus de panache ! En dehors des têtes couronnées, les pierres illustres doivent être portées par les plus belles, et le beau Sancy...
— Ce n’est pas le beau Sancy ! Celui-là c’est le grand !
— Quoi ? Mais d’où sort-il, celui-là ?
Fendant la foule qui, amusée, s’ouvrait d’elle-même, un long jeune homme blond habillé visiblement par un tailleur réputé et portant monocle rejoignait Ava devant le portrait incriminé. En homme bien élevé, il la salua en inclinant la tête :
— Peter Wolsey !
Mary ajouta pour Lisa :
— L’Honorable Peter Wolsey, l’un des fils du duc de Cartland, passionné d’art et d’histoire, et l’un de mes plus chauds admirateurs ! Charmant garçon, sous son air empaillé ! J’avoue que je l’aime bien ! Il devrait te plaire ou tout au moins t’amuser !
— Je ne suis guère portée à l’amusement ces temps derniers, soupira Lisa, mais continue ! Tu en étais à : d’où sort-il celui-là ?
— Donc après s’être présenté, Peter expliqua qu’il tirait sa science des meilleurs auteurs de livres consacrés aux joyaux célèbres, ce qui lui permit de réitérer :
— Avec votre permission, je confirme, lady Ribblesdale. Ce diamant illustre est le grand Sancy mais pas le beau !
— Pas le beau ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Simplement qu’il y a deux Sancy : celui-là, 55 carats et des poussières, et un autre, nettement plus petit mais légèrement rosé et plus séduisant donc, le « beau Sancy ».
Cette logique évidente ne vint pas à bout de l’entêtement d’Ava :
— Et on le trouve où, celui-là ?
— En Allemagne, je pense, mais honnêtement, je n’en sais rien !
— Et il s’appelle Sancy, lui aussi ?
— Naturellement, puisqu’il appartenait à la collection Harlay de Sancy vers la fin du XVIe siècle. En dehors de cela, ils ont au moins un point commun : ils ont appartenu tous les deux aux Joyaux de la Couronne de France !
Ava, pas convaincue, repartit de plus belle :
— Si c’était vrai, il a dû être reproduit en peinture et il devrait y avoir quelque part un portrait d’une princesse ou d’une reine ?
— Il y a ! affirma-t-il, imperturbable. La femme d’Henri IV, Marie de Médicis, qui était folle de joyaux, l’a acheté en 1604 pour 20 000 écus d’or – alors qu’il en valait plus du double – et, en vue de son couronnement en 1610, l’a fait monter sur le haut de sa couronne ainsi que l’atteste le portrait de Pourbus. Il lui a porté bonheur : dès le lendemain, son époux était assassiné par Ravaillac et elle se retrouvait régente pendant la minorité de son fils, le petit Louis XIII... sous la férule de l’affreux Concini.
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