— Et moi je dis que vous êtes fou, que j’aime votre service et que j’entends vous garder en vie ! Je ne veux ni que vous mourriez, ni vous laisser pourrir des années à la Bastille.
— Il faut pourtant que je meure, sire… ou que je passe pour mort ! fit Tournemine en qui une idée commençait à se faire jour. Je ne peux supporter l’idée de savoir en danger la femme que j’aime.
— Qui la supporterait ?
Puis, changeant brusquement de ton :
— Où vous a-t-on logé, à la Bastille ?
— … Dans la tour de la Bazinière, je crois, sire.
— Comme l’on fait pour les nouveaux venus auxquels on n’a pas encore attribué de prison définitive. Eh bien, l’on va vous trouver très vite une autre chambre, il ne faut pas que vous restiez à la Bazinière… Prenez ce flambeau et venez avec moi.
Renonçant momentanément à comprendre, Gilles prit le candélabre et quitta le cabinet de géographie à la suite du roi. Sur le palier, Winkleried montait toujours sa garde et les regarda passer en s’efforçant de dissimuler la joyeuse surprise qui lui causait leur double apparition.
— Veillez à ce que personne n’entre ici ou ne monte aux étages, monsieur, lui lança le roi en se dirigeant vers l’escalier.
L’un derrière l’autre, Louis XVI et Tournemine gagnèrent le quatrième palier du Degré. C’était le dernier étage du palais. Au-dessus, il n’y avait plus que le belvédère dans lequel le roi-savant avait son télescope. Tout était obscur dans cette partie des petits appartements où le roi seul entrait. La chaleur encore forte pour la saison, qui avait régné durant tout ce jour de septembre, semblait s’y être condensée car toutes les fenêtres étaient soigneusement closes et, avant même que Louis n’eût ouvert la porte qui menait à sa forge, les deux hommes étaient déjà inondés de sueur.
Ce n’était pas la première fois que Gilles pénétrait dans le domaine le plus privé du roi. Il avait déjà eu les honneurs de l’atelier de serrurerie quand Lauzun, au retour d’Amérique, l’avait lui-même présenté au roi. Il y avait reçu un accueil qui lui avait été droit au cœur et il retrouvait avec plaisir l’odeur de charbon, d’acide et de ferraille qui régnait dans la grande pièce, obscure à cette heure de nuit.
La lumière qu’il tenait au poing fit surgir de la nuit les rangées d’outils bien ordonnés, la forme fantastique du soufflet et de la forge éteinte avec leurs chaînes de tirage, l’établi avec son étau dont les mâchoires puissantes retenaient une serrure commencée. Plus loin, sur des rayonnages, il y avait des coffres de tailles et de formes différentes avec des serrures plus ou moins compliquées et aussi, chacune portant une petite étiquette, une prodigieuse collection de clefs et de passe-partout. Amusé malgré lui, Gilles ne put s’empêcher de penser qu’il y avait là de quoi faire rêver le plus audacieux des cambrioleurs.
Ce fut vers sa collection de clefs que le roi se dirigea. Il chercha un moment, retournant des étiquettes, ouvrant des coffres, s’énervant un peu de ne pas trouver ce dont il avait besoin. Finalement, il disparut dans la pièce voisine où il avait son tour et revint portant une boîte qui semblait assez pesante, la posa sur l’établi, l’ouvrit et, avec une exclamation de satisfaction, en tira trois clefs qu’il examina un instant avant de les offrir au chevalier…
— Ces clefs, chevalier, sont celles des portes qui ferment la plate-forme de la tour de la Liberté et celle-ci ouvre la porte de la chambre située au dernier étage de cette tour. C’est là que, sur mon ordre, on vous enfermera dès demain matin. C’est de là que vous vous enfuirez dans deux nuits…
— Mais, sire, c’est impossible. Je ne peux pas m’évader… je n’ai pas le droit et…
— Calmez-vous, je vous prie. La solution que je vous offre est la seule possible mais je ne vous cache pas qu’elle n’est pas sans danger, quelles que puissent être les précautions que je prendrai… très discrètement pour favoriser votre évasion. Il faut toujours compter avec le destin, avec la chance, et nous ne pouvons éliminer ni l’un ni l’autre. En peu de mots, mon plan est le suivant : vous allez tenter de vous évader, cette tentative échouera apparemment et vous passerez pour mort. En fait, j’espère bien qu’avec l’aide de Dieu, elle réussira. Écoutez-moi un moment sans m’interrompre…
Pendant plusieurs minutes, dans le silence et la chaleur de la forge, la voix royale, volontairement assourdie, chuchota un plan dont la simplicité et l’audace révélèrent à Tournemine abasourdi que ce paisible souverain, si ami des sciences et de la lecture, si hostile à la violence, pouvait être un habile tacticien. À sa suite, et en imagination, il parvint à la plate-forme d’une tour, descendit le long de la vertigineuse muraille, traversa le fossé large de vingt-cinq mètres, profond de huit et au fond duquel s’étalait un ruisseau, escalada le mur de la contrescarpe pour atteindre le chemin de ronde extérieur et franchir la dernière enceinte de la forteresse.
— Quelqu’un vous attendra, quelqu’un vous aidera, quelqu’un enfin vous emmènera et vous cachera jusqu’à ce que vous puissiez reparaître sous une autre identité tandis que l’on enterrera un cadavre sous votre nom. Plus tard, peut-être, vous pourrez ressusciter et nous en parlerons car, bien sûr, je vous donnerai les moyens de me rencontrer. Ah ! Prenez encore ce canif, il est solide et vous pourrez en avoir besoin… À présent, venez. Le jour va bientôt paraître et il faut que je vous fasse reconduire en prison. À propos, vous êtes seul dans votre cachot ?
— En tant que prisonnier, oui, sire. Mais mon serviteur indien m’a suivi et partage ma captivité.
— Parfait. À deux les choses seront un peu moins difficiles. Mettez tout ceci dans vos poches et redescendons.
— Sire ! pria Gilles ému, avant de sortir, le roi permet-il que je lui dise combien je lui suis reconnaissant, combien…
— C’est inutile, monsieur. C’est à moi et à mes enfants que je rends service en nous conservant un serviteur de votre valeur. En échange et quand vous aurez retrouvé votre liberté d’action vous essaierez de nous protéger des attaques de celui dont nous savons, vous et moi, qu’il est notre pire ennemi. Je vous reverrai dès que ce sera possible… si Dieu permet que vous sortiez vivant des fossés de la Bastille…
En revenant vers son cabinet de géographie, Louis XVI interpella Winkleried.
— Commandez l’escorte et la voiture, baron ! Le chevalier de Tournemine retourne à la Bastille.
Un émouvant mélange de déception et de désarroi se peignit sur le large visage du jeune Suisse.
— Sire ! murmura-t-il atterré, le roi ne veut pas dire…
— Le roi veut dire ce qu’il dit ! Ne discutez pas, monsieur. Obéissez puis, quand la voiture sera repartie – et vous m’assurez sur votre vie qu’elle partira sans encombre – vous reviendrez me parler…
Quelques instants plus tard, enfermé de nouveau dans sa prison roulante auprès d’un compagnon qui ne perdit pas un instant pour se rendormir, Gilles reprenait la route de Paris. Mais ce voyage de retour était bien différent de l’aller. Certes, il faisait toujours aussi chaud dans la voiture et l’officier de la Prévôté sentait toujours le tabac refroidi mais le prisonnier emportait dans son cœur toute la fraîcheur vivifiante de l’aube.
Au-dehors, en dépit des bruits de l’escorte, il pouvait entendre l’appel des coqs qui se répondaient de Saint-Cyr au Chesnay, les premiers cris de la ville et, en traversant la place d’Armes, les jurons des cochers qui, eux aussi, répondaient en effectuant un semblant de nettoyage dans leurs diverses voitures de place : coches, carabas ou « pots de chambre »…
Et puis ce fut l’Angélus et l’égrènement doux de ses notes d’espérance. Silencieusement, alors, Gilles se mit à prier offrant à Dieu une fervente action de grâces pour avoir bien voulu permettre que son roi de France, à lui, ne fût ni Louis XIV ni Louis XV, ces rigides symboles de la monarchie absolue, impitoyable et sourde aux souffrances des simples mortels, mais un brave homme de savant au cœur bon et compatissant qui ne possédait certes pas la poigne de fer qui fait les grands rois mais toutes les qualités qui font les gens de bien et même, dans une certaine mesure, les saints.
Pourquoi, hélas ! avait-il fallu qu’on lui donnât pour femme cette jolie et folle archiduchesse d’Autriche qui avait pris sur lui un ascendant redoutable et qui, pour le malheur de tous, ne parvenait pas à oublier qu’elle était née sur les bords du Danube ? Et moins encore peut-être une naissance Habsbourg d’où elle tirait l’intime conviction d’appartenir à une race privilégiée, d’essence quasi divine, qui la rendait incapable de comprendre les aspirations, tellement plus simples et plus humaines, d’un fils de Saint Louis trouvant plaisir à pratiquer la serrurerie.
Pour sa part, Gilles bénissait de tout son cœur cette étrange face du caractère d’un roi. Répartis dans les vastes poches de son habit, il sentait la présence des clefs et du canif entrés en sa possession de si extraordinaire façon et en éprouvait une joie maligne. C’était amusant, à tout prendre, de se retrouver dans cette voiture, gardé comme un chargement d’or ou comme un prisonnier d’État, tout en sachant parfaitement que l’on emportait avec soi ce qui représentait, à la lettre, les clefs de la liberté…
Le goût de la vie, cette vie à laquelle il renonçait si aisément quelques heures plus tôt, lui revenait avec une ardeur nouvelle, une saveur plus dense de savoir qu’il allait tout de même la remettre en question, en dépit de la chance qu’on lui offrait. L’aide royale, en effet, s’arrêtait à certaines choses : les clefs et le fait que le gouverneur de la Bastille, M. de Launay, recevrait dès le matin l’ordre de le transférer dans la plus haute chambre de la tour de la Liberté, une de ces chambres étroites et voûtées si bas qu’il aurait peine à s’y tenir debout. En outre, Gilles savait que quelqu’un l’attendrait, déguisé en invalide, de l’autre côté du fossé, sur le chemin de ronde extérieur.
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