Son devoir, il s’inscrivait devant lui en lettres intransigeantes et Madalen, quel que soit le rêve qu’elle avait fait naître durant quelques mois, ne devait plus, ne pouvait plus être pour lui autre chose que la fille d’Anna, la fille de celle qui gouvernerait sa maison au nom d’une maîtresse. Une maîtresse qui ne pouvait plus être que Judith.
Et parce qu’il était certain, à présent, d’être lié à Mlle de Saint-Mélaine, pour le meilleur et pour le pire, devant Dieu et devant les hommes et jusqu’à ce que la mort les sépare, Gilles de Tournemine, en arrivant à l’auberge, se fit monter dans sa chambre une dame-jeanne de vieux rhum de la Jamaïque et entreprit de s’enivrer superbement…
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
CHAPITRE XVI
UN AUTRE CHEMIN…
Anne de Balbi quitta le canapé sur lequel elle se tenait à demi étendue et marcha vers la fenêtre aux vitres de laquelle apparaissaient les fleurs pâles du givre. Sa robe de velours bleu sombre ourlée d’hermine ne fit aucun bruit sur le tapis et la jeune femme demeura un moment immobile et silencieuse, regardant sans le voir le jardin enseveli sous la neige et laissant ses longs doigts fins éplucher machinalement les fleurs fanées d’une jardinière de vieux Sèvres disposée devant la fenêtre.
— Ainsi, dit-elle au bout d’un moment, tout est bien décidé ? Tu pars ?
Debout, à quelques pas d’elle, le dos à la cheminée, Gilles la regardait sans parvenir à se défendre d’une émotion inattendue. Venu pour une courtoise visite d’adieu, il découvrait que cet adieu lui était plus pénible qu’il n’aurait cru, que cette femme, si longtemps détestée mais ardemment désirée, avait fini par trouver le chemin de son cœur et par s’y faire une place plus large peut-être que lui-même ne l’imaginait.
— J’ai une mission à remplir, dit-il-brièvement. Et puis je n’ai pas d’autre solution.
— À cause… d’elle ?
— À cause d’elle aussi. En dépit de sa conduite présente et passée, elle est ma femme. Il n’y a plus aucun doute là-dessus et mon devoir est de l’arracher à la vie déshonorante qu’elle mène. Mais, pour cela, il faut que je l’emmène au loin, là où personne n’imaginera que Mme de Tournemine et l’éphémère reine de la nuit ne sont qu’une seule et même personne. Mais pourquoi m’obliger à te redire ces choses ? Tu le savais depuis longtemps…
— C’est vrai… mais j’imaginais… Dieu sait quoi ? Pourquoi partir si loin ? Pourquoi l’Amérique ? Tu voulais reprendre tes terres bretonnes…
— En effet. C’est malheureusement impossible, tout au moins dans l’immédiat. Plus tard, peut-être…
— Reste au moins en France ! Ils ne manquent pas, les domaines que les courtisans abandonnent à eux-mêmes et dont les paysans demandent un maître ! Au moins, je pourrais te revoir de temps à autre… Tandis que là-bas…
Elle ne le regardait toujours pas mais, cette fois, il ne pouvait ignorer les larmes qui enrouaient sa voix. Lentement, il vint à elle, emprisonnant entre ses mains les épaules rondes qui à présent frémissaient.
— Anne ! dit-il doucement. Je ne veux pas que tu pleures. Je ne veux pas que tu aies de la peine. Ce n’est pas un adieu définitif que je suis venu te dire. Nous nous reverrons…
— Quand ? Dans des années ? Quand je serai devenue vieille et laide ? Quand tu n’auras plus envie de moi ?
Il la retourna brusquement, prit entre ses mains son visage humide, devenu si pâle, et posa ses lèvres alternativement sur l’un et l’autre de ses yeux.
— Ne dis pas de sottises ! Tu seras sans doute vieille un jour, mais tu ne seras jamais laide. Quant à moi, je crois que jusqu’à ma mort j’aurai envie de toi. Et quand je dis que nous nous reverrons, je crois, hélas ! que cela pourrait être plus proche que tu ne l’imagines.
— Hélas ? reprocha-t-elle, blessée.
— Hélas, pour le roi ! Je l’ai juré : s’il a un jour besoin de moi, je reviendrai, où que je sois. Et c’est sur toi, Anne, sur toi et sur mon ami Winkleried que je compte pour m’en avertir. Je vous donnerai de mes nouvelles, à l’un comme à l’autre et toujours vous saurez où je suis.
Un éclair de joie brilla dans les yeux sombres de la jeune femme tandis que, de ses deux mains, elle s’accrochait aux épaules de Gilles.
— C’est vrai ? Tu feras cela ?
— Sur mon honneur ! J’ai besoin que tu demeures mon amie… mon amie très chère.
Il n’eut qu’à baisser un peu la tête pour trouver sa bouche. Un instant plus tard, il l’emportait, déjà défaillante, jusqu’à sa chambre… N’était-ce pas encore la meilleure manière de lui dire au revoir ?
Quand il se pencha sur elle, une heure après, pour un dernier baiser, elle se pendit à son cou.
— Tu reviendras ? Tu me le jures ?
— Je te l’ai déjà juré.
— Alors, je t’attendrai. Mais pas trop longtemps, sinon je suis très capable, moi aussi, de passer les mers pour te retrouver.
Il détacha doucement les bras qui le tenaient si bien et confia de nouveau la jeune femme au fouillis charmant de son lit en désordre mais, vivement, il repoussa les draps, les couvertures afin qu’aucun obstacle ne s’interposât entre son regard et la voluptueuse nudité d’Anne.
— Ne bouge plus ! murmura-t-il tendrement. Reste comme cela ! C’est cette image-là que je veux emporter avec moi.
La tenant sous son regard, il recula vers la porte derrière laquelle, instantanément, il disparut. Courant presque, il traversa le salon, fermant ses oreilles aux sanglots qui le suivaient et qu’il ne pouvait pas ne pas entendre.
Au cocher qui l’attendait dans la cour de l’hôtel de Balbi, il ordonna de le conduire rue de Clichy. C’était là qu’il avait donné rendez-vous, pour minuit, à Pongo, à Winkleried, et au capitaine Malavoine, un Breton carré, jovial et entêté auquel il avait confié le commandement du Gerfaut.
Consultant sa montre, il vit qu’il était un peu plus de onze heures et que, selon toutes probabilités, il arriverait juste à temps, compte tenu de la neige qui encombrait les rues de Paris.
Mais, en dépit de ses prévisions, les chevaux, ferrés à glace, marchèrent d’un bon pas et il ne mit guère qu’une demi-heure à traverser la Seine et à remonter vers les premiers contreforts de Montmartre. Les trois autres, d’ailleurs, étaient déjà arrivés et l’attendaient, dans une voiture aux lanternes éteintes qui stationnait à l’entrée du petit chemin des vignes.
Sa propre voiture alla se ranger à côté et Tournemine rejoignit Pongo et Malavoine qui se trouvaient à l’intérieur de la première.
— Où est le baron ? demanda Gilles.
— Il a voulu reconnaître les lieux, répondit Malavoine. Il doit être quelque part dans le jardin. Il a dit qu’il sifflerait quand il n’y aurait plus personne et que c’était inutile de se geler à plusieurs. Il est passé par là, ajouta-t-il en désignant la brèche creusée dans la neige au sommet du mur voisin.
Comme il achevait ces mots, les grilles de la propriété s’ouvrirent et deux voitures sortirent l’une derrière l’autre, tournant pour redescendre vers le centre de Paris.
— Il ne doit plus y avoir grand monde, dit Gilles. En passant, je n’ai aperçu que ces deux voitures devant la maison.
Comme pour lui donner raison, un sifflement se fit entendre de l’autre côté du mur.
— Allons-y ! ordonna Tournemine. C’est le signal.
L’un après l’autre, les trois hommes franchirent le mur et rejoignirent Ulrich-August qui les attendait à l’abri d’un grand bouquet de houx.
— Les derniers visiteurs viennent de partir, dit-il, tout bas. Ils sont en train de fermer.
En effet, à travers les branches dépouillées, Gilles reconnut l’un des deux imposants Suisses occupé à rabattre les contrevents extérieurs sur les portes-fenêtres. De la tête, Gilles désigna le côté de la maison sur lequel ouvrait la porte des cuisines qui se trouvaient en sous-sol. Le personnel était justement en train d’en sortir pour gagner les soupentes qui, au-dessus des écuries, lui servaient de logis.
— On passe par là…
L’un derrière l’autre, se courbant pour demeurer à l’abri des bosquets et massifs, les quatre hommes se dirigèrent en file indienne vers la petite porte. Tous étaient bien armés et tenaient à la main un pistolet tout chargé.
La porte de la cuisine, qui n’était pas encore fermée de l’intérieur, s’ouvrit sans peine sous la main de Gilles. La vaste salle basse était vide à l’exception de deux valets occupés à ranger l’argenterie et qui, terrifiés à la vue de ces quatre hommes, vêtus de noir, et armés, se laissèrent ligoter et bâillonner sans pousser seulement un soupir de protestation. Avant qu’on ne lui ferme la bouche, l’un d’eux consentit même à répondre à la question que lui posait Malavoine.
— Combien sont-ils là-haut ?
— Il n’y a plus que M. le baron, Mme la baronne, Victorin et Belle-Rose, les valets de monsieur, et Eugénie, la camériste de madame…
— Ça va !
Montant l’escalier sans faire de bruit, les quatre hommes débouchèrent dans le vestibule. Les lumières étaient éteintes dans la salle à manger et au pied de l’escalier. Seule, l’enfilade des salons était encore éclairée. Tendant le cou, Gilles aperçut Judith et le faux Kernoa. Assise dans un fauteuil, au coin du feu, les yeux clos, la jeune femme semblait dormir. L’homme installé près d’une table à jeu faisait les comptes. Tous deux se tenaient dans la grande pièce vert pâle qui servait de salle de jeu. Les valets devaient se trouver au fond où les chandelles brûlaient encore mais où la lumière baissait progressivement. Au bout d’un moment, Kernoa lâcha sa plume, s’étira et se laissa aller en arrière avec un bâillement de satisfaction.
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