Il allait s’éloigner en direction de la cheminée devant laquelle Morvan claquait visiblement des dents en dépit de la chaleur mais Tournemine le retint.

— Encore un mot, comte ! J’ai, moi aussi, une question importante à poser à cet homme, une question qui touche de tout près Judith, pour qui vous aviez de l’amitié et qui est, à présent, ma femme.

Cagliostro fronça le sourcil.

— Ainsi, vous l’avez épousée ? En dépit de ma mise en garde ?

— Oui. Mais peut-être n’est-elle pas réellement ma femme et c’est cela que je veux savoir. Me permettrez-vous, s’il répond de bonne grâce, d’intercéder pour lui ?

Le sorcier réfléchit un instant, scrutant son interlocuteur de son œil noir étincelant d’intelligence.

— Peut-être… Savez-vous où se trouve Judith en ce moment ?

— Oui, je le sais.

— À coup sûr ?

— À coup sûr !

— En ce cas allez-y ! Je ne vous cache pas que c’est elle, initialement, que je souhaitais retrouver mais elle semble avoir entièrement disparu. Personne n’a pu me dire ce qu’elle était devenue. Sa clairvoyance… si le mariage ne la lui a pas fait perdre, pourrait m’être plus utile que des aveux arrachés par la souffrance. D’autant que cet homme ne sait peut-être pas tout et n’est peut-être pas mon seul voleur…

Sans répondre, Gilles se dirigea vers Morvan dont le regard se chargea d’épouvante à son approche et se pencha sur lui.

— Écoute-moi, Morvan ! Tu mérites cent fois la mort dans les tourments de l’enfer, tu mérites cent fois que l’on te jette ainsi tout vivant, dans ce brasier…

— Non !… râla l’autre. Non ! Pas ça !… Pas ça !…

— Peut-être pourrai-je te l’éviter si tu réponds franchement à la question que je vais te poser. Rassure-toi, c’est une question qui n’a rien à voir avec ton affaire de vol mais qui a, pour moi, tant d’importance, que je suis prêt à me battre pour t’éviter la torture si tu y réponds.

Les yeux injectés de sang de Saint-Mélaine se levèrent sur lui, incertains, méfiants.

— Qu’est-ce que j’en ai comme garantie ?

— Ma parole ! Jamais je n’y ai manqué.

Le prisonnier poussa un profond soupir.

— Ça va, essayons toujours ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Écoute ! Te souviens-tu de cette nuit où, en compagnie de ton frère, Tudal, tu t’es introduit dans la maison de campagne d’un certain docteur Kernoa, un docteur Kernoa qui venait d’épouser Judith ?

— Naturellement, je m’en souviens. Qu’est-ce que…

— Attends un peu ! Ce que vous y avez fait, Tudal me l’a raconté avant de mourir. Vous avez tué Kernoa et puis vous avez emmené Judith pour…

— Ne me rappelez pas ça !… Depuis la mort de Tudal, je revois trop souvent la scène, la nuit quand j’ai trop bu !

— Aussi ne t’en reparlerai-je pas. C’est Kernoa qui m’intéresse. Es-tu certain qu’il était bien mort ?

Cette fois, les yeux de Morvan s’arrondirent.

— Mort ? Naturellement qu’il l’était ! Et plutôt deux fois qu’une ! En voilà une question !

— Elle en vaut une autre, crois-moi, car j’ai les meilleures raisons de croire qu’il n’était pas tout à fait mort, qu’il lui restait encore un souffle de vie et que ce souffle a été si bien ranimé qu’à cette heure il se porte comme toi et moi.

Morvan secoua négativement la tête.

— C’est pas possible !

Le cœur de Gilles manqua un battement.

— Pas possible ? Pourquoi ? Tudal m’a dit qu’il l’avait embroché comme un poulet mais même une grave blessure à la poitrine peut être guérie. Tout dépend de la constitution du sujet, de sa vigueur.

— Je répète que c’est pas possible ! Non seulement on l’a embroché comme vous dites si bien, mais on l’a aussi enterré !

La gorge de Gilles se sécha d’un seul coup.

— Vous l’avez enterré ? Tu en es sûr ?…

— Sur la lande de Lanvaux, au pied d’un grand pin. Je peux encore vous montrer l’endroit. On était peut-être en rogne, Tudal et moi, mais pas assez fous pour laisser un cadavre derrière nous. On a même lavé le sang sur le dallage avant de jeter le corps dans le coffre de la voiture. Croyez-moi, il était bien mort quand on l’a jeté dans le trou. Il était déjà raide.

La voix de Morvan rendait un tel son de vérité que Gilles n’insista pas. Le doute n’était plus permis. L’homme qui vivait auprès de Judith n’était bel et bien qu’un imposteur. Mais alors comment se faisait-il qu’elle soutînt si fermement qu’il était bien l’homme épousé jadis ?

— Encore un mot ? Peux-tu me décrire ce Kernoa ?

— Bien sûr, on l’a suffisamment observé avant d’attaquer. Un assez beau type, à peu près de ma taille, blond foncé et même un peu rousseau, une gueule qui pouvait plaire à une fille mais avec des yeux d’enfant de Marie.

— D’enfant de Marie ?

— Oui, des yeux du ciel, candides et tout…

Revoyant l’étonnant regard d’or brasillant du compagnon de Judith, Gilles comprit qu’à présent il tenait vraiment la preuve de l’imposture car même si Morvan se trompait, contre toute vraisemblance, sur l’état du cadavre, il n’avait aucune raison de se tromper sur la couleur des yeux de sa victime qui semblait l’avoir frappé.

— C’est bien, dit-il en se redressant. Je te remercie. À présent, je vais tenir ma promesse. Monsieur de Cagliostro, ajouta-t-il en se tournant vers le comte, je vous demande de poser à cet homme, sans violence, les questions que vous souhaitez lui faire entendre car je ne pourrais que m’opposer à toute voie de fait contre lui. Il n’y a plus aucun doute pour moi qu’il soit réellement et définitivement mon beau-frère…

— Oh ! allez-y ! fit Morvan. Maintenant que j’ai commencé à répondre, je dirai tout ce que vous voulez. Mais tirez-moi de là, je crève de chaud.

On l’emmena à l’autre bout de la pièce, on le délia et même on lui tendit un verre de vin qu’il avala d’un trait.

— Ça va mieux ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Cagliostro posa calmement quelques questions touchant ce qui s’était passé après son arrestation. Morvan admit docilement qu’en dépit des scellés, il était revenu, de nuit et avec un confrère, visiter plus complètement l’hôtel de la rue Saint-Claude. Ce qui l’intéressait, lui, c’étaient bien sûr les objets d’art, l’argenterie, les tapisseries, tout ce qui pouvait se changer en belle monnaie d’or. Mais, l’autre, c’étaient les papiers qu’il recherchait. Et quand Morvan lui en eut fait la remarque, il se contenta de ricaner.

— Ces papiers que tu dédaignes représentent plus d’or que tu n’imagines. Le tout est de savoir à qui on les remet. J’ai appris, alors, conclut Morvan que le « client » de Bouvet…

— Il s’appelait Bouvet ? interrompit Cagliostro qui s’était mis à prendre des notes.

— Oui. Bouvet, Jean-Louis… J’ai donc appris que son client était un grand seigneur de l’entourage du comte de Provence, un Provençal, je crois, un certain comte de Modène…

Cagliostro cessa d’écrire et, lentement, remit son carnet et son crayon dans sa poche. Son visage s’était brusquement fermé, assombri et comme Gilles, qui l’observait, s’en inquiétait, il se contenta de hausser les épaules avec lassitude.

— Je vais repartir avec la marée de cette nuit si la tempête s’achève. Je n’ai plus rien à faire ici.

— Pourquoi ? Renoncez-vous si vite ? Je croyais que ces papiers étaient pour vous d’une telle importance…

— Ils l’étaient, en effet, ils le sont toujours mais, à présent, plus je mettrai de distance entre eux et moi et mieux je me porterai. Ils sont entre les mains de Monsieur. Autant dire qu’aucune force au monde ne pourra me les rendre. Adieu, monsieur de Tournemine, je crois que, sur cette terre, nous ne nous reverrons jamais car, à présent, c’est vers ma fin que je vais avancer et, en tout état de cause, je ne reviendrai jamais en France…

— Et moi ? fit Morvan, hargneux. Qu’est-ce que vous faites de moi ? Je peux m’en aller ?

— Tu peux ! dit Gilles. Mais où veux-tu aller, à présent ? Reprendre ton fructueux commerce de vol et de truanderie ?

Le plus jeune des Saint-Mélaine haussa les épaules puis levant un bras montra les déchirures de son habit.

— Fructueux, vous croyez ?… Je n’ai plus le choix. Une fois qu’on est parti sur ce chemin, il faut aller jusqu’au bout.

— Même si le bout du chemin c’est le gibet ? Un Saint-Mélaine pendu comme un croquant, tu trouves ça normal ? Pourquoi ne retournes-tu pas au Frêne ? C’est ta maison, à toi seul à présent que Tudal est mort…

— Pour y faire quoi ? Crever de faim entre des murs lépreux et un toit qui ressemble à une passoire ? J’aime encore mieux la corde…

Gilles haussa les épaules.

— Passe demain à l’auberge de l’Épée royale et demande-moi. Je te remettrai une somme suffisante pour que tu puisses recommencer à vivre… proprement. Pour essayer tout au moins. M’en donnes-tu ta parole ?

L’autre eut une grimace dont on ne pouvait savoir si elle était un essai de sourire ou le début des larmes.

— Ma parole ? Vous avez le courage d’y croire, vous ?

— Pourquoi pas ? Si toi tu veux y croire le premier ?

Il y eut un court silence puis Morvan, traînant les pieds, se dirigea vers la porte qu’il ouvrit. Mais, au seuil, il se retourna et, cette fois, sourit franchement.

— J’essaierai ! Tu as ma parole ! Adieu… beau-frère !

Et il disparut…

Quelques minutes après son départ, Gilles quittait la maison du rempart pour rentrer à l’Épée royale. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti d’humeur aussi noire…

Un instant, passant en vue des ormeaux de la place d’Armes, il avait eu envie d’aller jusque chez Anna Gauthier, ne fût-ce que pour retrouver un peu de sa sérénité de tout à l’heure en contemplant le doux visage de Madalen mais il avait lutté contre cet entraînement qui, à présent, devenait dangereux.