Quant à lui-même, il s’interdisait d’analyser les sentiments qui s’agitaient en lui quand il regardait Madalen car il avait bien trop peur d’y découvrir l’appel d’un désir qui eut été une offense à l’âme de son vieil ami. Le seul qu’il autorisait se révélait être un besoin profond, presque instinctif, de la protéger, de la défendre, fût-ce au risque de sa vie, contre tout ce qui pourrait atteindre son cœur ou sa personne… et aussi l’espoir qu’elle le lui permettrait.

Tard dans la nuit – les gens de la veillée s’étaient retirés à minuit après un petit repas et, seuls, Pierre et les deux garçons de ferme veillaient auprès du corps – Gilles et Pongo se retrouvèrent dans la grande salle basse du logis seigneurial où, une fois déjà, ils avaient passé la nuit en compagnie de Jean de Batz. Ils retrouvèrent la jonchée de paille et les peaux de mouton blanc qui leur servaient de lit et aussi la brassée de genêts dorés – moins dorés que les cheveux de Madalen – dans le grand vase de pierre : même au fond du chagrin et des angoisses du lendemain, Anna accomplissait les gestes qu’auraient ordonnés non seulement l’ancêtre mais son propre sens de l’hospitalité.

La fatigue, qui l’avait miraculeusement déserté durant toute cette longue soirée, lui retomba sur les épaules comme une chape de plomb. Pongo, de son côté, dormait déjà, roulé en boule sur les peaux de mouton, tel qu’il s’y était laissé tomber sans prononcer un seul mot, à son entrée dans la salle. Pourtant le sommeil attendrait encore un peu car, si accablante que fût sa lassitude, elle était cependant moins forte que sa curiosité.

Tirant le paquet de son habit, il le regarda mieux, vit qu’il se composait d’un morceau de parchemin solide et si soigneusement fermé qu’il dut employer la pointe de son épée pour faire sauter le cachet cruciforme.

Quand l’enveloppe fut ouverte, un petit objet s’échappa d’un rouleau de papiers et tomba sur les dalles où il rebondit avec un bruit clair. Se penchant, Gilles le ramassa et constata qu’il s’agissait d’une petite feuille de laurier finement ciselée dans un bronze, sans doute très ancien car il était fortement oxydé, et pendue à un cordon. Un instant, il tint l’objet dans sa main, l’examina soigneusement, le tournant et le retournant. Puis, comme une plus longue contemplation ne lui avait rien appris de plus, il reprit le petit rouleau qui se composait de papiers d’âges différents : une feuille récente portant quelques lignes visiblement tracées par le vieux Joël et une sorte d’étroit cahier beaucoup plus ancien, jauni, taché, sali et couvert d’une curieuse écriture brunâtre que Gilles identifia comme étant du sang séché.

Il commença par celui qu’avait écrit le vieux Joël alors qu’il était sans doute bien malade déjà car l’écriture en était pénible et difficilement déchiffrable.

« Moi Joël, fils de Gwenaël, j’ai trouvé ces objets à l’intérieur du vieux tumulus qui se trouve près de la rive de l’Arguenon et dont j’ai retrouvé l’entrée en déblayant les restes d’un ancien souterrain éboulé. Ce souterrain joignait le donjon du château à la rivière. Ceci reposait auprès d’un squelette enchaîné qui portait encore les restes d’une robe de moine et, par le peu de latin que j’ai appris à l’église j’ai compris qu’il s’agissait du trésor de Raoul de Tournemine. J’ai donné une sépulture chrétienne à cette pauvre dépouille et j’ai fait dire des messes pour que son âme irritée ne revienne pas tourmenter ceux qui vont entrer en possession de ce bien. Que Dieu leur vienne en aide et me prenne en pitié à l’heure prochaine où je paraîtrai devant Lui !  »

Le vieux texte, lui, était écrit d’une main plus ferme mais le liquide qui avait servi d’encre avait pâli par endroits. Il était écrit en latin, langue avec laquelle, ancien élève du collège Saint-Yves de Vannes, il était familiarisé depuis longtemps. Néanmoins en dépit de ses connaissances, Gilles mit une grande heure à venir à bout de ces lignes serrées dont la lecture constituait un véritable travail de bénédictin.

« Moi, Pietro de Pescara, moine de Saint-Augustin, maître sculpteur – ciseleur et disciple du grand Romano, je sais que je suis ici pour mourir et pour que meure avec moi le secret du tombeau que j’ai construit pour le seigneur Raoul de Tournemine dans l’église du monastère de Saint-Aubin-des-Bois. Mon œuvre est achevée, parfaite et le baron m’a félicité. Il m’a donné de l’or mais il a insisté pour que je parte dès l’aube du lendemain. Une escorte armée devait me conduire jusqu’à la ville de Nantes pour m’embarquer afin que je rentre à Rome auprès du cardinal Gabrielli, mon protecteur… J’ai eu l’escorte et des mules et de grands adieux à la poterne du château. Et puis nous avons pris le chemin couvert qui mène à la rivière. C’est quand nous avons été au plus profond de la forêt que mon escorte s’est jetée sur moi. On m’a pris ma bourse, on m’a mis des chaînes aux pieds, aux mains et on m’a jeté un sac sur la tête… Mais j’ai eu le temps d’apercevoir, attendant un peu plus loin, un homme vêtu de la même robe que moi. Il est monté sur ma mule et il a poursuivi son chemin…

Moi, on m’a traîné sur un chemin si rude que je butais à chaque pas et qui descendait, descendait… J’ai senti l’humidité d’une cave, l’odeur de la moisissure et, quand on m’a ôté le sac, j’ai vu que j’étais dans un lieu obscur, éclairé par une torche que portait un homme masqué. On m’a passé une corde autour du corps et on m’a descendu, sans me faire de mal, dans une sorte de puits à sec… C’est là que je vais mourir car, depuis trois jours, on ne m’a rien apporté à manger ni à boire…

Pourquoi ne pas m’avoir tué tout simplement d’un coup de poignard ou d’un verre de poison ? À cause de ma robe de moine ? La piété bizarre du seigneur Raoul lui interdit de verser le sang d’un prêtre ou de lui donner la mort directement mais elle ne lui défend pas de le laisser mourir. Étrange souci d’être pour un voleur et un meurtrier ! De même, à part la bourse d’or, on ne m’a rien pris. On m’a laissé ma robe et les pauvres objets qu’il y a dedans : un stylet pour écrire, quelques feuilles de papier, un canif, un chapelet…

J’ai cru d’abord que l’on m’avait jeté dans une tombe pour y mourir étouffé mais je ne manque pas d’air… Mes yeux se sont accoutumés et, très haut au-dessus de ma tête, il y a deux étroites failles qui laissent passer un peu de jour… C’est grâce à cela que j’ai pu compter le temps mais je ne subirai pas la lente mort que souhaite le baron et, qu’il le veuille ou non, il aura versé mon sang car tout à l’heure, quand j’aurai achevé décrire ceci grâce à ce sang, j’ouvrirai mes veines avec mon couteau et je laisserai s’enfuir ma vie… Mais avant je veux rédiger cela en rassemblant les forces qui m’abandonnent déjà… Ma gorge brûle et ma langue épaissit… Je veux écrire dans l’espoir qu’un jour peut-être on trouvera mon corps et cet écrit et que la cachette sera découverte afin que, dans l’éternité, le seigneur Raoul ne jouisse pas de son crime…

Toi qui trouveras ceci, va dans l’église de l’abbaye Saint-Aubin et vois le superbe tombeau où reposera le baron de Tournemine avec son secret. Au pied du gisant tu verras ses armes et le grand casque empanaché à la visière baissée que j’ai sculpté dans la pierre. Ce casque est couronné de lauriers mais l’une des feuilles se soulève et cache le mécanisme qui ouvre la visière. Il suffit, une fois la feuille enlevée, d’appliquer à sa place la petite feuille de bronze que je porte à mon cou et de pousser… Va et puisse le seigneur Dieu permettre que tu puisses profiter de biens mal acquis. On dit que le baron a rapporté d’Italie de fabuleux bijoux, peut-être les fameux rubis de César Borgia et d’autres encore…

À présent, adieu. Toi qui trouveras ceci, prie pour le repos de l’âme d’un malheureux qui n’avait commis d’autre crime que l’orgueil de son talent. Le reste de mes forces je vais l’employer à prier pour que Dieu me pardonne d’avancer un peu l’heure de ma mort… qu’il me pardonne aussi d’avoir, peut-être dans une intention coupable, fondu un double de la feuille qui sert à ouvrir le casque de pierre. La paix soit avec toi… »

Sa lecture achevée, Gilles replia les papiers, reprit la petite feuille de bronze et de nouveau la contempla. Ce qu’elle représentait l’éblouit et l’horrifia tout à la fois : une fortune pour lui, une mort atroce et solitaire pour l’artiste génial qui l’avait créée dans sa perfection. Il remit les papiers dans la poche intérieure de son habit, souffla la chandelle et s’étendit enfin sur les peaux de mouton gardant serrée dans sa main la feuille de laurier dont il avait noué le lacet de cuir autour de son poignet pour ne pas la perdre dans son sommeil. Alors, enfin, il s’endormit des rêves plein la tête…

Le lendemain, tandis que les paysans d’alentour continuaient à défiler auprès de la dépouille du vieux Joël que l’on enterrerait le jour suivant, il interrogea Pierre sur le lieu de cette sépulture.

— Mon grand-père sera enterré comme tous ceux de Plédéliac ou des alentours du château, dans le petit cimetière du prieuré du Saint-Esprit. Seuls les seigneurs ont droit à l’intérieur de l’église.

— Est-ce là que reposent mes ancêtres ?

— Oh non, monsieur le chevalier ! Ce sont les Rieux, les derniers seigneurs de La Hunaudaye qui sont au Saint-Esprit. Les Tournemine, eux, avaient coutume de se faire enterrer à l’opposé, en plein cœur de la forêt, dans la vieille abbaye de Saint-Aubin-des-Bois. Ils y avaient un enfeu et plusieurs tombeaux.

— J’aimerais y aller. Est-ce possible ?…

— Oh ! c’est bien facile ! L’abbaye n’est guère qu’à une petite lieue d’ici. Elle n’est pas en très bon état et il n’y a plus beaucoup de moines mais l’église est belle et les tombeaux sont toujours là.

— Peut-on y entrer aisément ou bien est-elle enfermée dans des cours et des bâtiments ?