— D’abord rentrer à Versailles où j’ai envoyé Pongo avec mes bagages, m’y reposer vingt-quatre heures puis partir pour la Bretagne. Il faut que je sache, à tout prix, si le Kernoa que j’ai vu est le bon…
— Tu as tort, Tournemine. Pourquoi ne pas essayer d’effacer une bonne fois toute cette histoire ? Que t’importe, à présent ? Cette femme ne t’aime pas, ou ne t’aime plus mais, quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une femme parmi tant d’autres. Elles sont des milliers, à travers le monde celles qui, aussi belles et plus douces, t’apporteraient la consolation de leur amour et de leur beauté. Cesse un moment de vivre pour les autres, roi, reine ou épouse, et songe un peu à toi-même !
— De toute façon, il vaut mieux que je m’éloigne un temps. Que ce soit sous l’aspect Vaughan ou sous celui-ci je suis menacé puisque, cette nuit, Antraigues m’a reconnu et que Provence, à cette heure, doit savoir que je suis vivant. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance d’ailleurs si je ne risquais d’entraîner dans le danger ceux qui m’entourent : Pongo qui a failli être assassiné cette nuit et l’excellente Mlle Marjon chez qui je reviens, par exemple…
— Alors reste avec moi jusqu’à mon départ et ensuite accompagne-moi en Angleterre et en Suède. Je te présenterai à mes sœurs, Sophie et Hedda, à mes cousines Ulla et Augusta qui sont deux des « Trois Grâces » de Suède. Tu les aimeras comme tu aimeras mon père, le maréchal, pour qui l’honneur a plus de prix que la fortune, ma mère si belle et si sage ! Ils te rendront la famille que tu n’as jamais eue et, dans la sérénité de notre domaine de Ljung, tu te retrouveras toi-même : un homme libre.
Profondément ému, Gilles prit le Suédois aux épaules et fraternellement l’embrassa.
— Merci, Axel… je n’oublierai jamais que tu m’as offert généreusement une place à ton foyer. Mais un homme n’échappe pas à son destin et je n’ai pas le droit de me désintéresser de Judith tant que je n’ai pas la preuve formelle qu’aucun lien valable ne m’attache à elle car, au jour de notre mariage, je lui ai juré aide et protection. Je ne faillirai pas à ce serment, même si c’est contre elle-même que je dois la protéger.
Fersen hocha la tête et sourit avec quelque mélancolie.
— Tu l’aimes toujours, n’est-ce pas ? C’est aussi simple que ça…
— Sincèrement je ne sais pas… J’ai souffert de ce que j’ai vu cette nuit, j’en souffre encore mais moins pourtant, il me semble, que je n’aurais souffert il y a quelques mois. Il y a une fissure, dans cet amour, et je ne suis pas certain que, dans cette fissure, un autre visage ne se soit glissé…
— La belle Mme de Balbi ? C’est en effet un bon remède mais qu’on ne peut peut-être prendre qu’à petites doses, comme certains poisons ?
— Il ne saurait en être autrement. Sa vie et la mienne ne peuvent s’unir. Simplement faire, de temps en temps, un bout de chemin ensemble…
L’entrée désinvolte d’un jeune homme vêtu à la dernière mode, tiré à quatre épingles et qui offrait avec Axel une ressemblance certaine, en plus jeune et en plus frêle, interrompit la conversation…
— Tiens ! dit Fersen avec bonne humeur. Voilà un spécimen de la tribu familiale : mon jeune frère Fabian. Je lui montre la France et Versailles qui le fascine : il a une véritable passion pour les palais royaux et la vie de cour. Voici le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, Fabian. Le fameux Gerfaut dont je vous ai souvent parlé, l’un des plus rudes combattants de la guerre américaine. J’essayais de le convaincre de nous accompagner en Suède mais il me résiste…
— Vous avez tort, monsieur, dit le jeune Fabian dont les yeux s’étaient mis à briller comme des chandelles et dont la main s’était tendue spontanément. Nous serions fiers de vous présenter à Leurs Majestés… et aux dames qui vous feraient sans doute un succès…
— Le malheur c’est qu’il n’a pas envie, pour le moment, d’intéresser les Suédoises. Mais où donc courez-vous si tôt, Fabian ? Vous voilà déjà sous les armes ?
— Déjà ? Vous devriez dire encore, mon frère. Je ne sors pas, je rentre ! À présent, si vous le permettez, je vais me coucher car je tombe de sommeil… et je ne voudrais pas m’écrouler en face d’un héros d’Amérique. J’ai été charmé, au-delà de tout ce que je pourrais exprimer, de vous rencontrer, chevalier, et j’espère que nous nous reverrons souvent…
Ayant salué, le jeune Fersen quitta la pièce avec une grande dignité.
— Je pars aussi, dit Gilles. Adieu, Axel ! Reviens-nous vite ! Royal-Suédois a besoin de son colonel et quelquefois aussi tes amis… sans parler de la sauvegarde de certaine famille royale. Que Dieu te garde !
Quelques minutes plus tard, dans la fraîcheur du matin et l’éclat du nouveau soleil, Gilles galopait le long de la Seine en direction de Versailles, heureux de respirer l’air vif et pur embaumé de toutes les senteurs fraîches des champs et des jardins où s’évaporait la rosée du matin, heureux aussi de sentir vivre entre ses genoux le corps puissant de Merlin. Le vent de la course et la gloire de ce beau jour d’été achevaient de chasser les ombres troubles de cette nuit sinistre déjà mises en déroute par l’accueil fraternel de Fersen. Au bout de la route, il y aurait un autre accueil, tout aussi réconfortant : celui de Marguerite Marjon qui l’avait adopté pratiquement comme fils, renforcé de celui d’Ulrich-August. Rien que pour leur affection, la vie valait encore largement la peine d’être vécue…
Et puis, pourquoi ne pas songer davantage au fils de Sitapanoki ?
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
QUATRIÈME PARTIE
LES PORTES D’UN AVENIR
CHAPITRE XIV
LE SECRET DE SAINT-AUBIN-DES-BOIS
Le temps semblait aboli.
Arrêté devant le grand pont-levis qui s’emmanchait à l’ombre de la maîtresse tour de La Hunaudaye, Gilles de Tournemine écoutait renaître en lui les émotions éprouvées trois ans plus tôt à cette même place. Il retrouvait intacte l’espèce de poussée d’amour qui lui était venue quand, de la corne de l’étang voisin, il avait contemplé pour la première fois la vieille forteresse de ses aïeux murée dans son arrogante solitude. Comme ce soir-là, les étourneaux tournoyaient encore dans le ciel qui, au-dessus des tours coiffées d’ardoises fines, s’assombrissait d’instant en instant.
— Tout pareil ! murmura Pongo qui, arrêté à quelques pas de son maître, regardait lui aussi. Rien changé !…
— Si, hélas ! soupira Gilles. Le vieux Joël se mourait quand nous avons quitté Versailles et rien ne dit qu’il soit encore en vie. Dieu sait, pourtant, que nous n’avons pas perdu de temps !
En effet, le chevalier venait d’arriver chez Mlle Marjon après avoir quitté Axel de Fersen et, installé autour d’une table avec l’aimable vieille fille et Ulrich-August, il s’adonnait sans retenue à la joie de se retrouver ensemble après tant de mois de silence et de séparation, quand un messager de la Poste avait apporté pour lui un court et dramatique billet, visiblement tracé d’une main affaiblie. Un billet qui disait :
« Venez, monsieur le chevalier, venez au nom du Seigneur ! La charrette de l’Ankou 1grince à ma porte et je n’ai presque plus de temps pour parler à mon véritable maître… »
C’était signé Joël, fils de Gwenaël Gauthier. Alors, le soir même sans seulement songer à prendre le moindre repos, Gilles, confiant Merlin et ce qu’il possédait à ses amis, quittait Versailles avec Pongo en empruntant des chevaux de poste. Lancés comme deux boulets ils avaient, de relais en relais, gagné la Bretagne, dormant à cheval et ne s’arrêtant que pour prendre quelque nourriture et pour relayer. Une force plus puissante que la fatigue et que ses propres limites poussait en avant le dernier des Tournemine vers la vieille maison paysanne où se mourait le dernier des grands serviteurs de sa famille.
Cet homme qu’il n’avait connu qu’un seul jour, Gilles voulait le revoir et le revoir vivant car il représentait le dernier maillon de la chaîne qui le rattachait au passé glorieux et sanglant des fils du Gerfaut.
Exténués en dépit de leur endurance, Gilles et Pongo étaient tombés plus que descendus de leurs montures sur le haut talus où s’appuyait le grand pont-levis, désormais fixe et pourvu de balustrades, au-dessus de l’eau verdâtre des douves. Les madriers d’un autre âge avaient grincé sous le quadruple poids des hommes et des chevaux. Mais, avec le cri désagréable des étourneaux, ce fut le seul bruit qui se fit entendre. Le château semblait appartenir déjà au domaine de la Mort.
Gilles tendait la main vers la chaîne, reliée à une cloche, qui pendait près du grand cintre de pierre, creuse orbite où s’abritait une grande porte rébarbative à souhait quand un son, à la fois grêle et argentin, se fit entendre venant d’un chemin creux, un son qu’il connaissait bien : celui de la clochette qui accompagne le viatique lorsque Dieu se fait porter au chevet d’un agonisant.
En effet, un instant plus tard, un prêtre flanqué d’un enfant de chœur déboucha du chemin, abritant un vase d’or sous la soie noire et argent d’une étole. Derrière lui, un homme chaussé d’un seul sabot, car sa jambe gauche était remplacée par un pilon de bois, marchait aussi vite qu’il le pouvait, appuyant sur un pen-bas2 sa marche difficile. Il baissait la tête et son grand chapeau noir cachait presque entièrement sa figure.
Le groupe se dirigeait droit vers le château. Gilles poussa un soupir de soulagement : grâce au Ciel, il arrivait à temps ! Et quand l’enfant de chœur, agitant toujours sa sonnette, atteignit la faible pente du pont, Gilles mit un genou en terre, immédiatement imité par Pongo.
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