Elle parlait, elle parlait à présent, enfilant des phrases l’une après l’autre comme si elle récitait une leçon. Il y avait en elle quelque chose d’automatique, d’impersonnel qui frappa Gilles et lui fit froncer le sourcil : il aimait mieux la furie déchaînée de tout à l’heure. Celle-là était la vraie Judith ; pas celle qu’il avait à présent sous les yeux, débitant des paroles qui lui paraissaient curieusement étrangères et que d’ailleurs il n’écoutait pas.

— Si je te comprends bien, dit-il tranquillement, ce bon Kernoa est un revenant, lui aussi, tout comme toi, tout comme moi… En tout cas, il me paraît au mieux avec le Seigneur car t’avoir retrouvée alors que tu étais cachée à Saint-Denis, sous un faux nom après avoir passé pour morte, cela tient du génie. Au fait, et à propos de Saint-Denis, j’aimerais bien savoir comment tu en es sortie ? La prieure, Madame Louise de France, m’a dit que la reine, cette reine que tu hais tant, avait pris la peine de te faire chercher par l’une de ses intimes amies, la comtesse de Polignac alors même qu’elle m’avait dit sa volonté de te maintenir dans cet abri sacré assez longtemps pour que l’on puisse oublier tes exploits de Seine-Port. Je t’avoue n’avoir rien compris et mon intention était de me rendre à Versailles pour voir la reine et l’interroger respectueusement. Mais j’ai préféré commencer par toi. Cela m’a paru plus logique.

Il s’interrompit. Judith s’était mise à rire comme s’il venait de lancer une irrésistible plaisanterie.

— Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle ?

— C’est plus que drôle ! Mais pour que tu apprécies tout le sel de la chose, il faut bien que je te mette les points sur les I. Comment as-tu pu croire que la reine m’avait fait sortir ? S’il n’y avait eu qu’elle j’aurais sans doute pourri dans cette prison jusqu’à ce que j’aie des cheveux blancs. D’ailleurs, vous étiez d’accord, toi et elle… Vous avez été trop contents d’apprendre que Monseigneur de Provence m’avait cachée à Saint-Denis ? Quand on m’a dit que ta Messaline ordonnait que l’on m’y maintienne, même si Madame me réclamait, j’ai compris qu’elle me rendait ma haine et que, toi mort, elle entendait se venger sur moi…

— Assez de sottises ! Va au fait : comment es-tu sortie ?

— Grâce à celui qui m’y avait fait entrer… et le plus simplement du monde : avec une fausse lettre de la reine.

— Portée sans doute par une fausse comtesse de Polignac ? fit Gilles sarcastique.

— Tu ne crois pas si bien dire : portée par une fausse comtesse de Polignac. Ce n’était pas difficile, d’ailleurs. Il suffisait d’une femme lui ressemblant un peu. D’ailleurs, même cette ressemblance était superflue : Madame Louise a quitté la Cour bien avant que les Polignac n’y viennent. Elle n’a jamais vu la comtesse, ni aucun autre membre d’une famille qui était assez obscure, en son temps, et trop pauvre pour paraître à Versailles. Tu vois, tout cela est fort simple ! Qu’en dis-tu ?

— Rien ! En vérité je ne vois rien à dire ! Tout cela est admirable quand on songe que l’auteur de ces mensonges, de ces faux-semblants, de ces faux tout court est un prince du sang, un fils de France et le propre frère du roi ! En vérité, je ne sais ce que je dois le plus admirer, du peu de crainte que lui inspire la justice divine ou de la servilité avec laquelle tu lui obéis et te plies à tous ses caprices. Je savais que Monsieur était un misérable prince, mais je ne savais pas que toi, une Saint-Mélaine c’est-à-dire une fille dans les veines de qui coule un beau sang breton, tu pouvais descendre assez bas pour le suivre dans ses menées tortueuses, pour t’avilir comme tu le fais.

Le mot la gifla et, enfin, elle retrouva ses réactions sauvages de tout à l’heure, celles de la vraie Judith.

— En quoi suis-je avilie ? Parce que j’ai repris la vie commune avec mon véritable époux ?

— La vie commune ? Où donc est-il ? Comment se fait-il que je ne l’aie vu à tes côtés ni hier ni ce soir ?

— Il est absent de Paris mais il ne saurait tarder. Peut-être rentrera-t-il cette nuit-même. Il ne me laisse jamais seule très longtemps.

— Vraiment ? Alors, nous allons l’attendre ensemble. Pendant ce temps-là tu auras tout le temps de me raconter la suite de ton roman. Car, en vérité, il y a encore beaucoup de choses qui m’échappent dans ton histoire et, si tu veux savoir mon sentiment, je la trouve plutôt fumeuse.

— L’attendre ? Que veux-tu dire ?

— Rien d’autre que ce que je dis…

Et Gilles, avisant une chaise longue disposée devant l’une des fenêtres, alla en ôter une robe qui s’y trouvait jetée et s’installa commodément, en homme qui a tout son temps, prenant soin seulement de garder son épée à portée immédiate de sa main.

— Voilà ! fit-il avec satisfaction. À présent je t’écoute. Dis-moi un peu quelle bonne fée de la lande bretonne, quel korrigan, quel enchanteur Merlin est allé prendre par la main ce digne moribond pour te le ramener à… au fait, où donc ? Ce n’est tout de même pas à Saint-Denis qu’il est venu te trouver ?

— Non, répondit Judith sombrement, c’est au château de Brunoy. Et cesse de persifler : le seul miracle dans notre histoire à tous deux est qu’il soit demeuré en vie et que Monseigneur en ait eu connaissance. Job m’a cherchée quand il est revenu à la vie. Il a battu la Bretagne puis il est venu à Paris. Je lui avais parlé de ma pauvre tante de Sainte-Croix. La chance a fait le reste.

— La chance ! Comme c’est aimable pour moi… Mais c’est vrai, au fait, tu avais jadis une tante à Paris, celle qui était une si fidèle adepte de ce pauvre Cagliostro. D’où vient que tu n’aies pas cherché refuge auprès d’elle après ma mort ?

— J’avais alors besoin d’être puissamment protégée, par quelqu’un d’assez fort pour me venger de Marie-Antoinette. Mais après ma sortie de Saint-Denis, j’ai voulu aller chez elle. Je suis arrivée juste à temps pour recueillir son dernier soupir. Elle était mourante… et c’est auprès d’elle que j’ai retrouvé mon cher Job ! À présent, tu sais tout et je t’en supplie, va-t-en !

— Que je m’en aille ? Mais, ma chère, il n’en est pas question. Je viens de te dire que je voulais voir ce bon docteur Kernoa… il est bien médecin, n’est-ce pas ?

Judith fit signe que oui mais, depuis quelques instants elle faisait preuve d’une nervosité croissante, allant et venant à travers sa chambre en serrant très fort ses mains l’une contre l’autre. Pendant un long moment, elle continua en silence cette promenade agitée sous l’œil de Gilles qui l’observait, intrigué par un comportement si étrange. Elle semblait l’avoir complètement oublié, passait continuellement devant lui sans même lui jeter un regard mais murmurant entre ses dents des mots incompréhensibles. On aurait dit qu’elle discutait avec elle-même ou encore qu’elle luttait contre une puissance invisible. Et le silence profond qui enveloppait cette maison autour de cette femme presque hagarde avait quelque chose d’hallucinant.

Incapable de supporter plus longtemps ces allées et venues, Gilles allait arrêter Judith quand, d’elle-même, elle se planta devant lui et la lumière de la chandelle fit briller des larmes sur ses joues.

— Écoute, fit-elle douloureusement. Il faut que tu t’en ailles ! Il faut que tu comprennes enfin qu’il n’y a plus rien de possible entre nous, que tout est fini. D’ailleurs cela a-t-il jamais commencé ? Nous nous sommes trompés…

— Parle pour toi ! Moi je sais que je ne me suis pas trompé. Toujours je n’ai voulu que toi, je n’ai rêvé que de toi. As-tu oublié nos nuits d’amour et ce soir merveilleux où tu es venue vers moi… où tu disais que tu m’aimais ? Et tu m’aimes vraiment sinon tu n’aurais pas fait ce que tu as fait quand tu t’es cru trompée. Reviens à toi, Judith ! Tu es là, devant moi comme l’ombre de toi-même, prisonnière de je ne sais quel sortilège. Et d’ailleurs n’est-ce pas la seule explication valable ? Sinon comment toi, si fière, si farouche, comment aurais-tu pu consentir à devenir ce que l’on a fait de toi ? La reine de la nuit ! Une tenancière de tripot ! Une fille entretenue… toi, Judith ? Allons donc !

Avec colère, elle se détourna de lui, frappant rageusement le parquet du pied.

— Je ne suis pas une fille entretenue ! Si j’ai accepté de tenir ce rôle, c’est… oh ! et puis je suis bien bonne de te donner des explications puisque tu n’es plus rien pour moi, puisque tu n’as jamais rien été… Mais, à présent il faut que tu t’en ailles… que tu cesses de me tourmenter. Si vraiment tu m’as aimée, laisse-moi !

À nouveau, il la saisit mais cette fois la serra contre lui si fort qu’elle en gémit, lutta pour échapper à son étreinte sans parvenir seulement à la desserrer.

— Pourquoi veux-tu tellement que je m’en aille ? Je t’ai dit que je voulais voir cet homme.

— Non… non ! Laisse-nous tranquilles ! Tu n’as aucun droit…

— Peut-être, après tout, mais cela n’explique rien. D’après ce que j’ai pu apprendre de ce Kernoa, il était… enfin, il est un homme de bien, un brave garçon. Pourquoi donc as-tu tellement peur d’une rencontre entre nous ? Parce que tu as peur, n’est-ce pas ? Peur de quoi ? Il est si jaloux ? J’ai quelque peine à le croire après le spectacle que tu m’as offert hier soir.

Elle se tordit contre lui mais il resserra encore son étreinte tandis que, de sa main libre, il emprisonnait les deux poignets de la jeune femme.

— Tu me fais mal !…

— Aucune importance ! Réponds-moi ! Tu as peur, n’est-ce pas ?

— Oui… oui, c’est vrai… j’ai peur.

— De quoi ? De qui ?…

Brusquement, elle cessa de se débattre. À quelques centimètres de son visage, il vit, avec stupeur, flamber un regard noir, un regard qui n’était que haine et que fureur.

— De qui veux-tu que j’aie peur sinon de toi ? Oui, j’ai peur de toi ! J’ai peur que tu ne me le tues parce que, vois-tu, je l’aime ! Tu n’imaginais pas cela n’est-ce pas ? C’était si commode d’inventer je ne sais trop quelle influence occulte ! Cela satisfaisait ta vanité…