— C’est bon !… fit-il avec un hoquet des plus convaincants. Je m’en vais. Mais elle sait pas ce qu’elle perd, ta maîtresse ! Et quand tu la reverras, n’oublie pas de lui dire que le baron de Chevrotin-Roblochon ne se consolera… hic !… jamais de ne pas l’avoir ad… mirée !
— Entendu, entendu !… Bonne nuit, monsieur le baron…
Et, bâillant plus que jamais, le concierge, serrant dans sa main la pièce si facilement gagnée, referma sa porte soigneusement et, selon toutes probabilités, regagna son lit en hâte.
Demeuré seul, Tournemine quitta l’appui de la grille et, chantonnant une chanson à boire à seule fin que le concierge l’entendît bien s’éloigner, alla rechercher Merlin et, le tenant par la bride, remonta la rue le long du mur de la propriété jusqu’à l’endroit où ce mur formait l’angle d’un petit chemin de terre s’insinuant entre deux propriétés et remontant en serpentant vers les vignes de Montmartre.
Sûr, désormais, d’être tout à fait hors de vue, le chevalier attacha son cheval à un petit arbre qui poussait contre l’enceinte de la folie Richelieu, se hissa debout sur sa selle et, de là, atteignit sans peine le haut du mur au moyen d’un simple rétablissement. Puis, à cheval sur le faîtage, il examina les alentours.
La maison, ainsi qu’il l’avait supposé, était assez proche de son mur. Le jardin, à cet endroit, formait un bosquet délimité par une haie basse, couverte de fleurs blanches, à travers laquelle filait une allée qui semblait aboutir à une terrasse. Plus aucune lumière ne se montrait mais la végétation lui cachait une assez grande partie des bâtiments.
Le silence était profond car, à cette heure tardive de la nuit, les oiseaux eux-mêmes étaient endormis. Craignant de le troubler et de faire apparaître peut-être les deux molosses humains qu’il avait vus garder le perron, Gilles descendit avec précaution, constatant non sans plaisir que son mur était plus qu’aux trois quarts couvert d’un lierre solide grâce auquel l’escalade du retour serait chose facile.
En quelques pas légers, il eut atteint la maison qui lui apparut dans toute son épaisseur. Une terrasse dallée en faisait le tour sur trois côtés et il suivit cette terrasse, ce qui lui permit de s’assurer que toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient munies de volets et ces volets hermétiquement clos. En revanche, au premier étage, certains d’entre eux semblaient seulement poussés et, encore, avec quelque négligence. Restait à atteindre ce premier étage…
Mais, en arrivant sur le côté droit, il vit un grand arbre qui étendait ses branches touffues jusqu’aux fenêtres de la maison. Il examina alors soigneusement cet arbre : une des branches maîtresses frôlait le mur, atteignant presque l’une des fenêtres du premier étage.
Pensant que les dés étaient mentalement jetés, il empoigna une branche basse et se hissa dans l’arbre. C’était là un exercice qu’il n’avait pas effectué depuis longtemps mais qui lui permit de constater qu’il s’en tirait toujours aussi aisément.
Parvenu à la fourche, il resta un moment immobile, l’oreille tendue, le regard fouillant l’obscurité de la fenêtre qu’il avait prise pour but. Le volet, en effet, n’était pas fermé et laissait voir le brillant d’une vitre révélée par le mince rayon du dernier quartier de la lune.
Gilles grimpa alors sur la branche suivante puis sur une troisième : c’était précisément celle qui conduisait à la fenêtre. Alors, prenant appui sur une branche supérieure, il avança lentement en direction de la maison. La branche plia légèrement sous son poids mais résista.
Continuant à avancer sur sa branche qui oscillait de plus en plus, il tendit sa main droite sans lâcher la branche qu’il tenait de l’autre, réussit à atteindre le bord du volet et doucement, tout doucement pour ne pas rompre un équilibre déjà précaire, il le rabattit, dévoilant une balustrade étroite et un rebord qui lui parut suffisamment large.
Alors, lâchant enfin sa branche, il s’élança, le corps penché en avant, atteignit le rebord du bout des pieds et se heurta cruellement les genoux à la pierre de la balustrade qu’il empoigna et à laquelle il se maintint fermement puis s’assit pour tenter d’apercevoir ce qu’il y avait à l’intérieur. Sa main tâta les vitres et la fenêtre, doucement, céda sous sa pression : elle non plus n’était pas fermée.
Refusant de voir ce qu’il y avait d’étrange dans une telle négligence à la garde d’une maison d’autre part si bien close, il sauta d’un bond léger à l’intérieur et atterrit sans le moindre bruit car ses pieds touchèrent la douceur d’un épais tapis.
L’obscurité étant profonde, il tira son briquet de sa poche, le battit et vit qu’il se trouvait dans un long couloir qui traversait toute la maison et aboutissait à une fenêtre semblable à la sienne. Ce couloir était presque une galerie car il était assez large et une agréable senteur de fleurs fraîches y régnait, venant des vases disposés sur des consoles. Ils y alternaient, de chaque côté, avec des portes fermées, des portes donnant très certainement sur des chambres.
À pas comptés, le visiteur s’avança le long de cette galerie, cherchant à déterminer, en se souvenant de l’emplacement des fenêtres derrière lesquelles, avant son duel avec Caramanico, il avait vu la lumière rose – les mêmes d’ailleurs où, tout à l’heure, il avait vu passer une lueur – quelle était la porte donnant sur la chambre de Judith.
Pourtant, quand il crut l’avoir trouvée, il hésita un instant, la main levée au-dessus de la poignée. Peut-être, avant d’entrer là, ferait-il bien d’aller visiter le rez-de-chaussée où pouvaient se trouver de désagréables surprises. La large cage de l’escalier s’ouvrait, en effet, juste derrière son dos…
Il allait s’y décider quand un faible rai de lumière glissa soudain sous la porte qui s’ouvrit sans bruit. Debout derrière cette porte dans un ample peignoir de batiste blanche sur lequel croulaient ses cheveux, une chandelle à la main, se tenait Judith elle-même.
Le regard sombre et le regard clair se rencontrèrent, s’attachèrent l’un à l’autre.
— Entre ! dit tranquillement la jeune femme. Je crois bien que je t’attendais…
1. Le pont de la Concorde, alors pont Louis-XVI, était en construction.
2. Titre exact de Jefferson.
3. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
4. La garde avait absorbé le guet depuis 1783.
5. La morgue.
6. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
CHAPITRE XIII
LA NUIT DES REVENANTS
La porte refermée aussi doucement qu’elle s’était ouverte, Judith alla poser son bougeoir d’argent sur l’angle d’une petite table à coiffer dont le miroir doubla la flamme, révélant l’intérieur d’une chambre dont l’aspect surprit Tournemine. Avec ses blancheurs virginales et le bleu candide de ses sièges, elle évoquait davantage le sanctuaire d’une pure jeune fille que les désordres brûlants d’une courtisane. Il n’était jusqu’au lit, drapé à la polonaise, dont le charmant baldaquin n’abritât guère qu’une seule place.
Ce fut au pied de ce lit que Judith alla s’adosser, les mains cachées derrière son dos, comme pour en défendre l’accès éventuel. Gilles, pour sa part, choisit de s’appuyer à la cheminée ce qui avait l’avantage de les mettre face à face bien qu’à une certaine distance.
Le court silence qui s’établit permit à Gilles d’examiner sa femme avec une attention non dénuée de surprise car il s’était attendu à toutes sortes de réactions de sa part : colère, angoisse, peut-être même horreur – mais pas à cette attitude paisible et indifférente, bizarrement détachée, presque lointaine. Debout dans le reflet pauvre de la bougie qui assombrissait la masse de ses cheveux dénoués mais idéalisait encore ses traits fins, vêtue de blancheur immaculée, elle ressemblait à un fantôme plus qu’à un être de chair car sa pâleur était extrême.
Vainement, il chercha à capter le sombre regard qui le dédaignait et passait au-dessus de lui. Agacé de n’y point parvenir, il se décida à faire entendre sa voix, une voix curieusement calme et qui ne reflétait en rien la tempête dont son cœur était bouleversé.
— Me diras-tu, fit-il, ce qui pouvait te faire croire que j’allais venir ?
Toujours aussi indifférente, Judith haussa les épaules.
— Tu ne pouvais pas ne pas venir. Cela ne t’aurait pas ressemblé… Dès l’instant où j’ai deviné qui se cachait derrière le masque de ce marin américain, j’ai su que tu reviendrais. Aussi t’ai-je attendu. Pas longtemps, il est vrai, puisque vingt-quatre heures seulement se sont écoulées depuis la honte que tu m’as infligée… C’était hier !
— Curieuse attente ! Une maison déserte, bouclée comme un coffre-fort, gardée et…
— N’y avait-il pas une fenêtre ouverte et n’as-tu pas su trouver cette fenêtre ? Je savais que cela suffirait. N’as-tu plus les ailes du Gerfaut ?
— Soit, tu m’attendais ! Mais hier… au milieu de cette foule joyeuse, de ces hommes qui collaient à toi comme des mouches à un rayon de miel, tu ne m’attendais guère, n’est-ce pas ?
Quittant sa pose abstraite, elle alla s’asseoir devant sa table à coiffer, pencha la tête pour contempler son visage dans le miroir. Puis, d’une petite voix paisible, comme si ç’eût été la chose du monde la plus simple, elle déclara :
— On m’avait dit que tu étais mort…
— Évidemment ! On n’attend pas un mort. On le pleure… ou on l’enterre. Apparemment, tu as choisi sans peine la seconde solution…
Le reflet du miroir lui renvoya la brutale terreur qui avait envahi les yeux noirs de Judith quand il avait dit « on l’enterre ». Et il devina que ce simple mot, en lui rappelant la nuit horrible où elle s’était trouvée jetée, toute vivante, au fond d’une tombe1, suffisait à raviver son effroi et les cauchemars qui avaient longtemps hanté ses nuits, cauchemars dont, seule, l’influence magnétique de Cagliostro avait réussi à la délivrer. Mais la colère qui gonflait en lui était si violente qu’il éprouva une joie cruelle à lui faire ce mal. Au moins lui avait-il fait perdre sa superbe indifférence.
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