Alors, tandis que Pongo procédait à la confection des bagages, Gilles alla s’enfermer dans son cabinet de bains avec un pot d’eau chaude qu’il était allé prendre à la cuisine, prit ses rasoirs et entreprit de libérer son visage de la barbe qui l’avait si bien dissimulé durant plusieurs mois. Il ôta également la fausse cicatrice qui lui tirait la lèvre, les faux sourcils noirs, si habilement faits qu’ils lui faisaient des arcades proéminentes et enfonçaient d’autant les yeux dans l’orbite.
À voir peu à peu reparaître dans le miroir sa figure d’autrefois, il éprouva une joie inattendue, proche voisine de celle que l’on éprouve en glissant dans de vieilles et amicales pantoufles des pieds longtemps comprimés dans des bottes un peu étroites.
Restaient ses cheveux teints en brun très foncé mais coupés assez court, à la mode de la Nouvelle-Angleterre. Il hésita un instant à les raser entièrement mais, constatant que des racines plus claires apparaissaient, il se contenta de les couper plus court encore, obtint une sorte de brosse à pointes foncées qu’il suffirait de recouper bientôt puis, allant chercher l’une de ses anciennes perruques d’uniforme, il l’ajusta soigneusement et se retrouva Gilles de Tournemine des pieds à la tête. John Vaughan venait de disparaître totalement.
Peut-être pas définitivement d’ailleurs car ce camouflage pouvant se révéler encore utile, le chevalier rangea soigneusement dans un sac les divers objets et ingrédients qui avaient permis à Préville de le faire naître.
Ceci fait, il se rhabilla, enfila une chemise propre, mit des culottes collantes noires, boutonna jusqu’au ras du cou un long gilet de même couleur sur lequel il boucla la ceinture supportant sa meilleure épée, celle que jadis lui avait donnée Axel de Fersen et endossa un habit de fin drap gris anthracite. Pour ce qu’il voulait faire à présent, mieux valait être aussi peu visible que possible.
Enfonçant sur sa tête un tricorne dépourvu de tout ornement, il acheva de ranger dans son sac tous les objets personnels qui se trouvaient dans sa chambre, prit un grand manteau de cheval et alla rejoindre Pongo qui, débarrassé lui aussi de ses blancheurs orientales, avait repris le sombre costume européen que, cependant, il n’aimait guère. Il accueillit son maître avec un large sourire.
— Toi redevenu seigneur Gerfaut ! déclara-t-il. Moi content !
Avec stupeur, Gilles considéra la pile de sacs et de malles qui encombraient l’antichambre et sur laquelle trônait un panier d’où sortaient des miaulements plaintifs.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
— Affaires personnelles ! Linge, habits, belles choses en argent… Nous très riches ! fit Pongo visiblement enchanté.
— Et comment comptes-tu emporter tout cela ?
— Pongo prendre charrette du jardinier, atteler propre cheval et aller comme ça jusque chez demoiselle « Aimable Cigogne » avec toi…
Gilles se mit à rire.
— Tu as réponse à tout. Seulement tu vas aller à Versailles tout seul.
Les yeux de Pongo se changèrent en deux points d’interrogation mais il fronça les sourcils.
— Où toi aller ? fit-il soupçonneux. Encore faire sottises ?
— J’espère que non, fit le jeune homme avec un soupir. Je vais suivre ton conseil, mon ami : je vais voir ce qu’il reste de ma femme dans cette catin qui se fait appeler Mme de Kernoa. Viens, je vais t’aider à charger ta charrette. Ensuite, je fermerai la maison…
Un quart d’heure plus tard c’était chose faite et, l’un sur sa charrette, l’autre sur son cheval, Pongo et Gilles commençaient à descendre la rue du Bac en direction de la Seine. Le temps était le même que lors du retour de Gilles. L’orage semblait tourner autour de Paris sans se décider à éclater. Il s’éloignait, cependant, car les coups de tonnerre étaient plus sourds, plus espacés aussi et le vent s’était un peu calmé. La rue, d’ailleurs, avait retrouvé son éclairage, grâce très certainement aux bons soins de la patrouille.
Comme Tournemine atteignait l’angle de la rue de l’Université, une voiture en sortit et s’arrêta devant la porte de la maison qui formait cet angle, une belle demeure datant du siècle précédent. Un homme et une femme en descendirent.
Très belle, très gaie aussi, la femme était célèbre et Gilles la reconnut aussitôt : c’était la Saint-Huberty, la plus célèbre cantatrice de l’Opéra. Elle sauta à terre dans un envol de dentelles claires nimbées d’un léger nuage de poudre échappé à sa haute coiffure et tira la sonnette de la porte puis, constatant que son compagnon ne l’avait pas suivie, elle se retourna et lança, mécontente :
— Eh bien ? Venez-vous ? Je croyais que vous attendiez, cette nuit, une visite…
L’homme ne lui répondit pas. Planté au milieu de la rue, sous l’éclairage dansant de la lanterne pendue entre deux maisons, il regardait passer Tournemine avec des yeux dilatés de stupeur qui, un instant, croisèrent le regard glacé du chevalier. Mais sans s’arrêter, celui-ci détourna la tête et poursuivit son chemin sans que l’autre trouvât seulement la force d’une réaction.
Ce fut ainsi que le chevalier sut que, pendant des mois sans doute, il avait habité sans le savoir presque en face de l’un de ses plus mortels ennemis, le comte d’Antraigues avec lequel, par deux fois déjà, il avait croisé le fer au détriment de celui-ci d’ailleurs6… et qu’il venait d’être reconnu.
« Dès demain, pensa-t-il, le comte de Provence saura que je suis toujours vivant. Lui et les hommes de Caramanico, cela va faire beaucoup d’ennemis en même temps ! Il va falloir aviser mais si, cette nuit, tout se passe comme je l’espère, cela n’aura plus beaucoup d’importance… »
Une demi-heure plus tard, ayant laissé place Louis-XV Pongo et la charrette poursuivre leur chemin vers la barrière de la Conférence, il se retrouvait rue de Clichy devant la grille close de la folie Richelieu.
Apparemment, Mme de Kernoa ne recevait pas, cette nuit. Au fond de son beau jardin, la maison était obscure. Aucune lumière ne se montrait derrière les volets fermés et ce silence, ces ténèbres, évoquaient si bien l’absence, l’abandon que Gilles sentit une inquiétude lui mordre le cœur : le scandale d’hier avait-il été si grand que les protecteurs de Judith aient jugé utile de l’éloigner si rapidement ? La plupart des tripots élégants étaient souvent le théâtre d’affaires plus ou moins violentes sans s’en trouver plus mal pour autant, bien au contraire. Quant aux grandes courtisanes, leur renommée se trouvait au contraire singulièrement augmentée quand, d’aventure, deux gentilshommes jugeaient utile de se couper la gorge pour leurs beaux yeux.
Mais, si l’hôtel semblait mort, une flamme brûlait derrière les contrevents de l’un des deux petits pavillons d’entrée, élevés près de la grille à l’usage du concierge et du jardinier. Et, sans hésiter, Gilles alla frapper à cette fenêtre.
Il frappa un moment qui lui parut durer un siècle. Finalement, une petite porte s’ouvrit derrière la grille et un homme en bonnet de nuit sortit, armé d’une chandelle dont il protégeait la flamme de sa main. Les coups avaient dû le réveiller car il bâillait à se décrocher la mâchoire et ce fut avec un maximum de mauvaise humeur qu’il demanda :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Pour ne pas éveiller la méfiance de cet homme, Gilles, pensant qu’il n’était pas mauvais qu’on le prît pour un imbécile légèrement pris de boisson de surcroît, avait laissé son cheval un peu plus haut dans la rue et s’était accoudé familièrement à la grille.
— Ce que je veux, mon bonhomme ? Ben, je veux entrer parbleu ! J’arrive de province et on m’a dit que c’était ici la maison de Paris où l’on s’amusait le plus. Alors je viens m’amuser… Ouvre-moi !
— Passez votre chemin. On ne s’amuse pas ce soir…
— Ah non ?… Ça, c’est pas de chance ! Et pourquoi est-ce qu’on ne s’amuse pas ?
— Parce que c’est comme ça ! Et puis vous avez trop bu : allez vous coucher…
— Pas sommeil !… Mais, écoute un peu, concierge… et, tiens, prends ça ! ajouta-t-il précipitamment en portant la main à son gousset quand il vit que l’autre, avec un haussement d’épaules, allait rentrer dans sa loge.
— Qu’est-ce que vous voulez encore ? dit le concierge, considérablement radouci par le demi-louis qui brillait au bout des doigts du faux provincial.
— Je veux que tu me dises si, les autres soirs, on s’amuse ici parce que je n’arrive pas à y croire. C’est pas gai gai cette maison noire, ce jardin noir, tout ce noir…
Le demi-louis ayant changé de main le concierge se mit à rire.
— Quelque chose me dit que vous l’êtes aussi un peu, noir, mon bon monsieur. Mais on vous a dit la vérité. D’habitude, c’est très gai ici… Seulement, ce soir, les salons sont fermés et la maison aussi.
— Pourquoi ça ?…
— Parce que madame n’est pas là. Elle est partie à… à la campagne.
— Ah ! Et où elle est, cette campagne ? fit Gilles continuant son rôle jusqu’au bout pour masquer sa déception. C’est que… j’aurais bien voulu la voir, moi, ta madame. On m’a dit quelle était… comment déjà ?….Ah oui : di-vi-ne ! Alors on ne renonce pas comme ça à voir une femme di-vi-ne … Et je rentre chez moi demain.
— Faudra vous faire une raison, mon pauvre monsieur. Je ne sais pas où elle est allée. On m’a seulement dit qu’elle allait à la campagne pour quelques jours. Maintenant, rentrez chez vous et laissez-moi retourner me coucher. Soyez raisonnable. Il n’y a personne… que moi.
Gilles allait peut-être essayer du pouvoir d’une autre pièce car il avait l’impression que cet homme en savait plus qu’il ne voulait le dire quand, tout à coup, quelque chose attira son attention : là-bas, au premier étage de la maison, une lueur venait d’apparaître un court instant dans les interstices des volets. Il comprit alors que le concierge lui mentait, sur ordre sans doute et que l’hôtel était beaucoup moins vide qu’on ne voulait bien le dire. Il s’agissait à présent de s’en assurer…
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