Gilles venait de s’encadrer dans la porte. Les deux pistolets avaient simultanément craché la mort. L’homme au couteau, qui devait être le chef, s’écroulait dans sa grande cape noire et avec lui l’un des deux qui tenaient Pongo. Rapide comme l’éclair, celui-ci abattait l’autre d’un maître coup de poing puis bondissant vers une panoplie d’armes qui ornait l’un des murs, en arrachait un sabre d’abordage. Un furieux moulinet décolla à moitié la tête d’un des assaillants qui, tirant leurs épées, formaient autour de Gilles un cercle menaçant.
Le jeune homme, ses deux coups lâchés, avait laissé tomber ses pistolets, arraché son épée du fourreau et ferraillait contre la meute, ce qui n’était pas facile car ils étaient cinq et semblaient savoir tenir une épée. L’un d’eux s’écroula, la gorge transpercée, avec un affreux gargouillement. Pongo tomba comme la foudre sur deux des quatre restant encore. Contre son sabre, les épées n’avaient pas la partie belle mais l’Indien, comme Gilles lui-même, avait affaire chacun à deux adversaires, ce qui n’était d’ailleurs pas pour leur déplaire.
— Ça commence à être amusant ! cria Gilles. Tu n’es pas blessé ?
— Non. Pongo pas blessé… mais lui mort ! ajouta-t-il en enfonçant son arme dans le corps d’un de ses adversaires au moment précis où Gilles embrochait l’un des siens en poussant un cri sauvage qui terrorisa le second. Rompant brusquement le combat, au moment précis d’ailleurs où il allait toucher Tournemine, il s’enfuit à toutes jambes, immédiatement suivi par le dernier ennemi de Pongo qui, de toute évidence, ne se souciait aucunement de rester seul avec ces deux furieux.
L’Indien allait s’élancer sur leurs traces mais Gilles le retint.
— Qu’ils aillent rejoindre le Diable leur maître si cela leur chante ! J’estime que, pour ce soir, le tableau de chasse est suffisant, fit-il en désignant les sept cadavres qui jonchaient sa bibliothèque.
Sept parce que l’homme dont Pongo s’était débarrassé d’un coup de poing était allé se fendre le crâne sur le marbre de la cheminée…
— Beaucoup de sang ! dit Pongo en se grattant la tête. Tapis et fauteuils perdus. Pas possible nettoyer…
— Quelle bonne ménagère tu es devenu ! s’écria Gilles en riant. De toute façon, cela n’a pas d’importance : nous n’en avons plus besoin… ni d’ailleurs de ces défroques ! ajouta-t-il en faisant voler, de la pointe de son épée qu’il venait d’essuyer, le turban neigeux de Pongo.
Le visage de celui-ci s’illumina.
— Fini déguisement ? Vrai ?
— Très vrai ! On va redevenir nous-mêmes et, ensuite, filer d’ici au plus vite. Les gens qui nous ont attaqués ont essuyé une défaite mais ils n’ont pas perdu leur guerre. Ils ne renonceront, pas à leur vengeance et reviendront en force aussitôt que possible. Il n’y a pas de temps à perdre car, cette fois, ils nous auraient…
— On fait quoi ?
— On déménage… cette nuit même ! Va d’abord rechercher Merlin que j’ai laissé sous l’auvent du marché Boulainvilliers. Après tu reviendras emballer ce qu’on a de plus précieux. Pendant ce temps, je vais écrire au propriétaire, lui payer un mois d’avance et le prier de vendre les meubles qui m’appartiennent et que nous ne pouvons emporter. Il n’aura qu’à remettre l’argent à mon ami Beaumarchais. Mais avant va nous chercher une ou deux bouteilles de bourgogne. On en a grand besoin…
Les yeux de Pongo brillaient comme des chandelles tandis que sa grande bouche s’étirait en un sourire qui lui faisait le tour de la tête exposant orgueilleusement ses grandes incisives de lapin.
— Moi aller tout de suite…
Il revint un instant plus tard avec une bouteille sous chaque bras, fit sauter les bouchons, tendit l’une à Gilles qui, assis devant un petit bureau, était déjà en train d’écrire sa lettre, et se mit en devoir de vider l’autre à la régalade.
— Hum ! fit-il avec un claquement de langue significatif. C’est Grand Esprit qui descend dans intérieur Pongo ! À présent moi aller chercher frère cheval…
Enjambant les cadavres avec un parfait naturel, il se dirigea vers le salon mais, arrivé à la porte, se ravisa, se retourna vers Gilles qui s’était remis à écrire après avoir vidé, lui aussi, sa bouteille.
— Et… on va où ?
— Cette nuit ? À Versailles. On retourne, sous notre ancien aspect dans notre ancien logis, chez cette bonne Mlle Marjon. Ce ne sera peut-être pas pour longtemps d’ailleurs… Je te raconterai…
— Pas la peine. C’est déjà très grande joie retrouver grand chef « Ours Rouge », vieille squaw « Aimable cigogne », vieux jardinier cacochyme et chatte Pétunia. Moi la marier avec Nanabozo…
Et, plein d’enthousiasme à l’idée d’unir prochainement en légitime mariage l’aristocratique minette de Mlle Marjon et son enfant adoptif né sur quelque gouttière dans les dernières classes de la société féline, il s’en alla exécuter les ordres de son maître.
Celui-ci acheva sa lettre, la sabla, la cacheta et la mit dans sa poche. Puis il alla chercher un sac de cuir et vida dedans le contenu des tiroirs de son secrétaire, mettant à part les papiers concernant John Vaughan qu’il tenait de Jefferson. Il en fit un rouleau qu’il cacheta après avoir glissé quelques mots à l’intérieur.
Ceci fait, il demeura un moment debout, bras croisés, au milieu de la bibliothèque, contemplant, perplexe, ses lugubres occupants qui avaient teint en rouge la plus grande partie de son tapis, hésitant sur le parti qu’il convenait de prendre.
La bonne règle des choses voulait qu’il alertât l’inspecteur de police le plus proche, autrement dit le sieur Lescaze qui habitait rue du Bac, juste à côté du marché Boulainvilliers mais il craignait un peu que les tracasseries policières ne le retardassent car il avait encore beaucoup à faire cette nuit et Lescaze, qu’il connaissait un peu, était sans doute l’homme le plus méticuleux, le plus lent et le plus paperassier de toute la police parisienne. D’autre part, filer sans avertir qui que ce soit, laisser les choses en l’état, c’était donner prise aux pires suppositions, aux pires accusations…
Il en était là de ses cogitations quand il entendit Pongo rentrer à l’écurie et, presque simultanément, le pas lourd et cadencé des soldats de la garde de Paris4 qui faisaient leur ronde. Se ruant à l’une des fenêtres donnant sur la rue, il l’ouvrit, aperçut en bas les six hommes vêtus de bleu et de rouge commandés par un caporal qui composaient l’escouade et se mit à crier « À la garde ! ».
Un instant plus tard, ledit caporal flanqué de deux soldats contemplaient le carnage avec une stupeur mêlée d’admiration.
— C’est vous, monsieur, qui avez fait tout ce travail ?
— Avec mon serviteur, oui. J’ai eu la chance d’arriver tout juste comme ils venaient de s’introduire chez moi et j’ai pu les prendre par surprise. Pouvez-vous vous charger de les faire enlever ? Je devais, cette nuit même, partir en voyage et cela me contrarierait fort de me mettre en retard…
La proposition, étant accompagnée de trois ou quatre pièces d’or, reçut une totale adhésion. Le caporal assura qu’avant le lever du jour, les corps des « malandrins » reposeraient sur les dalles de la Basse Geôle5 et que, si le gentilhomme voulait bien lui rédiger quelques mots de déposition, il se ferait un plaisir de se charger lui-même des ennuyeuses formalités usitées dans des cas semblables.
— Nous vivons des temps si troublés qu’il n’est pas rare de voir des sacripants attaquer les honnêtes gens jusque dans leurs lits. La rue ne leur suffit plus. Et si nous n’étions pas là…
La reconnaissance s’imposait. Tournemine se hâta de rédiger les quelques lignes demandées mais ne manqua pas d’y joindre de nouveaux subsides destinés à encourager la garde dans sa pénible mission de protection et de défense des gens de bien.
— Si d’autres détails vous étaient nécessaires, ajouta-t-il, vous pourrez toujours, après mon départ, vous adresser à la légation des États-Unis de l’Amérique septentrionale, hôtel de Langeac, rue Neuve-de-Berri. On s’y fera certainement un plaisir de vous aider, dit-il encore sans pouvoir se défendre d’une petite joie perverse en songeant au « plaisir » qui pourrait être alors celui de Jefferson.
Mais le caporal n’avait entendu qu’une partie de son discours.
— Monsieur est américain ? s’écria-t-il soudain débordant d’admiration. – S’il n’avait eu un mousqueton, il eût peut-être joint les mains en signe de ferveur. – Ah !… Voilà un pays pour les hommes libres… J’ai entendu dire que l’on pouvait y vivre à sa guise, faire tout ce qu’on veut puisqu’il n’y a pas de roi…
Gilles se mit à rire.
— N’importe qui peut vivre à sa guise lorsqu’il est au milieu d’une immense forêt ou bien au cœur d’une région complètement sauvage, dit-il. Et s’il n’y a pas de roi, il y a tout de même le Congrès, le général Washington, les gouverneurs d’États et quelques autres broutilles. Cela n’empêche d’ailleurs que ce ne soit réellement un admirable pays.
— Je vois ! fit avec importance le caporal qui ne voyait rien du tout. Et c’est là que monsieur va, naturellement ?
— Naturellement. Un navire m’attend au Havre.
— Alors, bon voyage, monsieur, et n’ayez surtout aucun souci pour tout ça !… ajouta-t-il avec un dédain superbe. En exterminant des malandrins, c’est toujours autant de fait pour nous ou pour le bourreau. Allons-y, les gars ! Emportons ces messieurs. Bouchu, va me chercher un tombereau.
Ce fut vite fait. Quelques minutes plus tard, les cadavres siciliens étaient empilés dans le chariot qui servait à enlever, quand on y pensait, les ordures du quartier. Le caporal et ses hommes acceptèrent gracieusement le verre de vin que Pongo avait préparé et que l’on but à la santé de l’Amérique libre et fraternelle après quoi l’on se sépara enchantés les uns des autres. Quand la demie de minuit sonna au clocher de l’église voisine des Jacobins, la rue du Bac avait retrouvé sa tranquillité habituelle.
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