Il fit disparaître avec enthousiasme son omelette et sa salade qui était bien fraîche et croquante et il allait attaquer le fromage lorsque certaines paroles des deux hommes installés à l’autre bout de la tonnelle arrivèrent jusqu’à lui. L’un d’eux, encouragé peut-être par la tranquillité du lieu, avait un peu élevé la voix et Gilles avait bien cru saisir au vol le nom de La Hunaudaye.

Tournant la tête, il considéra ses voisins, ne leur trouva rien d’extraordinaire. Leurs vêtements bourgeois étaient simples mais bien coupés et ils évoquaient assez des notables de province venus dans la capitale pour affaires. Leurs visages, en revanche, lui étaient invisibles : l’un des deux hommes lui tournait le dos et cachait la plus grande partie de son compagnon. La lumière d’ailleurs baissait et verdissait sous la tonnelle depuis que le soleil avait disparu. Les voix, elles aussi, avaient baissé et Gilles dut tendre l’oreille pour entendre mais à nouveau le nom familier revint, très net cette fois.

— À La Hunaudaye, disait l’un des deux hommes, M. de Talhouet voudrait bien faire place nette. On dit qu’il a des projets sur le château dont il souhaite démolir une partie et que pour cela il désire y mettre des gens bien à lui. C’est impossible tant que vivra le vieux Gauthier…

— Pourquoi donc ? On a toujours le droit de renvoyer des serviteurs et de les remplacer par d’autres… Gauthier se fait vieux et, depuis l’accident survenu à son petit-fils, il doit abattre double travail. Le maître est dans son droit…

— Allons donc ! On croirait que vous ne connaissez pas nos gens du Pleven. Le vieux Gauthier est né à La Hunaudaye. Les siens ont servi les Rieux depuis des générations et lui les a servis également. Il y a trop peu de temps que Talhouet est propriétaire du château… Quelques années. C’est donc un étranger pour la région et s’il chassait les Gauthier, même pour les installer ailleurs, cela causerait une révolte. Toutes les fourches et les faux se lèveraient contre lui. Il lui faudra patienter…

— Patienter ? Je ne l’en crois guère capable et j’ai peur que…

Un bruit de chaises raclant le sol couvrit la fin de la phrase. Les deux hommes se levaient et, de nouveau, baissaient la voix. Il y eut le son d’une pièce de monnaie tintant sur le bois de la table puis des pas qui s’éloignèrent.

Resté seul, Gilles acheva distraitement son repas. Ce qu’il venait d’entendre ne lui plaisait pas car il avait gardé, au fond de sa mémoire, le souvenir de l’unique nuit passée par lui sous les voûtes sévères du château ancestral et aussi celui de l’accueil, si simple et si noble3 qu’il avait reçu de Joel Gauthier. Il revoyait, un genou en terre et baisant sa main, ce grand vieillard à cheveux blancs, si hautain sous son large chapeau noir et qui, cependant, devant lui encore presque un enfant alors mais dernier dépositaire du sang des anciens maîtres, avait courbé sa tête vénérable et fière, plus fière très certainement que bien des têtes seigneuriales, pour lui offrir, spontanément, l’antique hommage féodal. Cet homme, il le savait, l’attendait encore, espérait son retour avec la fortune qui permettrait au sang du Gerfaut de reprendre La Hunaudaye.

« Il faut que vous retrouviez au moins le château pour que je puisse mourir heureux », avait-il dit. Et voilà que l’on parlait de l’arracher à ce domaine qui était toute sa vie, à la maison basse abritée sous les tours formidables où, avec les siens, il vivait, où il priait, où il espérait. Où il rêvait aussi, sans doute, au légendaire trésor de Raoul de Tournemine, de l’homme qui, de Rome où il avait été ambassadeur, avait rapporté une fabuleuse collection de joyaux mais aussi une dangereuse passion car, de ces bijoux dont certains avaient, disait-on, paré les Borgia, Raoul était devenu le captif, l’esclave si passionné qu’il n’avait pu supporter l’idée de les laisser à ses descendants et, avant de mourir, les avait cachés si bien que personne, jamais, n’avait pu les retrouver.

Un long moment encore, Gilles demeura sous la vigne de sa tonnelle que la nuit, lentement, envahissait. Avec elle, le calme s’était fait. À l’intérieur de l’auberge, des lumières s’étaient allumées mais le jardin restait obscur.

— En été, le soir, il y a des moustiques, lui avait dit la servante. On ne s’y attarde guère et monsieur, peut-être, ferait mieux, s’il veut prolonger son repas, de rentrer à l’intérieur.

Il avait refusé, ne pensant pas s’attarder, d’ailleurs, mais depuis qu’il avait entendu les paroles des deux inconnus, une idée germait dans son esprit et il avait profité de sa solitude pour l’examiner plus attentivement, pour la creuser et la polir. Et quand la servante, craignant peut-être qu’il ne partît sans payer, vint voir ce qu’il devenait sous couleur de demander s’il n’avait besoin de rien, il se leva, tendit à la fille, ravie, un demi-louis et s’en alla rejoindre son cheval, emportant au cœur, avec la décision qu’il venait de prendre, un apaisement qui ressemblait à un espoir.

— Je crois que nous allons quitter Paris, mon fils ! fit-il en caressant affectueusement l’encolure soyeuse de Merlin. Tu es fils des grands espaces et moi, au fond, je ne suis guère qu’un paysan. Ni la ville ni les palais ne nous valent grand-chose… Mais allons d’abord chez nous pour mettre un costume plus conforme à une expédition nocturne.

L’un portant l’autre, les deux compagnons firent paisiblement le chemin du cours de la Conférence jusqu’à la rue du Bac. La nuit semblait s’épaissir d’instant en instant grâce à un orage dont les premiers grondements commençaient à se faire entendre du côté de Saint-Cloud et, en s’engageant dans sa rue, Gilles eut soudain l’impression de plonger dans un tunnel tant elle était obscure. Ou bien les allumeurs de lanternes n’avaient pas fait leur ouvrage ou bien le vent qui se levait et les faisait grincer sur leurs chaînes les avait soufflées.

Il n’y avait pas non plus âme qui vive, bien que l’heure ne fût pas encore très tardive mais le mauvais temps menaçant avait vidé les rues en un clin d’œil, Parisiens et Parisiennes ne se souciant pas d’exposer à la pluie leurs vêtements d’été. Mais, en arrivant à la hauteur du marché de Boulainvilliers, édifié cinq ans plus tôt par le prévôt de Paris à l’emplacement de l’ancienne caserne des Mousquetaires noirs, l’œil aigu du jeune homme aperçut quelque chose de bizarre devant la porte de sa maison : des formes noires qui n’appartenaient certainement pas à des revenants étaient en train d’ouvrir sa porte.

Un instant, par l’entrebâillement, il aperçut la fenêtre éclairée de la loge de son concierge et vit, nettement cette fois, qu’une petite troupe d’hommes drapés de grands manteaux noirs était en train de s’introduire chez lui sans y avoir été invitée.

Mettant sans bruit pied à terre il alla attacher Merlin sous l’un des auvents du marché, prit dans les fontes la paire de pistolets tout armés qu’il y gardait toujours en cas de besoin et s’assurant que son épée jouait bien dans son fourreau, il prit sa course vers sa maison sans faire plus de bruit qu’un chat. Les gens qui l’envahissaient ainsi ne devaient guère être animés de bonnes intentions et, en dehors du concierge dont la bravoure n’avait rien de légendaire, il n’y avait au logis que Pongo et le chat adopté par lui depuis deux mois.

— Caramanico doit être mort, songea Gilles inquiet sur le sort de son fidèle compagnon qui, en dépit de son courage, ne pouvait affronter seul une dizaine d’assassins. C’était là, à n’en pas douter, une manifestation de l’étrange fraternité sicilienne dont avait parlé Paul-Jones et qui ne reconnaissait ni les simples lois de l’humanité, ni les codes d’honneur habituels pour ne prendre en considération que les torts faits à l’un de ses membres même s’il en était le premier responsable.

Un pistolet à chaque poing, il poussa du pied le lourd vantail de la porte que les inconnus n’avaient pas refermé, sans doute pour éviter le bruit et pour se ménager une retraite plus rapide, et jura entre ses dents. Les misérables travaillaient vite : le malheureux concierge gisait, face contre terre, au milieu de sa loge, un couteau planté entre les deux épaules. Ils travaillaient bien aussi : la victime n’avait pas poussé le moindre cri. Gilles l’eût entendu.

Quatre à quatre mais toujours silencieusement, il escalada l’escalier de pierre, vit que la porte de son appartement était, elle aussi, ouverte. L’antichambre était vide, le salon également mais le jeune homme poussa un soupir de soulagement en percevant, dans la bibliothèque, une voix autoritaire, pourvue d’un violent accent méditerranéen qui interrogeait :

— Ton maître ! Où il est ?…

Puis la voix paisible de Pongo :

— Moi pas savoir !… maître sorti.

— Oui, mais où ? Quand va-t-il rentrer ?

S’approchant doucement, Gilles vit Pongo debout entre la cheminée et la petite table sur laquelle il devait être en train de disposer un en-cas comme il avait coutume de le faire lorsque Tournemine ne rentrait pas dîner. Un homme masqué de noir, vêtu de noir, un chapeau pointu de bandit calabrais enfoncé jusqu’aux sourcils le menaçait d’un couteau appuyé sur sa gorge tandis que deux autres, qui semblaient la fidèle copie du premier, maintenaient l’Indien immobile. D’autres encore, six en tout, formés en demi-cercle, regardaient la scène.

— Tu ne veux pas répondre ? reprit l’homme au couteau.

— Ça servir à quoi si moi dire maître ici ou là ? Lui pas tout me dire. Lui absent, c’est tout !

— Parfait. Eh bien, on va l’attendre. Vous autres, vous allez enlever le corps du concierge pour qu’il ne se doute de rien mais toi, l’indigène, je vais te tuer doucement… tout doucement, histoire de passer le temps, de charmer les longueurs de l’attente…

— Tu n’auras guère le temps de t’ennuyer…