— Puis-je savoir, fit Gilles négligeant la remarque quelles sont les exigences formulées par les Napolitains touchant cette affaire ? Demandent-ils des excuses ?

— Des excuses ? Vous rêvez ! Ces gens-là veulent du sang ou quelque chose d’approchant. Ils m’ont donné le choix entre leur livrer le coupable ou le laisser aux soins de la police française.

— La police française ? À quel titre ? Je n’ai, en rien, enfreint les lois du royaume, pas plus d’ailleurs que celle du duel. Je n’en dirais pas autant de mon adversaire…

— Je sais tout cela, soupira Jefferson. Mais je sais aussi qu’ils n’auront aucun mal à obtenir contre vous une lettre de cachet. N’oubliez pas que leur reine, Marie-Caroline, est la propre sœur de Marie-Antoinette. Celle-ci ne leur refusera pas cette satisfaction.

— Cela reste à démontrer. La reine et moi sommes en compte, elle me connaît et le roi mieux encore. Ils ne me livreront pas…

— Êtes-vous stupide ? Il s’agit d’un ministre plénipotentiaire, mon garçon ! S’il meurt, et il est bien parti pour cela d’après ce que l’on m’a dit, les souverains français ne pourront pas refuser de vous faire arrêter, à moins que vous ne soyez déjà hors d’atteinte…

— Daignerez-vous m’apprendre quelle a été votre réponse ?

— Je n’en ai pas encore donné. J’ai demandé le temps de la réflexion. Si le roi décidait de vous faire arrêter, je ne pourrais pas m’y opposer… Oui, je sais, je vous ai dit que j’aurais aimé abriter le « Gerfaut » fugitif mais il s’agissait d’une affaire privée et non d’une affaire à tournure internationale. Je ne peux pas me permettre, actuellement, de créer un froid entre le roi et moi. Vous n’ignorez pas quels sont mes espoirs touchant le port de Honfleur pour l’avenir du commerce américain en Europe. À présent que les ponts sont coupés entre nous et l’Angleterre, il nous faut songer à remplacer le port de Cowes qui entreposait le riz en provenance de Caroline. Honfleur, sur l’estuaire de la Seine, est admirablement placé pour prendre la relève et je souhaite obtenir de Versailles qu’on nous laisse en faire un énorme port franc et le rendez-vous général de la navigation américaine. Vous êtes bien léger, dans une balance, en face de tels intérêts.

— Je le conçois sans peine. Eh bien, monsieur le ministre, vous n’avez pas le choix : abandonnez-moi !

— Ne soyez pas ridicule. Vous savez parfaitement qu’il existe avec vous une position de repli fort simple : Vaughan peut disparaître en quelques instants. Après tout… vous n’avez plus guère de raison de vous cacher…

— En effet. Puis-je cependant vous faire remarquer qu’hier encore vous me disiez souhaiter me voir rejeter ma première personnalité pour devenir définitivement le fils du vieux marin ?

— Je l’ai dit, en effet, et je le pensais…

— Vous ne le pensez plus ?

Il y eut un silence, court d’ailleurs : le temps de quelques battements de cœur. Ce fut le poing de Jefferson qui, en s’abattant sur l’acajou de sa table, le rompit.

— Par tous les Prophètes ! Quelle damnée mouche vous a piqué d’aller attaquer aussi grossièrement cette malheureuse femme ? Je vous croyais un gentleman et je m’aperçois qu’il n’en est rien et… oui, je l’avoue, j’en viens à regretter que l’on vous ait accordé la nationalité américaine, mais…

Gilles se leva brusquement et, considérant le ministre du haut de sa taille, remarqua, sarcastique :

— J’ignorais que le peuple américain était composé uniquement de gentlemen. Soyez sans crainte, monsieur Jefferson, je ne me permettrai pas de dissimuler mes vices européens sous le masque d’un vertueux nom américain. Dès ce soir, je vous ferai tenir les décrets de naturalisation que vous m’avez remis, mes droits à la succession de John Vaughan et la concession de terre…

— Pas la concession de terre, voyons ! Elle a été attribuée d’abord au chevalier de Tournemine. C’est un don de reconnaissance, le prix du sang versé…

— Les Tournemine n’ont jamais vendu leur sang, monsieur. Il ne peut donc correspondre à un prix quelconque. Les États-Unis ne me doivent rien.

Lentement, Jefferson se leva. Sous ses épais cheveux couleur d’acajou son beau visage avait pâli.

— Je vous en prie, John, ne le prenez pas ainsi.

— Je m’appelle Gilles, coupa le jeune homme, cassant.

— Essayez de me comprendre. Vous m’avez mis, que vous le vouliez ou non, dans une situation difficile. Le roi Louis XVI n’éprouve pas une grande tendresse pour nous, les rebelles. Nous sommes la preuve vivante qu’une lutte contre une monarchie de droit divin peut réussir. Il voit en nous les ferments installés chez lui de troubles éventuels et, si je veux, comme le veut le général Washington, comme le veulent La Fayette et tous vos anciens compagnons d’armes, qu’une amitié totale, absolue, fraternelle s’instaure entre nos deux pays, je dois veiller à lui faire comprendre que nous lui sommes vraiment reconnaissants de l’aide apportée jadis, que nous ne souhaitons à notre tour que l’aider à donner plus de bonheur à ses sujets. Je dois le ménager et ménager ceux des siens qui pourraient avoir à se plaindre de nous. Au moins… ne pouvez-vous me donner une raison valable… une seule de votre conduite d’hier soir ?

Un froid sourire détendit les lèvres serrées du chevalier mais n’atteignit pas ses yeux glacés.

— Je le pourrais, en effet. Je pourrais vous donner la meilleure, la plus convaincante des raisons mais je ne le ferai pas.

— Pourquoi ?

Se détournant, Gilles alla reprendre, sur le coin d’une console, ses gants et son chapeau, revint jusqu’au milieu de la pièce, haussa les épaules.

— Parce que… si vous en êtes à regretter pour une peccadille que l’on ait voulu faire de moi un véritable Américain, il se trouve que moi je n’ai plus du tout envie de l’être… du moins pour le moment. Mes respects, monsieur le ministre plénipotentiaire des États-Unis de l’Amérique septentrionale2.

Il salua profondément puis, sifflotant doucement un menuet de Mozart, il descendit le grand escalier de pierre, alla récupérer Merlin, sauta en selle et, quittant l’hôtel de Langeac, se glissa au milieu des équipages qui montaient et descendaient la grande artère champêtre entre la place Louis-XV et la grille de Chaillot. Le soleil commençait à baisser et c’était l’heure de la promenade élégante. Les dorures des carrosses côtoyaient les vernis austères des nouvelles voitures à l’anglaise et les légers cabriolets des filles d’opéra. Tout cela débordait de satins clairs, de mousselines couleur d’aurore, de dentelles, de gaze azuréenne, de fleurs et de rubans dont étaient surchargés les gigantesques chapeaux de paille des femmes. On s’interpellait d’une voiture à l’autre, on riait et, sous les ombrages des contre-allées les marchands d’oublies, de limonade, de cerises ou de glaces faisaient, avec les jolies promeneuses ou avec les enfants, des affaires d’or.

Tout à coup, Gilles eut envie de s’attarder un peu mais en dehors de toute cette agitation qui soulevait trop de poussière à son gré. Une poussière qui pour être dorée et essentiellement poétique n’en était pas moins desséchante. Il avait soif, faim aussi car il n’avait rien mangé depuis la veille et il avait envie d’être un peu seul avec lui-même. Par l’allée des Princes, il gagna le cours de la Conférence et, avisant une guinguette dont le petit jardin descendait jusqu’aux eaux vertes de la Seine, il attacha son cheval à la porte et alla s’installer sous une tonnelle couverte de vigne d’où la vue sur le fleuve était charmante.

Il s’assit, commanda du vin frais, une omelette, de la salade et du fromage à la servante en bonnet tuyauté qui accourut puis, posant ses pieds sur la balustrade faite de grosses branches élaguées qui fermait la tonnelle et en faisait une sorte de balcon, il essaya de faire le vide dans son esprit en contemplant la circulation de chalands, de barges, de coches d’eau et de barques de pêche qui sillonnaient les eaux étincelantes où se brisaient les rayons du soleil rouge. Avec intention, il s’était placé tout au bout de la tonnelle, afin d’être aussi éloigné que possible des deux hommes qui y étaient déjà installés, buvant du vin blanc à une petite table…

L’ambiance calme et heureuse de ce beau jour lui fit du bien. En dépit de l’apparente désinvolture avec laquelle il avait accueilli les paroles de Jefferson, il s’était senti blessé par l’espèce de hâte mise à le retrancher de la vertueuse nation américaine et à lui faire entendre que l’on ne souhaitait plus guère qu’il choisît de rester définitivement John Vaughan et de continuer cette estimable dynastie. Certes, il pouvait toujours fonder une famille de Tournemine qui deviendrait américaine mais surtout avec le temps. Qu’ils s’installassent au bord de la Roanoke (car, la réflexion venue, il était bien décidé à garder ses mille acres de bonne terre) et ils seraient très certainement, lui et peut-être ses enfants, « les Français ». La troisième génération seulement laisserait oublier l’origine. Tandis qu’en s’installant pour jamais sous le collier de barbe de John Vaughan, il eût effacé d’un seul coup tout son passé français et breton…

« Tout compte fait, songea-t-il, en m’évitant les tentations du choix, on me rend service. C’était peut-être le chemin commode mais comment aurais-je pu me résoudre à rejeter à l’oubli le beau nom que, sur le champ de bataille de Yorktown, j’ai reçu de mon père et jusqu’au souvenir de ce même père pour adopter comme ancêtre une lignée de marins ivrognes venus en droite ligne du pays de Galles ou d’Irlande ? J’ai été trop heureux de devenir un Tournemine et j’ai honte, à présent, d’avoir imaginé même un instant, pour sauver ma peau et vivre en paix, que j’aurais pu y renoncer… »

La servante, souriante, lui apportait son petit repas et il l’entama par une rasade de vin destinée, dans son esprit, à sanctionner la décision qu’il venait de prendre. C’était dit : tout à l’heure il enverrait Pongo porter tous les papiers concernant John Vaughan qui lui avaient été remis par Jefferson au nom du Congrès. Il n’en garderait pas moins d’ailleurs ceux qu’il devait à l’industrie de Beaumarchais et qui, hors d’Amérique, pouvaient lui être encore de quelque utilité dans la suite de temps peut-être troublés.