— Comment ? Assassiné ?

— Mais oui. D’étranges lois non écrites existent en Sicile constituant, comme en Corse d’ailleurs, un code d’honneur tout à fait particulier. Les Siciliens forment des clans et quiconque attente à la vie ou à l’honneur d’un membre de ces clans, surtout s’il s’agit d’un chef, doit le payer de son sang. Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils se cachent sous tous les masques possibles et que certains sont de véritables bandits ne reculant devant rien pour atteindre le but fixé. Ils ont aussi des hommes de main dont le fanatisme aveugle ne raisonne jamais. Ce sont des machines à tuer, un point c’est tout. Venez-vous avec moi ?

Gilles sourit, hocha la tête.

— C’est impossible… mais je vous remercie de l’intention, de l’aide, et de l’avis. Soyez sans crainte, je me garderai… Bon voyage, amiral ! Un jour, prochain peut-être, nous nous retrouverons outre-Atlantique. Dieu vous garde !

Sur une brève mais chaude poignée de main, le chevalier sauta de la voiture et rentra chez lui puis, du seuil, regarda s’éloigner l’attelage dans la lumière grise du petit matin.



1. Minuscules reposoirs votifs qui jalonnaient la route royale de Saint-Denis.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

CHAPITRE XII

À LA CROISÉE DES CHEMINS

En rentrant chez lui Gilles, pensant qu’il avait besoin de retrouver des idées claires pour faire face aux nouveaux problèmes qui s’étaient présentés dans le courant de cette nuit particulièrement fertile en événements inattendus, réclama un flacon de rhum à Pongo, en avala les deux tiers et alla se coucher avec l’agréable sensation d’avoir la tête absolument vide.

Elle lui parut, en revanche, singulièrement lourde et brumeuse quand, au bout d’un laps de temps indéterminé, un brutal rayon de soleil, dispensé par l’action énergique de Pongo sur les rideaux de sa chambre, lui arriva dans l’œil et le sortit de son sommeil. Il bâilla, s’étira, repoussa d’un coup de pied draps et couvertures et s’assit sur le bord de son lit, passant sur ses lèvres sèches une langue dont il eut bien juré qu’elle était en peluche. Mais, en même temps, une merveilleuse odeur de café atteignait ses narines et lui fit enfin ouvrir les yeux.

L’odeur s’approcha, se matérialisa sous la forme d’une tasse pleine à ras bord que Pongo vint promener sous le nez de son maître qui s’en saisit, en avala le contenu tout brûlant, la reposa et dit :

— Encore !

Une seconde eut le même sort après quoi le jeune homme s’ébroua comme un grand chien et se remit sur ses jambes, constatant non sans satisfaction que les murs de sa chambre avaient retrouvé toute leur stabilité.

— Quelle heure est-il ? fit-il.

— Deux heures. Toi t’habiller et partir. Grand chef Jefferson envoyer homme demander toi venir le voir vite, vite…

— Eh bien ! marmotta Gilles. On dirait qu’on n’a pas perdu de temps à l’ambassade des Deux-Siciles. Pongo, mon ami… un bain chaud et deux ou trois seaux d’eau froide… et puis encore du café après…

— Tout ça prêt ! Pongo penser toi en avoir besoin quand trouver bouteille de rhum presque vide…

— J’ai pas tout bu ? fit Gilles sincèrement surpris. Tu m’étonnes. En ce cas… je finirai le reste avec le café. Viens m’aider, je te raconterai ma nuit pour la peine.

D’un pas encore un peu hésitant, il gagna son cabinet de toilette, entra dans un bain presque brûlant, se savonna puis se releva pour que Pongo pût lui déverser sur la tête trois grands seaux d’eau aussi froide que possible. Une vigoureuse friction suivit, faite avec une eau d’aubépine et Gilles se sentit tout neuf. En revanche, la belle humeur de Pongo avait complètement disparu au fil du récit du chevalier. Il garda le silence un long moment, puis, tout en aidant Gilles à passer une chemise fraîche, il bougonna :

— « Fleur de Feu » devenue fille perdue ?… Ça pas possible ! Pongo pas croire…

— Moi non plus je n’y croyais pas. Je suis même allé réveiller tout le couvent de Saint-Denis parce que je ne pouvais pas y croire. Pourtant, il n’y a aucun doute : c’est bien elle… elle la maîtresse d’un banquier, acoquinée avec je ne sais quel truand qui se fait passer pour son défunt mari. Elle, vendue au plus offrant ! Tu ne l’as pas vue comme je l’ai vue, Pongo, décolletée jusqu’au ventre, étalant ses épaules et sa gorge sous les yeux d’une bande d’hommes qui avaient visiblement beaucoup de mal à tenir leurs mains derrière leur dos. On dit même qu’elle a plusieurs amants…

— On dit, on dit… Et elle ? Quoi elle dire ?

— Que voulais-tu qu’elle dise ? Je ne lui ai pas demandé d’explications : elles étaient superflues. Il n’y a qu’une conclusion à tirer de tout cela : Judith ne m’aime plus… en admettant qu’elle m’ait jamais aimé…

— Pourquoi, alors, vouloir tuer reine ?

— Par vengeance, par haine pure et simple. Il n’y a pas besoin d’aimer un homme pour détester une femme que l’on croit sa rivale. L’orgueil blessé suffit…

— Peut-être… et peut-être pas. Toi faire quoi, maintenant ?

— Que veux-tu que je fasse ? Je vais chez M. Jefferson puisqu’il m’attend…

Achevant de s’habiller, il passa un frac couleur tabac orné de boutons d’argent sur une culotte de casimir chamois et un gilet de même nuance, chaussa des demi-bottes à revers, prit son chapeau, ses gants et descendit à l’écurie. Un moment plus tard, au trot paisible de Merlin, il descendait la rue du Bac, franchissait la Seine au pont Royal et se dirigeait vers la place Louis-XV1 pour gagner les Champs-Élysées.

Le temps était superbe et il y avait beaucoup de monde dehors, beaucoup d’équipages mais aussi beaucoup de promeneurs à pied qui prenaient le soleil en respirant l’odeur du jardin des Tuileries où les robes claires des femmes ajoutaient un surcroît de fleurs. C’était ce que Gilles avait coutume d’appeler « un jour de grâce », un de ces jours où tout paraît marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes, où l’on sourit sans bien savoir pourquoi – parce qu’il fait beau ou parce que l’on a entendu chanter un oiseau – où la misère elle-même semble peser moins lourd et où les mendiants arrachent, en passant, un brin de feuillage pour le piquer dans un trou de leur chapeau… Si, la veille, Paris avait connu un commencement d’émeute en apprenant l’aggravation de peine qui frappait le cardinal de Rohan, il n’y paraissait plus. Facilement oublieux, une fois passés ses grands moments d’émotion, le Parisien, satisfait de s’être offert une sorte de baroud d’honneur, était retourné à ses affaires, à sa boutique ou à sa canne à pêche.

Curieusement, cependant et à mesure qu’il avançait au milieu de cette sérénité ensoleillée, Gilles sentait son humeur s’assombrir car il avait conscience d’apporter une tache au tableau, une fausse note à la symphonie. Le plus beau soleil ne pouvait rien pour dissiper l’amertume qui l’habitait et surtout le vide, le vide énorme qu’il ressentait dans la région du cœur…

Depuis ce beau soir de septembre breton où il avait tiré des eaux du Blavet le corps dénudé de Judith, toute sa vie, tout son temps, tous ses rêves, tous ses espoirs et tous ses efforts s’étaient concentrés sur la jeune fille. L’amour qu’il éprouvait pour elle avait été sa seule raison de vivre, sa seule raison d’être et de vouloir… Qu’en restait-il à présent ? Rien… Tout s’était dilué, dissous, effrité, dispersé au caprice d’une femme inconsciente qui demeurait son épouse devant Dieu et qui, cependant, semblait l’avoir entièrement oublié…

Peut-être, après tout Judith n’était-elle plus une créature normale ? L’épreuve terrible subie au soir de ses premières noces avec Kernoa, les étranges pouvoirs que Cagliostro avait pu prendre sur son esprit avaient pu causer des ravages dont, peut-être, lui-même ne s’était pas assez soucié, emporté qu’il était par sa passion ?

Cette nuit, Gilles retournerait à la folie Richelieu afin de sonder, une dernière fois, cet esprit fragile, ce cœur inconstant, afin de savoir si l’ombre d’un espoir demeurait encore de l’arracher à l’existence dégradante qu’elle s’était choisie… ou que peut-être, après tout, on lui avait imposée… S’il échouait, il faudrait bien tourner la page et tenter de se trouver, soit une raison de vivre, soit une honorable mort ce qui était vraiment la chose du monde la plus facile à trouver pour un homme de cœur…

En se retrouvant, un moment plus tard, dans le grand cabinet de Thomas Jefferson, assis dans le même fauteuil, en face de la même fenêtre ouverte largement sur le joyeux fouillis du jardin, le jeune homme eut cependant l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé à la même place. C’était cependant la veille et la seule différence extérieure résidait dans le fait que le jour avait pris la place de la nuit.

Mais une autre différence fut tout de suite sensible lorsqu’après l’avoir attendu un instant, Tournemine vit Jefferson franchir à grands pas nerveux, la tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos, la porte qu’un valet lui ouvrait. De toute évidence l’aimable bonhomie de l’hôte d’hier avait fait place aux soucis du ministre plénipotentiaire.

Il alla prendre place dans son fauteuil, considérant d’un œil morne son visiteur.

— Quelle diable d’idée vous a pris d’en découdre avec le ministre des Deux-Siciles ? articula-t-il enfin avec un soupir qui en disait long sur ses secrètes pensées.

— L’idée n’est pas venue de moi. J’ignore qui vous a informé, monsieur…

— Paul-Jones, qui est venu me faire ses adieux dès le matin. Mais il n’a précédé que de bien peu la protestation officielle des Napolitains. Il m’a dit, en effet, que le prince vous avait provoqué mais que, le faisant, il n’a guère fait que devancer, très certainement, les intentions de la plupart des hommes qui se trouvaient chez cette Mme de Kernoa et que, d’ailleurs, lui-même avait, un instant, songé à vous corriger.