Le prince étant enfin prêt, il tomba en garde au commandement du directeur du combat, décidé à en finir aussi vite que possible avec ce qui n’était plus, pour lui, qu’une formalité mondaine. Le premier sang apparu arrêterait le duel…
Mais il comprit instantanément qu’il allait avoir besoin de toute sa science et de toute son habileté pour que ce premier sang ne fût pas le dernier. À peine le docteur eut-il prononcé l’habituel « Allez, messieurs ! » que Caramanico chargeait son adversaire avec une violence parfaitement inattendue, dirigeant sur lui un bizarre coup tournoyant, qui eût été normal au sabre mais qui ne faisait guère partie de la technique de l’épée. Si Gilles n’avait, par un prodigieux réflexe, levé sa lame, le tranchant de l’épée lui eût entamé le cou. Ce prince avait dû apprendre les armes avec les bravi du port de Naples.
Convaincu qu’il n’avait pas affaire à un adversaire normal, Gilles décida de ménager son souffle et de jouer plus serré qu’il n’aurait cru. L’homme avait, visiblement, un poignet de fer et des nerfs d’acier et son répertoire de coups était stupéfiant. Avec une étonnante rapidité, il passait son arme de la main droite à la main gauche afin d’attaquer des deux côtés. En outre, le Breton n’aimait pas beaucoup l’étrange fixité de son regard devenu aussi froid et aussi figé que du basalte.
Lorsque Gilles passa à l’attaque, Caramanico para chacun de ses coups sans effort apparent, se contentant de faire un bond de côté pour revenir à son tour à l’attaque. Aussi, à mesure que la lutte continuait, Gilles acquit-il la certitude que ceci n’était pas un simple duel mondain mais un exercice classique de salle d’armes avec la mort pour conclusion. Cette étonnante machine de duel prétendait sans doute offrir son cadavre à la reine de la nuit en cadeau de bienvenue.
Les témoins aussi avaient compris et, dans le silence de la nuit, on pouvait entendre, quand le choc des épées faisait trêve un instant, leurs respirations oppressées ou même certaines exclamations indignées de Paul-Jones quand le jeu du prince lui paraissait par trop irrégulier car celui-ci bondissait de tous côtés avec une telle vivacité que Gilles, un instant, crut qu’il allait l’attaquer par-derrière et frapper dans le dos.
La colère le prit. Que cet homme eût envie de sa femme était une chose mais il n’allait pas, par-dessus le marché, se laisser tuer stupidement par un demi-fou décidé à tout pour entrer dans son lit. Risquant le tout pour le tout, il s’élança sur Caramanico avec tant de fureur qu’il mit sa propre vie en danger une douzaine de fois avant de le forcer à céder du terrain. Pendant quelques instants l’initiative du combat lui appartint et, tout à coup, Tournemine vit ses yeux redevenir vivants sur une expression de doute tandis qu’il se déplaçait avec vivacité toujours mais peut-être moins de légèreté afin de se protéger de ce dard à mille têtes qui le menaçait.
Rompant pour esquiver, le prince trébucha sur une légère irrégularité du terrain, motte d’herbe ou pierre, faillit tomber ; au prix d’un miracle musculaire il parvint à reprendre son équilibre mais la très petite seconde d’inattention qu’il avait eue était déjà exploitée par Gilles qui se ruait une fois encore à l’assaut. Emportée par l’élan du chevalier, sa lame s’enfonça profondément dans la poitrine du prince…
Réalisant ce qui venait de se passer, il l’en retira immédiatement. Son adversaire, les yeux agrandis par une immense stupeur, semblait figé sur place. Lâchant son épée, il porta la main à sa blessure tandis que ses jambes fléchissaient lentement. Sa bouche s’ouvrit laissant couler un filet de sang. Ses yeux se fermèrent et il s’abattit sur le tapis d’herbe aux pieds mêmes des témoins et du docteur qui accouraient. Celui-ci s’était jeté à genoux et procédait à un premier examen tandis que Gilles, froidement, essuyait la lame de son épée avant de la remettre au fourreau.
— Est-il mort ? demanda-t-il.
Le médecin releva vers lui un regard assombri.
— Non, il vit. Mais j’ignore pour combien de temps encore.
— On va le transporter chez moi, dit Mme de Balbi qui avait déjà envoyé l’un des valets porteurs de lanternes faire préparer un appartement et chercher une civière. Si vous voulez bien me suivre, messieurs, vous pourrez prendre quelques rafraîchissements tout en rédigeant le procès-verbal du combat.
Pour la première fois, alors, le témoin de Caramanico, le comte Cavalcanti, fit entendre sa voix, une voix assez désagréable d’ailleurs et que la mélodie de l’accent napolitain ne parvenait pas à rendre séduisante.
— Autant vous le dire tout de suite, messieurs, je ne saurais signer quelque procès-verbal que ce soit. Le combat n’a pas été régulier.
— Pas régulier ? s’écria Paul-Jones. Où prenez-vous cela ?
— Le prince a été frappé à terre. En le voyant trébucher, monsieur aurait dû baisser son arme et attendre qu’il retrouve son équilibre. Il aurait dû…
Il n’alla pas plus loin. Brûlant de colère, Gilles l’avait empoigné par le col de son habit et le soulevait de terre pour amener sa figure à la hauteur de la sienne.
— J’aurais dû ?… Vraiment ? Si quelqu’un a mené ce combat irrégulièrement c’est bien votre précieux prince dont les attaques ont été, la plupart du temps, contraires à toutes les lois du duel. S’il m’avait embroché de dos, comme il a failli le faire, vous n’auriez pas trouvé cela irrégulier, n’est-il pas vrai ?
— Laissez… laissez-moi ! Vous… vous m’étranglez !
— Ne me tentez pas ! Mais peut-être préférez-vous que nous achevions ce différend l’épée à la main ? Pendant que j’y suis…
Il l’abandonna au docteur Marchais et à Paul-Jones qui s’étaient précipités pour le lui ôter des mains puis le regarda, goguenard, se frotter la gorge en roulant des yeux furieux.
— Eh bien ? Nous battons-nous ?…
— Je… je ne me bats pas… avec des gens de votre espèce…
— Monsieur, intervint Paul-Jones sévèrement, le duel a été parfaitement régulier de la part du capitaine Vaughan. Je n’en dirais pas autant de votre ministre. Aussi, je vous avertis que nous allons, le docteur et moi, établir le procès-verbal que nous signerons.
— Et que je signerai aussi, dit Anne, au nom de mon époux.
— Merci, madame. Quant à vous, que vous le signiez ou non n’a que peu d’importance. Sachez seulement que j’aurais plaisir à vous couper les oreilles si vous vous avisiez de le contester.
— Oh, je signerai, je signerai !… De toute façon, ajouta-t-il en ricanant, le prince sera vengé s’il meurt. Les Siciliens n’acceptent pas que l’on tue leurs maîtres et où que vous alliez, capitaine Vaughan, vous serez en danger…
— Vous me terrifiez ! fit-il avec un froid sourire. Puis-je néanmoins suggérer que vous preniez quelques informations sur les règles et devoirs qui régissent le duel en France, et dans la majorité des pays civilisés d’ailleurs, auprès du tribunal des maréchaux de France ? Il semblerait que vos connaissances siciliennes soient fort incomplètes et cela pourrait vous être utile à l’avenir…
Le procès-verbal dûment signé, on se sépara. Gilles repartit dans la voiture de Paul-Jones en dépit des yeux déçus d’Anne. Mais pouvait-il décemment demeurer sous le toit du mari de sa maîtresse et qui abritait, au surplus, l’homme qu’il avait peut-être tué ? En outre, Mme de Balbi se devait à ses hôtes. En songeant qu’elle allait finir sa nuit dans les austères occupations d’une infirmière bénévole, Gilles ne put s’empêcher de sourire. De toute évidence ce n’était pas cela qu’elle avait imaginé. Lui-même non plus d’ailleurs. Il avait espéré que ce duel stupide prendrait fin sur une égratinure pour l’un ou l’autre et qu’en tout état de cause le vaincu serait reparti sur ses pieds.
Le trajet entre le Luxembourg et la rue du Bac où logeait Tournemine était court. Les deux hommes l’accomplirent en silence et ce fut seulement quand sa voiture s’arrêta devant la maison du jeune homme que l’Américain se décida à ouvrir la bouche.
— Voulez-vous un bon conseil, Vaughan ? Faites vos bagages et partez avec moi.
— J’apprécie votre sollicitude, amiral, mais je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais m’enfuir. Car c’est cela, n’est-ce pas, que suggère votre proposition ? Est-ce que, par hasard, vous prendriez au sérieux les menaces de ce Cavalcanti ?
— Peut-être. Voyez-vous, mon ami, je connais le monde et les hommes mieux que vous. On ne peut vous le reprocher car vous êtes encore très jeune. Moi, je suis largement votre aîné et, en outre, j’ai beaucoup navigué déjà. Je ne vous reparlerai pas de ce qui s’est passé ce soir, chez Mme de Kernoa. J’en ai été profondément choqué mais, à mieux vous examiner durant tout ce qui a suivi, j’en suis venu à penser que vous aviez peut-être une raison valable puisque vous semblez connaître son passé…
— Je le connais, en effet. Et puisque vous voulez bien vous intéresser à moi en dépit du scandale de tout à l’heure, je vous supplie de croire que je n’avais pas bu et que j’avais la meilleure des raisons… une raison qui, un moment, m’a soufflé l’envie de me laisser tuer par ce Caramanico…
— Je suis heureux que cette envie vous soit passée et c’est pourquoi je vous mets, à présent, en garde. Si votre adversaire meurt… et même s’il ne meurt pas car je le crois tout de même gravement atteint, vous allez vous trouver confronté à deux problèmes : d’abord la situation difficile que vous allez créer à notre ministre Thomas Jefferson car les gens des Deux-Siciles vont se hâter de présenter cela comme une atteinte directe de l’Amérique à leur patrie…
— Je ne vois pas où est le problème. M. Jefferson peut parfaitement me désavouer. Il s’agit d’une affaire privée.
— Sans doute mais vous ne connaissez pas ces gens-là. Le second problème est plus grave encore : vous risquez tout simplement d’être assassiné un beau soir en rentrant chez vous.
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.