Réveillé en sursaut, Gilles se dressa sur son séant, retrouvant d’instinct, comme au temps des attaques nocturnes, le geste de chercher son épée. Mais il ne s’agissait plus de guerre : éclairés par la lanterne que brandissait un porte-clefs bâillant à se décrocher la mâchoire, un piquet de quatre soldats encadrait la silhouette sévère de M. le chevalier de Saint-Sauveur, lieutenant pour le roi de la Bastille.

— Veuillez vous habiller et me suivre, monsieur, dit-il. Et veuillez aussi vous hâter.

En dépit de l’appareil plutôt sinistre de cette mise en scène qui pouvait ne rien présager de bon, le prisonnier sentit une brusque vague d’espoir l’envahir. Allait-on le conduire devant un tribunal, l’interroger enfin, lui faire entendre ce que l’on avait à lui reprocher au juste en haut lieu et quelle peine il pouvait encourir ?

Le bon Louis XVI avait aboli la torture. Il n’avait donc plus rien à craindre de cette affreuse machinerie médiévale et, en admettant qu’on eût décidé de l’exécuter avec ou sans jugement, ce serait toujours autant de fait. Il n’aurait pas à se donner la mort.

Ce fut donc avec une sorte de hâte joyeuse qu’il enfila ses vêtements puis, tapant sur l’épaule de Pongo pour l’inciter à prendre patience, se tourna vers l’officier.

— Me voici, monsieur. Me direz-vous où vous me conduisez ?

— Vous le verrez bien, monsieur. Allons !

Les quatre soldats encadrèrent le prisonnier, s’engagèrent dans le couloir puis entamèrent la longue descente de l’étroit escalier à vis qui menait à la plus grande cour de la Bastille, celle que l’on nommait la seconde cour.

À se retrouver soudain à l’air libre, Tournemine éprouva une de ces petites joies simples comme apprennent à les apprécier les prisonniers et emplit avec délices ses poumons de la brise fraîche de la nuit.

Étant donné l’heure tardive, la grande cour aurait dû être déserte. Mais la première chose que vit Gilles fut une voiture fermée et grillagée entourée d’un peloton de gardes de la Prévôté à cheval. Un officier qu’il ne connaissait pas arpentait les gros pavés de la vieille forteresse devant la portière ouverte de l’attelage. Ce fut à lui que s’adressa le lieutenant du roi :

— Voici le prisonnier que je vous remets, monsieur. Ayez-en grand soin car il nous a été chaudement recommandé comme étant particulièrement dangereux.

— Soyez sans crainte ! Il ne nous échappera pas. Montez, monsieur.

Un instant plus tard, assis à côté de l’officier à l’intérieur de la voiture dont les ouvertures étaient obstruées par des grilles de fer et des mantelets de cuir, Tournemine entendait résonner sous les roues ferrées les planches des deux ponts-levis. Il se tourna vers son compagnon.

— Êtes-vous autorisé à me dire, monsieur, où vous me conduisez ?

Mais il n’y eut pas de réponse. Apparemment, son compagnon n’était même pas autorisé à lui parler et le prisonnier sentit une vague angoisse lui serrer le cœur. Des histoires entendues jadis dans les cantonnements lui revenaient en mémoire, de prisonniers pour lesquels la Bastille était jugée trop douce et que l’on emmenait vers ces donjons de l’oubli et de la désespérance que l’on nommait Pignerol, ou Pierre-Encize. En ce cas, l’émissaire de Provence ne le retrouverait pas et Dieu seul pouvait savoir ce qu’il adviendrait de sa petite épouse… Mais pourquoi se donnerait-on tant de mal pour un homme qui n’avait fait, somme toute, que rendre un léger service à un prélat malheureux ? À moins que ce ne fût Provence lui-même qui eût trouvé ce moyen de le séparer de son fidèle Pongo et de s’assurer une influence plus complète encore sur son sort et sur sa vie ?

Incapable de répondre à ces questions, Tournemine s’installa le plus commodément qu’il put dans son coin, ferma les yeux et s’efforça de se rendormir. Le sommeil lui avait toujours paru la meilleure manière d’abréger un temps trop long et le meilleur refuge contre les idées noires.

La voiture, à présent, roulait à vive allure sur un grand chemin, environnée par le martèlement des sabots des chevaux lancés au galop. Il n’y avait rien à voir du paysage et puis la forte odeur de tabac que dégageait son compagnon servait tout juste à faire regretter au jeune homme sa chère pipe demeurée dans sa prison.



1. Les murs avaient deux mètres d’épaisseur.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

3. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

4. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

5. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

CHAPITRE II

LE CŒUR D’UN ROI…

En dépit de ses efforts, Gilles ne réussit pas à retrouver le sommeil. La chaleur était étouffante, dans cette voiture trop bien close et, s’il endurait aisément le froid, le chaud, la faim, la soif et la souffrance, le manque d’air lui avait toujours été intolérable. Heureusement, le voyage ne dura pas trop longtemps : un peu plus d’une heure. L’attelage et son escorte semblaient aller comme le vent.

Quand enfin il s’arrêta, le prisonnier savait, bien avant d’apercevoir par la portière ouverte les dalles noires et blanches de la cour de marbre, que l’on était à Versailles : les horloges familières de l’église Notre-Dame et de la cathédrale Saint-Louis sonnant deux heures à sa droite et à sa gauche l’avaient déjà renseigné. Les bruits nocturnes de cette ville lui étaient aussi connus que ceux du palais où tant de nuits déjà il avait assuré son service. Restait à savoir chez qui on le menait.

Il eut tout juste le temps de se poser la question. Son muet compagnon, après l’avoir fait descendre, ne le dirigeait pas vers le grand vestibule où veillaient les Suisses mais le faisait pénétrer dans la salle des gardes sur laquelle s’ouvrait un petit escalier qu’il connaissait bien et que l’on nommait le Degré du roi. Cet escalier conduisait aux cabinets intérieurs de Sa Majesté puis, plus haut, à ses petits appartements.

À sa grande surprise, on ne rencontra personne, ni dans la salle des gardes ni dans le Degré. Tout cela était désert… ce qui était parfaitement inhabituel. Où donc étaient ceux dont le devoir était de veiller aux portes des appartements royaux ?

Mais, en arrivant sur le palier où s’ouvraient les cabinets d’artillerie, des plans et de géographie, le prisonnier vit qu’un homme seul y faisait les cent pas, que cet homme était un Suisse et que ce Suisse était le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, son meilleur ami…

À l’aspect du prisonnier et de son mentor, un éclair de joie brilla dans ses yeux noisette mais il ne dit rien, n’en ayant sans doute pas le droit. S’approchant de la porte devant laquelle il arpentait le dallage au pas cadencé, il frappa plusieurs coups légers et rapides et, aussitôt, cette porte s’ouvrit sous la main de Thierry, le valet de chambre de confiance du roi.

— Sa Majesté vous prie de retourner à la voiture et d’y attendre ses ordres, monsieur, dit celui-ci à l’officier qui avait accompagné Gilles.

L’officier s’éloigna et le prisonnier pénétra seul dans l’appartement royal mais, au passage, il reçut en plein visage, comme un réconfortant rayon de soleil, le large sourire que Winkleried ne put s’empêcher de lui adresser en manière d’encouragement. Un instant plus tard, la porte du cabinet de géographie se refermait sur lui.

Tout de suite Tournemine s’inclina profondément. Empaqueté dans une robe de chambre de soie puce aux manches retroussées d’où émergeait le volant froncé d’une chemise de nuit ouverte sur sa poitrine, Louis XVI était penché sur une table supportant une petite mappemonde, de grandes feuilles de papier et tout un assortiment de plumes, de crayons, de compas, d’encres, de règles, d’équerres et d’une foule d’autres choses encore. Armé pour le moment d’un crayon et d’une règle, il donnait tous ses soins à la correction d’une carte marine comme si c’eût été la chose la plus naturelle qu’un roi de France quittât son lit en pleine nuit pour se consacrer à la géographie.

La perruque plantée un peu à la diable, les joues déjà mangées de barbe, le roi n’avait pas l’aspect frais et soigné qui lui était habituel. Mais cela tenait moins au négligé de sa tenue qu’au pli amer creusé de chaque côté de sa bouche toujours si volontiers souriante, à la teinte curieuse de sa peau qui, sous le hâle du chasseur, montrait des traces grisâtres, aux poches bistrées qui se gonflaient sous ses yeux. Cette nuit sans sommeil avait dû avoir des précédentes et Louis avait exactement la mine d’un homme que ronge une peine secrète.

Un seul groupe de bougies seulement éclairait la table et les mains du roi, comme si la lumière avait été modérée intentionnellement afin que les impressions du monarque puissent se lire moins aisément sur son visage. Mais les yeux du chevalier, comme ceux d’un chat, pouvaient percer bien des ténèbres…

Le silence s’installa dans la petite pièce qui avait jadis abrité les perruques de Louis XV, un silence troublé seulement par le glissement léger du crayon le long de la règle. Il dura assez pour que Tournemine, figé et mal à l’aise, en vint à se demander si le roi s’était seulement aperçu de sa présence.

Enfin, avec un soupir où perçait un regret, celui peut-être d’abandonner une tâche passionnante pour retrouver un souci un instant bienheureusement oublié, Louis XVI repoussa son ouvrage et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil que sa corpulence cachait.

Fermant les yeux, il appuya un instant, d’un geste plein de lassitude, deux doigts au coin interne de ses paupières, massant doucement la racine de son grand nez bourbon qui n’avait plus rien de sa fierté naturelle. Puis avec un nouveau soupir, il rouvrit les yeux, considérant le jeune homme avec une amère tristesse.