— À nous deux, à présent, monsieur l’insulteur de femmes ! M. de Kernoa se trouvant absent ce soir, ainsi d’ailleurs que M. de Laborde, le meilleur ami de cette malheureuse jeune femme que vous avez osé agresser de si inqualifiable façon, c’est donc moi qui me substituerai à eux pour vous demander raison. J’ajoute que je suis très fort aux armes et que j’espère bien vous tuer.
— Ne vous gênez surtout pas, fit tranquillement Gilles en remettant son épée au fourreau. Néanmoins, avant de vous donner ce plaisir, j’aimerais savoir à quel titre vous vous faites le défenseur d’une vertu inexistante ? Faites-vous partie, vous aussi, des propriétaires, ou bien n’êtes-vous encore que candidat au titre ?
— Cela ne vous regarde pas ! Je suis le prince Caramanico, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles auprès de la cour de France. Cela doit vous suffire, il me semble… Et je déclare hautement, ici, que vous êtes un lâche et un misérable. Vous battrez-vous ?
— Il n’a jamais été question d’autre chose… encore que vous ne soyez pas l’homme que je souhaite tuer. Cela ne me fera qu’un duel de plus, voilà tout… car je vous préviens que je suis moi aussi d’une certaine force aux armes.
Le large sourire du prince fit briller ses dents impeccablement blanches.
— Vraiment ? Vous me faites plaisir car je n’apprécie rien tant qu’un bon adversaire, si ce n’est le plaisir que l’on prend auprès d’une jolie femme. Messieurs, ajouta-t-il à l’adresse du cercle de curieux, il n’y a plus rien à voir ici et vous pouvez retourner à vos jeux. La suite de cette aventure ne regarde plus que cet homme et moi et vous pensez bien que nous n’allons pas en découdre ici.
— Pourquoi pas ? fit Gilles. Le jardin me paraît vaste et commode.
— Sans doute, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais le mien. J’habite Chaussée d’Antin, à deux pas d’ici. Nous y serons d’autant mieux que nous aurons moins de curieux autour de nous. Êtes-vous d’accord ?…
Cette fois Gilles n’eut pas le temps de répondre. John Paul-Jones venait de s’interposer entre lui et son adversaire.
— Voyons, messieurs, un peu de raison ! Ce duel est impossible. Songez à ses conséquences. Les ambassades ne sont-elles pas, par définition, territoires nationaux de ceux qui les occupent ? Aller s’y battre en duel avec l’un quelconque de ses membres constitue une violation du territoire, quelque chose comme une invasion. C’est un cas de guerre…
Le prince haussa les épaules.
— J’ai déjà eu l’avantage de rencontrer M. Thomas Jefferson. C’est un homme sage et mesuré et je serais fort étonné qu’il se déclare solidaire des folies criminelles d’un jeune fou sous prétexte qu’il est son compatriote.
— Cela signifie seulement que vous ne nous connaissez pas, s’écria le marin en se redressant de toute sa petite taille. Tous les Américains sont solidaires, prince, c’est ce qui leur a permis de conquérir leur liberté. Sachez que M. Jefferson ne saurait se désintéresser du sort d’aucun d’entre nous, fût-il le plus humble et eût-il cent fois, mille fois tort comme le capitaine Vaughan ce soir. Ce que vous venez de faire, ajouta-t-il avec sévérité en se tournant vers Gilles, m’indigne et me choque au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. C’est moi qui vous ai fait entrer dans cette maison et vous m’avez couvert de honte par une conduite dont je cherche encore à comprendre la raison.
— La raison ne regarde que moi, fit le chevalier avec hauteur. Il s’est trouvé que je connaissais cette femme, beaucoup trop pour mon bien. Que ceci vous suffise ! Je regrette seulement que vous vous trouviez mêlé à une aventure où vous n’avez que faire et dont vous devez vous désintéresser. Vous quittez Paris dans quelques heures, amiral : rentrez chez vous et oubliez-moi…
— En aucune façon car, je vous l’ai dit, je me tiens pour responsable dans une certaine mesure. Si ce duel insensé doit avoir lieu, je vous servirai de second… mais pas par conviction, simplement parce que nous sommes compatriotes.
Gilles avait bonne envie d’envoyer promener l’Américain et ses sermons et de déclarer son véritable nom mais c’eût été risquer de découvrir la réalité des liens existants entre lui et Judith et faire connaître à tous son déshonneur de mari.
— Je vous remercie, dit-il. À présent, si ce duel doit dégénérer en incident diplomatique, battons-nous ici et n’en parlons plus.
— Non ! coupa le prince. Un ministre plénipotentiaire ne se bat pas dans le jardin d’un tripot !
— Nous n’en sortirons jamais. Allons où vous voulez : au bois de Boulogne, dans un terrain vague, n’importe où, mais finissons-en !
— Un lieu public est impossible. C’est le roi de France alors qui pourrait s’estimer offensé…
— Peut-être auriez-vous pu songer à tout cela avant de vous jeter à l’étourdi dans une affaire qui ne vous concernait en rien, monsieur, s’écria Gilles à bout de patience. À présent j’exige…
— Si la demeure d’un grand seigneur génois peut vous convenir, messieurs, dit, du seuil de la porte, une voix féminine douce et chaude, je serais heureuse de vous tirer d’embarras et de vous y accueillir… Je suis la comtesse de Balbi.
Et Anne, toute vêtue de faille gris bleuté, des roses fraîches dans sa coiffure et à son décolleté, apparut dans l’encadrement de la porte.
— Vous, madame ? dit, avec sévérité, Gilles repris par ses anciennes méfiances. Que faites-vous ici ?
Elle lui dédia un sourire ensorcelant.
— Allons ! Ne montez pas sur vos grands chevaux puritains, mon cher John. Vous savez que je suis une joueuse incorrigible et combien j’aime ce qui sort de l’ordinaire. Un ami, le comte d’Orsay, qui appartient à la maison de Monsieur, m’a vanté cette maison… et sa belle hôtesse. La curiosité m’a poussée à l’accompagner ce soir. Vous voyez, cher Caton, qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat. J’ajoute que je ne regrette pas cette démarche que d’aucuns jugeraient imprudente…
Le regard mi-souriant, mi-implorant de la jeune femme s’attachait à celui de son amant. Il la connaissait assez à présent pour sentir qu’elle ne mentait pas et se contenta de hausser les épaules. Il savait, en effet, quelle passion des cartes en particulier et du jeu en général l’habitait et qu’il n’était pas de tripot un peu élégant qu’elle n’eût visité au moins une fois ; que, même dans son propre hôtel, une cave avait été aménagée à cet effet, une cave comme il en existait d’ailleurs dans certaines ambassades étrangères.
— Pour ma part, dit Caramanico, j’accepte avec reconnaissance votre offre généreuse, madame, et vous en rend grâces. Eh bien, monsieur, ajouta-t-il à l’adresse de Gilles, je crois que plus rien ne nous empêche de vider notre querelle. Voici le comte Cavalcanti qui me servira de témoin. Partons donc ! Je vous demanderai seulement la permission de m’arrêter un instant chez moi pour y prendre mon médecin…
— Inutile ! coupa Mme de Balbi. Il y a, chez moi, un excellent médecin à demeure qui veille sur la santé du comte, mon époux…
Le prince s’inclina.
— Dans ce cas… Ah ! j’allais oublier. Vous êtes l’offensé, capitaine Vaughan. Quelle arme choisissez-vous ?
— Nous avons chacun une épée. Pourquoi chercher d’autres armes ?
— Eh bien, messieurs, allons ! dit froidement la comtesse. J’ai là mon carrosse et je vous emmène, capitaine Vaughan, ainsi que votre témoin bien entendu.
— Ne vous donnez pas cette peine, madame, fit Paul-Jones qui ne se départissait pas d’une raideur réprobatrice bien qu’il eût enveloppé la jeune femme d’un regard admiratif, j’ai, moi aussi, ma voiture…
Le sourire qu’Anne lui adressa disait assez qu’elle était enchantée d’une circonstance qui lui accordait un moment de solitude avec Gilles mais elle se contenta d’approuver d’un signe de tête, s’absenta un instant en disant qu’elle allait prévenir le comte d’Orsay de son départ et de son intention de lui renvoyer sa voiture, revint puis, glissant son bras sous celui de Gilles, prit la tête du petit cortège qui se dirigea vers le perron.
En prenant place auprès de Mme de Balbi, sur les coussins de velours bleu de la voiture, Gilles ne put s’empêcher de lever les yeux vers le premier étage de la maison. Une suite de trois fenêtres y était éclairée mais de façon bien différente de l’illumination du rez-de-chaussée. C’étaient les lumières roses, adoucies, des lampes que l’on allume de façon à ne pas blesser les yeux d’un malade.
Le chevalier n’avait qu’à fermer les siens pour imaginer Judith étendue dans la blancheur dérangée des draps et le flot brillant de sa chevelure dénouée, inconsciente encore peut-être ou, déjà réveillée, cherchant à comprendre pourquoi cet inconnu l’avait attaquée avec tant de brutale grossièreté, tant de mépris aussi. À moins que l’évanouissement n’ait été qu’un bon moyen d’en finir avec une situation devenue insupportable ? Mais non ! Elle était pâle jusqu’aux lèvres lorsqu’on l’avait emportée et Gilles revoyait nettement la tête inerte qui ballottait sur le bras du Suisse…
Une brusque douleur lui vrilla le cœur dominant un instant l’amertume et la colère qui ne le quittaient pas. Venant d’un étranger, d’un inconnu, ce qu’il venait de faire était d’une inqualifiable goujaterie mais lequel, parmi ceux qui avaient assisté à la scène, lui donnerait tort un seul instant s’il savait la réalité de ses liens avec la fausse Mme de Kernoa ? Qu’y avait-il au juste dans la jolie tête de Judith ? Quelle sorte d’amour était le sien puisqu’au lieu de le pleurer dans le silence et la dignité, elle avait choisi de le remplacer dans d’aussi infâmes conditions ? À moins que la reine n’eût raison sur toute la ligne… à moins qu’elle ne l’ait jamais aimé réellement et, si elle l’avait épousé, c’était uniquement parce qu’il s’était trouvé là, seul refuge pour elle à un moment où elle ne savait plus de quel côté se tourner, où elle mourait de peur…
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