— Demain, se promit Gilles, j’irai à Versailles. Je verrai le roi et lui dirai tout. Il est bon et généreux. Il comprendra et me fera rendre Judith. Et, dès que je l’aurai reprise, nous partirons… Là-bas, elle oubliera tout ce qu’elle a souffert ici…
Pour ne pas ternir, si peu que ce soit, l’éclat du tableau qui se peignait en lui, il évita de se demander comment l’impétueuse Judith prendrait l’entrée dans sa vie du fils de Sitapanoki. Peut-être y aurait-il là un problème mais celui-là paraissait mineur en comparaison de ceux d’aujourd’hui…
« À chaque jour suffit sa peine ! » pensa Gilles tandis que la voiture ralentissait. On était arrivés à destination et l’on se sépara sur une poignée de main. William Short, n’ayant plus que quelques pas à faire, gagna à pied son théâtre tandis que le chevalier gardait la voiture et, par la Chaussée d’Antin, belle artère bordée d’élégantes demeures et de vastes jardins, se dirigeait rapidement vers la rue de Clichy.
Il était tard déjà et la plupart des rares maisons, elles aussi entourées de jardins, qui la jalonnaient étaient obscures. Seule une belle demeure, située à mi-pente du chemin menant à la barrière de Clichy, faisait monter un halo de clarté au milieu d’un parc touffu.
La grille d’entrée, martelée des chevrons Richelieu, était largement ouverte et montrait, au bout d’un jardin abondamment fleuri et d’une belle allée sablée, un assemblage de chevaux, de voitures et de valets encombrant les devants d’une maison aux proportions harmonieuses dont le bâtiment principal était précédé d’un portique central à quatre colonnes ioniques encadré de balustres.
Par les portes-fenêtres ouvertes, on pouvait apercevoir un grand salon vert amande blanc et or, un autre entièrement revêtu de laques chinoises noires et or et un large vestibule décoré de grisailles en trompe-l’œil représentant des vases, des statues et des amours d’où partait l’élégante spirale d’un escalier de marbre rose. De grands vases d’albâtre contenaient mal des brassées de roses couleur d’aurore.
Une foule chatoyante, presque uniquement masculine d’ailleurs, évoluait lentement dans ce cadre raffiné au son d’une musique si douce qu’elle en devenait aérienne. De loin en loin, tout de même, apparaissait une haute coiffure féminine chargée de fleurs ou de plumes.
Rapidement, Gilles gravit les quelques marches basses qui menaient à ce vestibule devant lequel veillaient deux Suisses dont la livrée vert amande galonnée d’argent dissimulait mal l’exceptionnelle vigueur et les muscles noueux. Ces deux molosses devaient être là pour veiller au bon ordre de la maison et la débarrasser discrètement des joueurs de mauvaise foi si d’aventure il s’en présentait. Et comme leur œil, naturellement soupçonneux, se posait sur lui, Gilles, sans plus attendre, déclina ses noms et qualités ainsi que sa situation d’ami de l’amiral John Paul-Jones qui avait dû l’annoncer.
— Monsieur est en effet attendu, grogna l’un d’eux sans s’encombrer d’une grâce superflue. Il peut entrer…
Il entra donc, aperçut, sur sa gauche, une salle à manger dallée de marbre blanc et rose, ornée de panneaux peints, de corniches de staff et de frises à palmettes et, entre deux fenêtres, d’une niche enfermant une statue de Ganymède. Quelques hommes et deux femmes s’y restauraient devant de grands buffets garnis de pyramides de fruits et de pâtisseries. Mais Paul-Jones ne faisait pas partie des mangeurs.
Il l’aperçut quand il pénétra dans le grand salon vert où plusieurs tables de jeu étaient disposées. Il se tenait debout près de l’une des fenêtres du fond, penché, tout charme allumé, vers une gracieuse chaise longue sur laquelle une femme éblouissante se tenait à demi étendue au milieu de plusieurs hommes qui ressemblaient à des croyants en adoration devant une divinité.
La femme ressemblait à un rêve car elle ne ressemblait à aucune autre mais sa vue, comme celle de Méduse, rejeta brutalement Gilles, les tempes battantes et le cœur en déroute, contre le chambranle de la double porte auquel il dut s’appuyer un instant pour ne pas tomber, le dos tourné au salon.
Le vestibule était vide et nul ne remarqua son malaise. Il resta là un moment, les yeux fermés, cherchant à calmer les battements désordonnés de son cœur. Sentant la sueur couler de son front, il chercha son mouchoir, s’en tamponna le visage.
— Monsieur est souffrant ? fit auprès de lui une voix obséquieuse. La chaleur peut-être ?…
Rouvrant les yeux il aperçut un valet portant un plateau chargé de verres. Il prit l’un de ces verres, l’avala d’un trait sans même goûter ce qu’il contenait. C’était du rhum dont la force lui rendit rapidement la sienne.
— La chaleur, en effet ! dit-il enfin. Merci, mon ami. Cela va mieux…
L’homme s’inclina et s’éloigna. Alors, faisant effort sur lui-même, Gilles revint à l’entrée du salon avec l’obscure répugnance de celui qui vient de faire un cauchemar et qui craint de se rendormir. Mais le tableau était toujours le même à cette différence près que Paul-Jones, à présent, baisait dévotement les doigts de son hôtesse.
Qu’elle était belle, bon Dieu !… Le noir mat de sa robe, décolletée à la limite de l’indécence, faisait chanter sa carnation éclatante, l’éclat satiné de ses seins découverts jusqu’à leurs pointes roses, de ses épaules nues sur lesquelles croulait la masse fauve, à peine retenue par un simple ruban noir, de ses longs cheveux sans poudre. Pas une fleur, pas une plume, pas un ornement sinon la beauté insoutenable de cette femme et, contre la douce colonne de son long cou gracieux, l’éclair tremblant de fabuleuses girandoles de diamant longues d’une main…
Envahi d’une soudaine envie de meurtre, Gilles, les yeux fixés sur la bouche tendre qui souriait à d’autres, allait s’élancer sans savoir ce qu’il allait faire mais un groupe d’hommes, tout à coup, s’interposa entre lui et le canapé et il ne la vit plus. Il se maîtrisa alors, s’efforça de raisonner. Ce n’était pas Judith, ce ne pouvait pas être Judith ! C’était une courtisane qui lui ressemblait comme l’autre, la La Motte, lui ressemblait aussi… Il avait entendu dire que chaque être humain, sur terre, possédait un sosie. Pourquoi donc Judith n’en posséderait-elle pas deux ? Cela pourrait arriver !… C’était peut-être un peu extraordinaire mais cela pouvait arriver. En revanche, comment pouvait-il arriver que Judith, enfermée au carmel, sous la garde d’une fille de France, se retrouvât soudain, par quelque infernal tour de passe-passe, transformée en créature de plaisir livrée à la concupiscence d’une foule d’hommes alors qu’elle était censée pleurer la mort de son époux, sa mort à lui, Tournemine…
— Il faut savoir, grinça-t-il entre ses dents serrées. Il faut que je sache, à n’importe quel prix…
Retournant au perron, il s’adressa à l’un des Suisses :
— Un cheval ! Tu peux me trouver ça tout de suite ? Je serai de retour dans deux heures au plus.
L’homme saisit au vol le double louis qu’on lui jetait et disparut en courant dans la direction des communs.
Cinq minutes plus tard, Gilles galopait à bride abattue en direction de Saint-Denis.
1. Traité au miel et fumé au bois d’hickory.
2. C’est actuellement la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur.
3. L’acre anglais vaut 40 ares 1/2.
4. La Madeleine actuelle.
CHAPITRE XI
LA PROVOCATION
Il était à peu près une heure du matin quand Tournemine arriva en trombe devant Saint-Denis, franchit la porte de Paris, sauta à bas de son cheval devant le grand portail du carmel et courut se pendre à la cloche du tour qu’il agita vigoureusement. Le son argenté se répercuta dans les profondeurs vides du couvent puis se fondit dans le silence.
Le jeune homme allait sonner de nouveau quand son oreille fine perçut un léger trottinement, le bruit de deux pieds chaussés de sandales qui progressaient vers la porte. Derrière une petite grille aux barreaux serrés, un guichet s’ouvrit laissant paraître un visage rond et plein cerné de linges blancs qui l’emprisonnaient du menton au ras des sourcils.
— Qui va là ? chuchota la sœur tourière d’une voix ensommeillée.
— De par la reine ! répondit audacieusement Gilles qui était décidé à tout pour parvenir à ses fins. Je demande à être reçu par Son Altesse Royale Madame Louise de France, prieure de cette sainte maison.
— Notre révérende mère Thérèse de Saint-Augustin n’a pas coutume de recevoir à une heure aussi tardive… encore qu’elle soit déjà prête pour l’office de matines. Qui êtes-vous ?
— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, second lieutenant aux gardes du corps, compagnie écossaise.
— En ce cas attendez ! Je vais vous ouvrir. Vous pourrez laisser votre cheval dans la cour.
Un instant plus tard, Gilles se retrouvait dans un couloir, glacial en dépit de la température douce de la nuit et sentant fortement le plâtre et la peinture fraîche. Depuis sa nomination au poste de prieure du carmel de Saint-Denis, Madame Louise y avait entrepris de grands travaux car, à son arrivée, le couvent passait pour « le plus lépreux » de France. Et, si les bâtiments conventuels avaient conservé toute l’austérité voulue, du moins la pluie et le vent n’y pénétraient-ils plus. Quant à la chapelle, elle avait retrouvé une splendeur perdue depuis longtemps.
L’attente du jeune homme n’eut pas le temps d’être éprouvante. Quelques minutes plus tard, la tourière revenait et l’engageait à la suivre : la révérende mère allait le recevoir. Après quelques couloirs et un ou deux escaliers, elle ouvrait devant lui l’un des battants d’une double porte, plongeait dans un profond salut, les mains au fond de ses manches et s’effaçait pour laisser passer le visiteur derrière qui elle referma la porte.
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.