Gilles aimait l’atmosphère de ce cabinet où il avait été reçu lorsque Tim l’avait amené pour la première fois à l’hôtel de Langeac, où il était revenu plusieurs fois par la suite et ce fut avec plaisir qu’il retrouva l’odeur de cuir, de tabac virginien et de plantes fleuries qu’il connaissait bien.

— Savez-vous, dit Jefferson en désignant à son hôte l’un des élégants fauteuils recouverts de cuir disposés devant sa table de travail, savez-vous ce que John Trumbull vient faire à Paris ?

— Vous l’avez dit tout à l’heure, monsieur : visiter nos monuments modernes, les collections royales du Louvre et assister au Salon de peinture qui se tient chaque automne à Paris. Faire quelques portraits aussi, j’imagine.

— Vous imaginez bien. Trumbull a deux grandes œuvres en tête. D’abord la signature de la Déclaration d’Indépendance pour laquelle il désire non seulement fixer mon visage mais aussi apprendre de moi certains détails touchant la position des personnages qui ont participé à cet événement et l’ameublement de la salle.

— Ce sera, je pense, une belle chose, dit poliment Gilles qui ne voyait pas du tout où l’ambassadeur voulait en venir.

— Une très belle chose. Mais la seconde vous intéressera davantage, encore que le projet ne soit pas bien défini : Trumbull désire, après avoir brossé cette grande toile, immortaliser l’apothéose de la bataille de Yorktown : l’instant de la reddition de lord Cornwallis. Cela ne peut se faire sans les portraits fidèles des officiers français qui en furent les artisans. Aussi Trumbull se propose-t-il de prendre, dès à présent, des esquisses de certains visages illustres : le marquis de La Fayette, le comte de Rochambeau, l’amiral de Grasse, le duc de Lauzun, l’amiral de Barras, le prince de Deux-Ponts et beaucoup d’autres comme le comte de Fersen… et cet étrange officier que les Indiens appellent « le Gerfaut »…

Gilles ne s’y attendait pas. Il reçut le nom en plein visage et se sentit rougir. Les yeux sur ce visage, Jefferson sourit et reprit d’un ton léger :

— Il sera facile de réunir tous ces braves. Je me fais même fort d’obtenir l’accord de l’amiral de Grasse qui veut bien m’honorer de son amitié, en dépit de l’injuste disgrâce qui l’a frappé après sa défaite des Saintes et qui ne quitte plus guère son hôtel parisien. Seul manque à l’appel le dernier et c’est dommage. Mais on dit qu’il a été tué, il y a six mois, en tentant de s’évader de la Bastille. Quelle pitié !… Un homme de ce prix ! Voyez-vous, j’aurais aimé, s’il avait réussi, lui offrir l’asile dont il aurait eu grand besoin…

Les yeux bruns de Thomas Jefferson plongeaient droit dans les yeux clairs de son jeune vis-à-vis qui, sans que sa volonté y fût pour quelque chose, s’entendit murmurer :

— Vous le lui avez offert, monsieur, sans le savoir. Je suis celui que l’on appelait le Gerfaut.

Spontanément, l’ambassadeur tendit les deux mains au chevalier.

— Je le sais depuis bien peu de temps, mon ami, depuis deux jours exactement mais merci de ce mouvement de confiance qui vous a poussé à me le dire vous-même. Vous n’imaginez pas la joie que vous venez de me donner.

— Joie bien modeste, monsieur, le personnage n’en méritant pas davantage. Mais me direz-vous comment vous avez su ? Est-ce Tim Thocker ?

Occupé à examiner une liasse de papiers qu’il venait de tirer d’un tiroir, Jefferson hocha la tête.

— Tim Thocker se laisserait découper vivant plutôt que livrer le secret d’un ami si cet ami le lui demandait. Vous ne lui aviez pas demandé de me le confier et, en outre, il ne me connaît pas parfaitement. Alors qu’il connaît à fond le général Washington. C’est le président des États-Unis lui-même qui m’a appris votre vérité, captain Vaughan. J’ai reçu, avant-hier, une lettre vous concernant et les papiers que voici.

— Ne m’appelez plus Vaughan, monsieur le ministre, puisque vous savez la vérité.

— Et pourquoi donc ? Vous n’en avez peut-être pas encore fini avec ce nom. Le président des États-Unis qui, depuis longtemps, souhaite reconnaître vos services et vous attacher à la terre pour laquelle vous avez combattu si vaillamment, me charge, d’abord, de vous offrir la nationalité américaine quel que soit le nom que vous déciderez de porter. Les actes que voici, ajouta-t-il en tendant à Gilles une mince liasse de papiers, vous font légitime héritier des biens et terres du défunt capitaine John Vaughan et établissent clairement votre filiation. Ceux-ci – et il en offrit d’autres – constituent une donation de mille acres3 situés au long de la Roanoke River, en Virginie. Comme vous pouvez le voir, le nom du propriétaire est laissé en blanc afin que vous puissiez y inscrire le nom que vous choisirez. Mais chez nous, cette terre est attribuée indifféremment au chevalier de Tournemine ou au capitaine Vaughan. Il vous suffira de vous faire connaître à Richmond si vous décidez d’implanter, en Virginie, une dynastie de Tournemine américains. Dès à présent, vous possédez la double nationalité. Vous pouvez reprendre hardiment votre nom et vous réclamer, en cas de besoin, de la protection de notre légation… et vous pouvez aussi demeurer John Vaughan jusqu’à la fin de vos jours. Que choisissez-vous ?

— Pardonnez-moi, monsieur, mais la tête me tourne devant une si royale générosité. Soyez-en remercié de tout mon cœur… En vérité, je ne sais que vous répondre… Jadis, j’ai rêvé de m’installer sur votre superbe terre d’Amérique, d’y fonder une famille, un domaine mais le chevalier de Tournemine se doit à son roi, à son roi qui l’a sauvé et qui peut-être ne lui permettrait plus de quitter la France à jamais, à présent qu’un orage semble s’amasser à son horizon…

— Alors demeurez John Vaughan ! C’est un personnage que j’ai appris à apprécier, un Américain… et je ne suis pas sûr d’avoir très envie de connaître son double français. À présent, mon ami, redescendons ! Votre rendez-vous vous attend et je ne veux pas faire attendre M. de Latude. On est susceptible à son âge.

Tandis qu’ils redescendaient côte à côte le large escalier de pierre blanche, Gilles, encore étourdi de ce qui venait de lui arriver, cette subite fortune américaine soudain mise à portée de sa main, se souvint tout à coup du malheureux William Short qui avait si grande envie d’aller au théâtre.

— Puis-je abuser de votre bonté en vous enlevant aussi votre secrétaire ? dit-il. William a, lui aussi, un grand faible pour la Dugazon.

L’œil du diplomate s’emplit d’un joyeux pétillement mais ses lèvres bien rasées ne s’accordèrent qu’un demi-sourire. Sans répondre il acheva de descendre l’escalier, pénétra dans la bibliothèque suivi de Tournemine qui n’osait pas renouveler sa demande et se dirigea droit sur son secrétaire toujours planté à la même place avec la mine de quelqu’un qui attend le salut.

— Je ne vous savais pas une telle passion pour le bel canto, Willy ? lui dit-il gravement. Vous auriez dû m’en tenir informé car j’aime à développer les arts chez mes collaborateurs. Aussi, pour ce soir, vous êtes libre. Allez, mon ami, allez !

L’aimable visage du jeune diplomate s’illumina.

— Vraiment, monsieur, vous voulez bien ?

— Mais naturellement ! Mme Dugazon ! Peste !… Allez vite, mon cher William !

N’osant croire à son bonheur, le jeune homme s’élança mais comme il atteignait la porte, Jefferson le rappela :

— William !

— Monsieur le ministre ?

— Dites à Hemings de nous refaire du café. Nous risquons d’en avoir besoin, nous autres. Et… si, d’aventure, vous la rencontrez, mettez-moi donc aux pieds de Mme la duchesse de La Rochefoucauld ! Je crois me souvenir qu’elle aime beaucoup les Italiens, elle aussi. Bonsoir, Vaughan ! Et songez à ce que je vous ai dit. Un bateau est la chose du monde la plus facile à prendre…

— J’y songerai, Excellence, je vous le promets.

Entraînant un William Short écarlate et ravi, Gilles referma sur eux la porte de la bibliothèque où Latude déroulait toujours ses interminables périodes. Puis, après deux mots à James Hemings, l’esclave mulâtre que Jefferson faisait initier à la cuisine française, les deux jeunes gens s’en allèrent prendre l’un des fiacres qui stationnaient à la grille de Chaillot et lui ordonnèrent de les conduire au croisement des boulevards de la Chaussée d’Antin.

Tout au long du trajet qui leur fit contourner les blanches murailles inachevées de l’église Sainte-Madeleine4 avant de s’engager sous la quadruple haie de marronniers des boulevards, l’Américain et le Français n’échangèrent pas dix paroles. Short, déjà en extase, vivait à l’avance l’instant si proche où il poserait ses lèvres sur les jolis doigts de sa duchesse et Tournemine songeait à l’offre généreuse du gouvernement américain.

Cela paraissait si simple et si facile à accepter ! Si séduisant aussi de tourner enfin le dos à une existence sans joie véritable. Il suffisait de faire ses bagages, d’enfourcher Merlin et, suivi de Pongo, de prendre la grand-route de Brest ou du Havre au bout de laquelle les huniers des grands navires se dressaient comme des tours de cathédrales… Quelques jours encore et la longue houle de l’Atlantique se glonflerait sous ses pieds et l’océan familier le porterait vers ces terres dont il avait toujours rêvé et qu’il avait appris à aimer. Et puis là-bas, au bout du grand chemin liquide, il trouverait une vie nouvelle, un grand domaine qui, planté en tabac ou en coton, ferait de lui un homme riche définitivement libéré des pièges politiques de la vieille Europe. Un domaine sur lequel s’élèverait l’enfant qu’il se hâterait de rechercher, l’enfant qu’il aimait déjà sans même savoir s’il accepterait cet amour…

Peu à peu, Gilles sentait faiblir sa résistance et prenait sa décision. Qui pouvait lui demander, sans faire preuve d’excessive cruauté, de vivre interminablement solitaire, le cœur écartelé entre deux amours ? Sa femme était prisonnière d’un couvent, son fils prisonnier des forêts d’Amérique et lui restait là, bêtement planté à mi-chemin de l’un et de l’autre avec cependant en main tous les outils possibles pour forger son bonheur…