Mais Gilles n’écoutait qu’à moitié. Tout en se dirigeant vers la sortie, il examinait les visages qui se pressaient autour de lui, cherchant à reconnaître Barras. Son manège n’échappa pas longtemps à Pierre-Augustin qui demanda :
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Oui, un homme à qui j’ai des obligations… qui a fait beaucoup pour moi et que j’ai aperçu dans la salle. Il a l’air plutôt mal en point et je voudrais…
— … lui venir en aide, je n’en doute pas. Qui est-ce ?
— Un cousin de l’amiral de Barras, le vicomte…
— Paul de Barras ? Le joueur ?
— Vous le connaissez ?
— Tous les tripots le connaissent et je connais tous les tripots. Attendez ! Je crois que je l’aperçois.
Fonçant à son tour tête en avant, Beaumarchais réussit à faire sauter le bouchon de corps qui encombrait la porte et arrivé dans la grand-salle désigna Barras qui, tête basse, se dirigeait vers la sortie à pas lents. Il semblait accablé.
— Il vaudrait mieux, dit l’écrivain, que vous ne l’abordiez pas vous-même. S’il allait vous reconnaître…
— Cela n’a plus d’importance, mon ami. Quoi qu’il arrive au cardinal, ce qu’il m’avait remis n’a plus de prix pour Monsieur. Et puis, Barras n’est pas de ses amis.
En trois sauts, il eut rejoint son ancien ami.
— Monsieur ! dit-il en prenant tout de même soin de prendre l’accent américain. Puis-je vous parler un instant ?
Le joueur tressaillit et regarda le nouveau venu avec une sorte de crainte. Il était très pâle et son visage aux traits tirés faisait pitié. Gilles comprit qu’il avait en face de lui un homme tenaillé par la peur.
— Que voulez-vous ? dit Barras.
— Vous remettre ceci… de la part d’un ami d’autrefois. Il a cru s’apercevoir que vous pouviez en avoir besoin.
Et, tirant sa bourse de sa poche, il la mit dans la main du jeune homme qui la regarda un instant avec stupeur.
— Un ami ? J’en aurais encore un ?
— Pourquoi n’en auriez-vous plus ? En cherchant bien, on a toujours un ami quelque part… Votre présence ici n’en est-elle pas la preuve ?
Les yeux las de Barras s’efforçèrent de scruter le visage brun cerné d’une courte barbe, cherchant les yeux dans l’ombre des épais sourcils. Dans son regard à lui, la curiosité remplaçait la crainte. Et puis il y avait la bourse, tellement rassurante, sur laquelle ses doigts maigres s’étaient refermés avec avidité.
— Vous savez cela ? fit-il lentement. Alors vous savez aussi qu’il faut que je me cache. Toutes les portes se ferment devant les amis des condamnés… et j’ai fait, jadis, un mauvais choix.
— Ou oubliera vite. Savez-vous où aller ?
Le joueur eut un petit rire triste.
— J’ai un cousin chanoine en Picardie. Je suis, en principe, son secrétaire… il m’abrite mais ne me nourrit guère. Allons, il faut que je m’en aille. Vous direz…
Il s’arrêta, hésita, regarda de nouveau Gilles mais cette fois avec, dans l’œil, une lueur de son ancienne gaieté. Puis, se décidant brusquement, tendit la main.
— Voulez-vous me faire l’honneur ? dit-il presque timidement.
Sans hésiter Gilles serra la main qu’il offrait.
— Merci… mon ami, murmura Barras avec émotion en appuyant intentionnellement sur le dernier mot. Cela non plus je ne l’oublierai pas… pas plus que le geste d’autrefois, rue Neuve-Saint-Gilles. Dieu vous garde !
Et il disparut dans la foule à la manière d’une couleuvre noire se glissant entre deux pierres, suivi par le regard songeur de Gilles, persuadé qu’il l’avait reconnu. Vers quel destin s’en allait-il cet homme intelligent qui usait si mal des dons que la nature lui avait impartis ? Cela pouvait être le meilleur, ou le pire, suivant qu’il parviendrait ou non à s’arracher à sa funeste passion du jeu…
Voyant qu’il était seul à présent, Beaumarchais rejoignit Tournemine.
— Eh bien ? Pouvons-nous aller dîner ?
— Volontiers… si vous voulez bien vous charger de l’addition, fit Gilles en riant. Je n’ai plus un sou en poche…
Vers cinq heures, lorsque la chaleur commença à faiblir, les deux hommes revinrent au palais. Grâce à un joli vin de Provence et à une étonnante purée de morue à la crème et à l’ail qui constituait la spécialité des « Frères provençaux » et que ceux-ci venaient de faire découvrir aux « gens du nord », ils se sentaient d’humeur plus optimiste. Mais cette belle humeur passagère ne résista guère à l’atmosphère lourde, tendue qui régnait à présent autour du palais de nouveau assiégé par une foule presque silencieuse.
— On ne sait toujours rien ? demanda Gilles à un groupe de maçons en blouse poussiéreuse qui avaient visiblement abandonné les travaux du Pont-au-Change. L’un d’eux regarda l’étranger avec une sorte de dédain, cracha par terre et consentit à répondre :
— Rien ! Z’ont repris la séance à trois heures et demie et z’ont pas encore fini. Ça doit jaspiner dur, là-dedans…
Puis il tourna le dos pour bien marquer que l’audience était terminée…
L’attente se révéla interminable. Gilles et Beaumarchais avaient regagné la grand-salle et la subirent tout entière adossés aux fûts des colonnes, regardant onduler et s’agiter faiblement la foule qui emplissait l’immense parloir chaque fois qu’une porte s’ouvrait.
Ce fut seulement à neuf heures du soir que la Grand-Chambre rouvrit les siennes, montrant, à la lumière des chandelles, les visages gris de fatigue des juges.
La sentence souleva une tempête d’acclamations qui roulèrent de la salle du tribunal jusqu’à la rue, dévalant le grand escalier comme un torrent : par vingt-six voix contre vingt-trois le cardinal-prince de Rohan était déchargé de toute accusation. C’était l’acquittement pur et simple, sans blâme, sans excuses publiques.
Les deux amis l’accueillirent sans commentaire. Ils laissèrent s’écouler le flot tumultueux qui se précipitait déjà dans la cour du palais pour assister au départ de l’ex-accusé qui allait pouvoir rentrer immédiatement chez lui. Ils partirent dans les derniers.
— Le voilà le héros du jour ! soupira Beaumarchais qui tout en marchant la tête penchée fixait le bout de sa canne avec une attention soutenue. C’est peut-être un peu beaucoup.
— Pourquoi ? Dans cette triste histoire, il n’était tout de même qu’une victime…
— Une victime qui espérait fermement faire cocu son roi. Mon ami, ce jugement est grave car non seulement le Parlement n’a tenu aucun compte des ordres du roi mais il en a pris nettement le contrepied et la victime, à présent, c’est la reine qui fait figure de coquette étourdie, sans moralité et capable de n’importe quelle sottise.
— Elle est coquette et étourdie… et son intelligence n’est pas immense.
— Sans doute. Mais cela devrait rester le secret d’un entourage restreint. Monsieur va être content : cette affaire et ce jugement jettent de la boue sur les marches du trône. Écoutez donc comme le peuple est heureux de ce soufflet appliqué à une reine qu’il adorait, il y a encore bien peu de temps.
C’était vrai. Dehors, on chantait, on riait, on acclamait le nom du cardinal. De loin, Beaumarchais et Tournemine assistèrent à la sortie du héros du jour et l’aperçurent pâle mais souriant à la lumière des torches qui lui faisaient une sorte de retraite aux flambeaux. Sa voiture semblait voguer sur une mer humaine et ce ne fut qu’après un long moment qu’elle disparut entre la double haie de décombres du Pont-au-Change.
— Des décombres ! murmura Pierre-Augustin. Ce pauvre homme ne semble guère s’apercevoir de ce qu’il cause. Fasse le Ciel que cela n’amène pas la mort de la royauté en France !
Comme il achevait ces mots, un bruit grinçant de roues mal graissées se fit entendre, accompagné d’un écho de prières psalmodiées : le déblaiement du cimetière des Innocents continuait. Au bout de la rue prolongeant le pont Notre-Dame, les chariots de la mort recommençaient à passer, emportant leur sinistre charge…
Parcourus d’un désagréable frisson, les deux amis se serrèrent la main et se séparèrent.
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
2. Ce sont, à présent, nos Catacombes dont l’entrée se trouve place Denfert-Rochereau.
3. Notre actuelle salle des Pas-Perdus.
4. Pour la clarté du récit, j’ai fusionné les deux audiences finales. Le texte eût été beaucoup trop long.
5. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
6. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
CHAPITRE X
LES AMIS DE THOMAS JEFFERSON
Deux jours après ce jugement qui avait secoué Paris, Gilles soupait à la légation des États-Unis dans une ambiance bien différente et beaucoup plus agréable. Par les fenêtres ouvertes sur l’avenue de Neuilly que l’on commençait d’appeler l’avenue des Champs-Élysées, entraient des parfums d’herbes, de foin fraîchement coupé, de troène, de tilleul et de sureau qui embaumaient la nuit de juin et faisaient de cet instant un moment privilégié.
À travers les épaisses frondaisons des doubles rangées d’ormes centenaires qui soulignaient chaque côté de la chaussée, quelques lumières piquaient l’obscurité, découpant des formes de branches et de feuilles : celles du poste de garde des Suisses installé dans le grand pavillon moderne construit par l’architecte Ledoux à la barrière de Chaillot, si voisine que les piliers d’ancrage de sa grille s’appuyaient au mur de la légation ; celles aussi de l’élégant hôtel de la comtesse de Marbeuf qui se trouvait juste en face, de l’autre côté de l’avenue. Mais ces lumières étaient assez discrètes pour que l’impression de campagne fût complète.
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