Gilles se promit, l’audience achevée, de le rejoindre afin d’essayer de lui apporter le secours dont il semblait avoir le plus grand besoin puis se disposa à écouter le procureur.

La chaleur ne cessait d’augmenter. La salle était bondée et le poids du jour commençait à se faire sentir. Au-dehors, le soleil montait dans un ciel pur de tout nuage et la foule, sachant bien que le verdict n’interviendrait qu’en fin de journée, se dispersait un peu, cherchant l’ombre. Les marchands de limonade allaient faire de bonnes affaires.

Dans la salle, les éventails avaient fait leur apparition mais leur rythme lui-même semblait ralenti, précautionneux comme si l’on craignait de troubler, si peu que ce soit, l’auguste silence tandis que le vieux procureur, un peu nerveux, essuyait ses mains déjà moites à un mouchoir qu’il fourra ensuite dans l’une de ses larges manches. Lui aussi avait chaud…

Après avoir laissé planer un regard impérieux sur la foule, il décacheta calmement le pli contenant le texte de ses recommandations à la Cour et commença à le lire.

La première était presque de routine et ne souleva guère d’émotion : il s’agissait de biffer, sur le faux contrat de vente du collier, les mots « Approuvé » répété six fois et la signature « Marie-Antoinette de France ». Elle fut donc adoptée à l’unanimité par les soixante-deux juges présents.

La deuxième visait le faussaire.

— Que Marc-Antoine Reteau de Villette soit condamné à être pour la vie banni du royaume de France et ses biens confisqués au profit du roi…

Il y eut un léger murmure. Pierre-Augustin et Gilles se regardèrent. Le visage du chevalier s’empourpra.

— L’exil ? Le bannissement pour un coquin qui méritait la corde ? Par le Dieu tout-puissant…

— Chut !… souffla Beaumarchais. Songez à qui vous êtes ! Mais j’avoue que c’est inquiétant. Ou bien la reine est moins blanche qu’elle ne veut bien le dire ou bien le Parlement passe outre les ordres du roi et cela risque d’être grave.

Bouillant de colère impuissante, Tournemine dut écouter le vote oral des juges : la recommandation était acceptée à l’unanimité.

— Alors, c’est moi qui ferai justice ! gronda-t-il entre ses dents.

— Vous ferez ce que voudra le roi, intima Pierre-Augustin qui avait entendu. Vous lui appartenez toujours. Voyons la suite.

La troisième recommandation demandait l’acquittement de la belle Oliva en raison de l’insuffisance des preuves. Elle subirait seulement une réprimande. Ce fut le troisième vote à l’unanimité.

La quatrième touchait Cagliostro. Joly de Fleury demandait qu’il soit acquitté sans réprimande et entièrement disculpé. Il eut satisfaction à l’unanimité.

— Je ne vois pas ce que l’on pouvait faire d’autre ! grogna Gilles, en haussant les épaules. Il n’est absolument pour rien dans le vol. Ces gens ont peut-être, après tout, quelque idée de la justice.

La salle commençait à s’ennuyer. Tout cela était un peu terne mais l’intérêt se réveilla bientôt : le procureur en venait aux principaux coupables.

« Que Marc-Antoine de La Motte soit condamné par contumace à être battu et fouetté nu avec des verges ; à être marqué au fer rouge, sur l’épaule droite, des lettres GAL par l’exécuteur public ; à être conduit aux galères où il sera captif à perpétuité au service du roi ; que tous les biens dudit La Motte soient confisqués au profit du roi. En raison de la contumace dudit La Motte cette sentence sera portée sur un écriteau que l’on fixera à un poteau sur la place de Grève. »

— Comme ce misérable doit être à Londres avec les morceaux du collier, il n’aura guère à souffrir de tout cela, fit Gilles. Cela m’étonnerait qu’il vienne réclamer sa part de justice. À moins que les Anglais ne nous le renvoient…

— Jamais de la vie ! Vous n’imaginez pas le nid d’espions, de rebelles, de contumaces et de mécontents français de tout poil que recèle la bonne ville de Londres. Croyez-en ma vieille expérience : cela grouille et nos bons amis anglais se font un plaisir de choyer en sous-main tout ce beau monde. Mais je suppose qu’il va être question, à présent, de notre belle comtesse…

Il y eut néanmoins un temps d’arrêt dans la lecture des recommandations. Jeanne de La Motte risquait sa tête et une sentence de mort allait peut-être être réclamée. Ainsi l’avaient demandé deux des juges partisans du cardinal de Rohan, Saint-Vincent et Du Séjour. Aussi les treize juges appartenant au clergé qui siégeaient au tribunal durent-ils se retirer, leurs fonctions ecclésiastiques interdisant leur participation à un vote pouvant se conclure par la mort. Ils le firent de mauvaise grâce et Beaumarchais eut un petit rire.

— Les Rohan ont bien manœuvré, dit-il. Ces treize calotins sont notoirement hostiles à leur confrère. Il vaut bien mieux pour lui qu’ils ne soient pas là quand viendra son tour.

— Où voyez-vous une manœuvre ? Cette femme va très certainement être condamnée à mort. Son crime est aussi grave que celui de…

— … de la jolie dame de Sainte-Assise ? Ma foi, oui… pourtant, je jurerais bien que cet âne de Joly ne va pas demander sa tête. Si la reine a eu connaissance de l’affaire du bosquet de Vénus, elle ne peut demander la mort car elle est, alors, un peu responsable de la suite de l’histoire ayant elle-même introduit la louve dans sa bergerie…

Il avait raison. Le procureur ne demanda pas la tête de Jeanne. Il demanda :

« Que Jeanne de Valois de Saint-Rémy, comtesse de La Motte, soit condamnée à être fustigée et battue, nue, par l’exécuteur public ; à être marquée au fer rouge sur les deux épaules par la lettre V (voleuse) ; à être emprisonnée à perpétuité dans la maison de correction des femmes, la Salpêtrière ; tous les biens de ladite Jeanne de Valois de Saint-Rémy, comtesse de La Motte seront confisqués au profit du roi… »

Et il eut gain de cause à l’unanimité des quarante-neuf juges demeurant encore en cour. Restait le cardinal de Rohan, autrement dit le plus intéressant.

Au milieu d’un silence de mort, la recommandation le visant fut :

« Que le cardinal-prince de Rohan soit condamné à se présenter à huitaine dans la grande salle du palais de justice pour déclarer publiquement qu’il a été coupable d’un acte d’audace criminelle et d’irrespect envers la personne sacrée des souverains quand il s’est rendu au bosquet de Vénus où il croyait rencontrer Sa Majesté la reine de France ; qu’il a contribué à tromper les négociants vendeurs du joyau en leur laissant croire que la reine était au courant des transactions dont celui-ci était l’objet ; que le cardinal-prince de Rohan soit condamné à exprimer publiquement son repentir et à solliciter publiquement aussi le pardon du roi et de la reine ; qu’il soit condamné à se démettre de toutes ses charges, à verser une contribution spéciale qui ira à des aumônes pour les pauvres, à être banni sa vie durant de toutes les résidences royales et maintenu en prison jusqu’à ce que toutes ces sentences aient été exécutées… »

Il avait à peine laissé tomber le dernier mot que la tempête se déchaînait. Tandis que, d’un même mouvement, les dix-neuf Rohan se levaient comme une immense statue de la protestation drapée de crêpe, l’avocat général Séguier bondissait de son siège pour protester avec la dernière violence. Apparemment, le procureur du roi avait négligé de lui faire approuver ses conclusions ainsi que l’usage lui ordonnait de le faire.

— Ces recommandations sont un déni de justice ! cria Séguier. Prêt à descendre au tombeau vous voulez couvrir vos cendres d’ignominie et la faire partager aux magistrats ? Le cardinal-prince de Rohan est innocent. La Justice veut qu’il soit acquitté.

— Votre colère ne me surprend point, monsieur, répondit l’autre sur un ton au moins aussi aigre. Un homme voué au libertinage comme vous devait nécessairement défendre la cause du cardinal.

— Je vois quelquefois des filles en effet, fit Séguier dans un grand mouvement de franchise. Je laisse même mon carrosse à leur porte. C’est affaire privée. Mais on ne m’a jamais vu vendre bassement mon opinion à la fortune…

Partie de cette façon, la bagarre devint quasi générale. Le président d’Aligre se rangeait du côté du procureur, quoiqu’en demandant qu’il voulût bien atténuer la sévérité de son réquisitoire. D’autres conseillers emboîtaient le pas à l’avocat général. La salle, de son côté, s’en mêlait et des disputes privées ajoutaient encore au tumulte. Finalement, craignant que cela ne se terminât en bataille rangée, le président jugea plus prudent de décréter une suspension d’audience. Au surplus, il était déjà deux heures de l’après-midi et les juges éprouvaient visiblement le désir de se restaurer. Les grandes robes rouges et noires se retirèrent majestueusement dans la salle Saint-Louis où un repas froid leur était servi.

— Que faisons-nous ? dit Pierre-Augustin qui transpirait comme une gargoulette. Allons-nous rester dans cette étuve ? J’avoue que j’ai grande envie, moi aussi, de me mettre quelque chose sous la dent…

— Moi aussi, mais si nous partons, retrouverons-nous nos places ?

— Cela n’a peut-être pas tant d’importance… Le jugement est pratiquement prononcé. Il ne reste plus que le cas du cardinal.

Son hésitation fut de courte durée. Les huissiers commençaient à faire évacuer la salle, la suite des délibérations devant se faire à huis clos. Le prétoire ne serait rouvert au public que pour le prononcé de la sentence.

— Voilà qui classe tout, fit Beaumarchais avec un soupir de satisfaction. Ces messieurs préfèrent laver leur linge sale en famille. On ne peut guère le leur reprocher. Venez, je vous emmène vous refaire une énergie.

— Où cela ?

— Au nouveau « restaurant » qui vient de s’ouvrir au Palais-Royal. Cela s’appelle « Les Frères provençaux » et l’on en dit merveilles…