— Vile donzelle, il te sied bien

De jouer mon rôle de reine !

— Point de courroux, ma souveraine,

Vous faites si souvent le mien !…

Le premier rayon du jour éclairait la façade toute neuve du Palais, où subsistaient encore quelques échafaudages quand Beaumarchais et Gilles, pratiquement portés par le flot, gravirent le grand escalier aux marches blanches et se retrouvèrent dans la Grand-Salle3. Il s’agissait à présent de gagner la Grand-Chambre du Parlement qui s’étendait au-dessus des salles des gardes.

Son accès présentait un nouveau problème. Pour cette audience capitale, on entrait seulement sur autorisation mais, apparemment, il y avait beaucoup d’autorisations, chacun des membres du tribunal ayant tenu à honneur d’en distribuer un maximum à ses amis et connaissances pour mieux faire étalage de son importance. Les huissiers, débordés, avaient fort à faire pour éviter non seulement les bousculades mais aussi les bagarres, les femmes étant les plus redoutables car elles savaient à merveille jouer de leurs talons pointus sur les orteils masculins. Mais Gilles et Beaumarchais en avaient vu d’autres et leurs propres armes jouèrent leur rôle à leur entière satisfaction. Ils se retrouvèrent bientôt, sous le coup de cinq heures, sous les dorures somptueuses du magnifique plafond à caissons décoré au XVIe siècle par le moine italien Giovanni Giocondo.

— Enfin nous y voilà ! soupira Pierre-Augustin en prenant possession de deux sièges situés assez près de la porte par laquelle, tout à l’heure, arriverait le tribunal. Il nous faut à présent prendre patience. Nous en avons encore pour une heure. Faut-il être curieux pour se lever si tôt ! Je regrette mon lit…

— Allons, vous le retrouverez. Mais vous ne retrouverez jamais la possibilité d’assister au dénouement d’une pareille aventure. C’est une aubaine pour un dramaturge, il me semble ?

— Il vous semble juste. Cela m’intéresse mais j’ai aussi une autre raison et cette raison c’est vous. La fin de ce procès est lourde de signification pour vous. À présent que tout va s’achever le roi vous permettra sans doute de reprendre votre nom, votre véritable personnalité et votre place aux gardes du corps. On trouvera une belle histoire pour expliquer votre résurrection et vous deviendrez la coqueluche des dames…

— Croyez-vous aussi que je serai aussi celle de Monsieur ? Il cherchera à savoir comment et pourquoi je suis encore en vie et, s’il trouve, cela ne fera qu’augmenter ses mauvais sentiments envers le roi. Même si ce procès, qui l’intéresse énormément, lui donne satisfaction, c’est-à-dire si le Parlement refuse de juger comme le veulent le roi et la reine, il n’en sera peut-être que plus à craindre. Je pense qu’il vaut mieux attendre encore et voir comment tourneront les choses. Et puis… je ne suis pas certain d’avoir envie de retourner vivre à Versailles et de reprendre le harnais. Voyez-vous, depuis que j’ai assumé le personnage de John Vaughan, j’en suis venu à penser que j’aurais peut-être plus de chance d’être utile au roi sous cette apparence qu’enfermé dans le carcan d’un garde du corps. On n’y a guère ses coudées franches. Et puis, les dangers qui menacent le roi dans l’enceinte même de ses palais sont fort réduits et, pour y faire face, ils sont nombreux, aux gardes, aux Suisses, aux chevau-légers qui sont prêt à mourir sans l’ombre d’une hésitation. Moi, j’ai à combattre Monsieur, et Monsieur ne hante guère Versailles. Enfin… pour Judith comme pour moi, il vaut mieux qu’il me croie mort encore quelque temps…

— Votre jeune épouse est toujours à Saint-Denis ?

— Je le pense. La reine m’a fait savoir… et a fait savoir à Madame Louise qu’elle la prenait sous sa protection toute spéciale. Vous savez que Sa Majesté exige qu’elle y subisse ce que l’on pourrait appeler un temps de probation. Étant donné la gravité de la faute commise, je n’ai pas le droit de m’y opposer… si pénible que ce soit ! Au moins, elle est à l’abri…

— Bah ! les retrouvailles n’en seront que meilleures… d’autant que vous ne souffrez pas outre mesure de solitude.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’une bien jolie femme s’intéresse à vous… que cela se sait en dépit de l’extrême discrétion que vous déployez tous deux en toutes circonstances… enfin en presque toutes car je crois bien l’apercevoir là-bas de l’autre côté de la salle, avec un ravissant chapeau à plumes bleues. Elle se livre à toute une agitation pour attirer votre attention.

Suivant la direction que lui indiquait son ami, Gilles aperçut, en effet, Mme de Balbi. Avec deux autres jolies femmes et autant d’hommes elle occupait quelques-uns des sièges réservés à la bonne société parisienne et aux familles des magistrats. Elle avait apporté une lorgnette, comme au théâtre, et la tenait braquée obstinément dans la direction du jeune homme. Pour bien marquer qu’il l’avait vue, il lui sourit et la salua puis cessa de s’en occuper, choqué, justement, par le côté divertissement que prenait la conclusion d’un drame à l’échelle nationale. Anne était une maîtresse adorable. Il aimait son corps, sa science de la volupté, sa gaieté et parfois, auprès d’elle, il lui arrivait de rêver d’une vie dans laquelle Judith ne serait jamais entrée. Mais son cœur jusqu’à présent n’avait pas encore appris à prononcer un autre nom.

La salle se remplissait et s’illuminait peu à peu des rayons du soleil. Elle prenait un air de fête avec les toilettes estivales des femmes, les tissus clairs des hommes.

— Ce jugement est une lourde bêtise ! grogna Beaumarchais. Il faut que la reine soit folle pour l’avoir exigé. Si la Cour n’accepte pas les conclusions que va déposer tout à l’heure le procureur du roi, conclusions qui sont le reflet même de la volonté royale, si elle rend un autre jugement, le roi est bafoué, la reine vilipendée.

— Pourquoi donc le jugement serait-il différent ? Le Parlement a accepté les lettres patentes que lui a fait tenir le roi au début de l’instruction, il doit donc en suivre l’esprit. Tenant pour avérés tous les faits dont a eu à se plaindre le ménage royal il n’est là que pour rechercher jusqu’à quel point la majesté royale a été offensée ?

— Tout à fait d’accord ! L’achat du collier, l’escroquerie n’étaient pour les coupables que des moyens et le grand fait qui domine cette triste affaire est celui-ci : que les La Motte aient eu l’audace de feindre que la nuit, dans l’un des bosquets de Versailles, la reine de France, la femme du roi ait donné un rendez-vous au cardinal de Rohan et que, de son côté, le cardinal, grand officier de la Couronne, ait osé croire que ce rendez-vous lui ait été donné par la reine de France, par la femme du roi, là est le seul crime pour lequel les coupables doivent être punis car il est de lèse-majesté. Reste à savoir comment ces messieurs du Parlement jugeront car, outre qu’ils n’aiment guère Versailles, ils sont fort sollicités. Et tenez, regardez donc ce qui nous arrive !

Ce qui arrivait c’était une vingtaine de personnes, toutes de très haute mine, toutes en grand deuil. Tandis qu’elles s’avançaient lentement dans la salle, le silence, un profond silence s’établit. Les assistants venaient de se rappeler brusquement pour quelle raison ils étaient là.

— Les Rohan ! murmura quelqu’un.

C’étaient, en effet, les Rohan : princes, princesses, un maréchal de France et même un archevêque, qui s’en venaient, par leur présence, soutenir celui des leurs, le Grand Aumônier de France, qu’une bande de robins allait juger de par la volonté royale. Calmement, au seul bruissement des longues robes de soie noire, ceux qui, tous, portaient sur leurs armes la fière devise « roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis !… » vinrent se ranger comme ils l’auraient fait à la Cour, de chaque côté du passage par lequel allaient entrer les juges et ne bougèrent plus, attendant, très droits et impassibles, que viennent ceux dont dépendait désormais l’honneur de leur antique maison.

Soudain, comme l’horloge du palais sonnait six heures, ils apparurent, longue file rouge et noire sur laquelle neigeaient l’hermine des collets et la poudre des hautes perruques à la mode du Grand Siècle. Alors, comme sur un mot d’ordre muet, les Rohan d’un seul mouvement s’inclinèrent, plongèrent en une muette révérence devant ces hommes dont le plus noble n’atteignait pas au quart de leur grandeur mais qui tenaient entre leurs mains l’avenir d’une des plus hautes familles d’Europe.

— Impressionnant ! murmura Beaumarchais. Les juges ne peuvent pas ne pas être touchés…

Gilles, pour sa part, éprouvait une sorte de colère mêlée de honte. Son sang breton renâclait au spectacle de l’humiliation que s’imposaient ces princes qui étaient les siens, les plus nobles qu’ait jamais connu la Bretagne. Mais déjà, après leur avoir rendu leur salut, le président d’Aligre avait pris sa place et déclaré ouverte cette dernière audience. Elle allait commencer par un dernier interrogatoire des prisonniers4.

Au milieu du prétoire on avait disposé un petit siège bas, en bois brut, sur lequel devaient prendre place les accusés. C’était déjà une marque d’infamie que s’y asseoir car il avait servi à nombre de criminels qui ne l’avaient quitté que pour l’échafaud. On l’appelait la Sellette.

Le premier qui parut fut le secrétaire-amant de Mme de La Motte, le fameux Reteau de Villette avec lequel Tournemine avait eu plus d’une fois maille à partir. Toujours aussi élégamment vêtu, il fut égal à lui-même : faux, retors et infâme. Alors que les fameuses lettres de la reine au cardinal étaient toutes sorties de sa plume de faussaire il consentit seulement à reconnaître avoir apposé, sur le contrat d’achat du collier, le mot « Approuvé » à plusieurs reprises et la signature « Marie-Antoinette de France » qui était d’ailleurs un faux criant, la reine étant d’Autriche et ne signant jamais autrement que « Marie-Antoinette ». Après quoi il se lança dans une longue et filandreuse diatribe contre le cardinal qu’il chargea odieusement tout en pleurant comme une fontaine…