Le carmel ! Le plus austère, le plus sévère de tous les monastères de femmes, celui dont les portes arrêtaient la justice du roi et les désirs des hommes, celui dont le voile noir, une fois les vœux prononcés, ensevelissait aussi sûrement que le tombeau ! L’image de Judith enfermée dans cette forteresse de la Foi serra le cœur du jeune homme.
— Il n’est pas de couvent qui puisse garder une femme contre la volonté de son époux, dit-il. Judith est ma femme et je possède toutes les preuves de notre mariage… Il faudra bien qu’on me la rende.
Mme de Balbi haussa ses jolies épaules dont le mouvement arracha des éclairs bleus à son collier.
— On ne t’entendra même pas ! Celle que l’on y a accueillie, c’est Mlle de Latour, lectrice de Mme la comtesse de Provence, une pauvre enfant à l’esprit troublé, qui a le plus grand besoin de la paix divine… N’oublie pas que la prieure, mère Thérèse de Saint-Augustin, s’appelait dans le monde Son Altesse Royale Madame Louise de France et quelle aime bien ses neveux. Ce serait la parole d’un prince du sang… contre celle d’un défunt ! Crois-moi, ne tente rien pour le moment. Ce serait inutilement dangereux et, somme toute, assez stupide. Là où elle est, ta Judith ne craint rien. Il faut laisser le temps éteindre un peu les braises. Monsieur est trop rusé pour se servir d’elle avant un grand moment… Il faut lui laisser le temps de tendre un nouveau piège…
Gilles ne répondit rien. La tête baissée, il réfléchissait, soulagé, au fond, de cette certitude qui lui était donnée et qui était de toutes choses la principale : Judith vivait et ne courait plus aucun danger. Quant à la laisser au carmel le temps qu’il plairait à Monsieur, c’était une autre affaire. Après tout, le prince n’avait fait que prévenir les intentions de la reine touchant la jeune femme. Et pour la tirer définitivement des griffes de Provence, ne suffirait-il pas de faire savoir à Marie-Antoinette le lieu de sa retraite ? Que la souveraine étendît sa main sur elle et fît savoir quelle interdisait à quiconque de lui faire quitter le couvent sans sa volonté expresse et Madame Louise, toute princesse qu’elle fût, ne pourrait que s’incliner et défendre sa pensionnaire contre tous les Provence de la terre…
La main d’Anne, se glissant dans la sienne, tiède et caressante, le tira de sa rêverie.
— Le cinquième acte est commencé, murmura-t-elle. Ne crois-tu pas qu’il serait temps pour nous de regagner chacun notre place ? Donne-moi seulement ton adresse que je sache où te trouver et séparons-nous…
À travers le rideau que la jeune femme s’apprêtait à relever, la voix de Dazincourt leur parvint, entamant ce qui était le déjà célèbre monologue de Figaro.
« Oh femme ! femme ! femme ! Créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?… »
Anne eut un petit rire doux et, offrant sa main à baiser au jeune homme, elle murmura :
— M. de Beaumarchais a beaucoup de talent… mais il ne faut tout de même pas prendre ce qu’il dit pour parole d’Évangile. Sa connaissance des femmes me paraît bien superficielle.
— Croyez-vous ? S’il ne leur disait pas leurs vérités, comme à nous tous, aurait-il tant de succès ?…
Quand il reprit, silencieusement, sa place auprès de Thérèse, Tim dormait toujours mais la jeune femme glissa vers lui un coup d’œil où se mêlaient effarement et soulagement.
— Doux Jésus ! Vous voilà enfin ! Je me demandais où vous étiez passé ? chuchota-t-elle. Pierre-Augustin vous cherche partout !
— Croyez-vous ? Cela m’étonnerait de sa finesse d’esprit. Mais… écoutons plutôt ce que dit maître Figaro : ceci me paraît fort beau.
« O bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste ni même quel est ce moi dont je m’occupe… »
Attentif pour la première fois, Gilles laissait les mots de Beaumarchais-Figaro tracer leur chemin dans son esprit et y éveiller des échos inattendus. Lui non plus n’avait pas choisi sa route, lui non plus ne savait plus très bien quel était son moi véritable mais pour la première fois depuis longtemps, il se sentait jeune, détendu et plein d’énergie à la fois, décidé à parcourir hardiment le chemin proposé en forçant le destin à lui donner son dû mais sans dédaigner les roses qui fleurissaient sur ses bords, des roses comme celles qui embaumaient la gorge de Mme de Balbi…
Et ce fut avec enthousiasme qu’il joignit ses applaudissements à ceux de la salle quand la tirade prit fin…
1. Robe d’intérieur ample en soie légère que portaient alors les élégantes.
2. C’est actuellement l’Odéon.
3. Environ 130 000 de nos francs.
4. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
TROISIÈME PARTIE
LA REINE DE LA NUIT
Printemps 1786
CHAPITRE IX
LE GRAND JUGEMENT
Il était environ trois heures et demie et le jour ne s’annonçait pas encore lorsque Pierre-Augustin de Beaumarchais et son ami « John Vaughan » sortirent de l’hôtel des ambassadeurs de Hollande en prenant toutes sortes de précautions pour ne pas faire de bruit. On avait bien banqueté une partie de la nuit, bavardé durant une autre partie mais Thérèse, fatiguée, s’était retirée dans sa chambre vers minuit et, depuis qu’il l’avait épousée devant Dieu et devant les hommes deux mois et demi plus tôt, Pierre-Augustin prenait avec elle une foule de précautions et lui montrait des attentions un peu enfantines mais touchantes.
La porte refermée, les deux hommes partirent à pied pour gagner le palais de justice, assez tôt pour espérer trouver de bonnes places dans la salle d’audience.
C’était, en effet, aujourd’hui, vendredi 31 mai 1786, qu’à l’issue de la dernière audience, devait être rendu par les deux Chambres du Parlement le verdict du fameux procès du Collier dont les péripéties bouleversaient et passionnaient, depuis plusieurs mois, la France et une partie de l’Europe.
Quand, le 15 août 1785, le cardinal de Rohan, Grand Aumônier de France, avait été arrêté à Versailles, en pleine Galerie des Glaces et avec un éclat scandaleux au moment précis où, sous les grands ornements sacerdotaux, il allait célébrer la messe de l’Assomption dans la chapelle du château et renouveler le vœu solennel du roi Louis XIII offrant la France à la Vierge Marie, une sorte de stupeur s’était emparée du royaume tout entier.
C’était comme si des grondements sourds s’étaient fait soudain entendre sous les nobles perspectives du plus beau palais du monde, annonçant le réveil prochain de quelque monstre ignoré parce que assoupi depuis trop longtemps. Et un peu partout, dans les profondeurs obscures de Paris, surtout, où grouillait un peuple griffu de pamphlétaires et de gratte-papier faméliques, le volcan encore somnolent produisait des failles par où s’échappaient d’étranges puanteurs et des clapotis visqueux. Refroidi, tout cela donnerait un lac de boue dont les vagues s’en viendraient battre les marches du trône et lentement, lentement, à la manière d’un marais mortel, en graviraient les degrés jusqu’à l’engloutissement final…
Tout en accordant son pas à celui, un peu plus lent, de son ami et en se dirigeant vers la place de Grève, Gilles entreprit de rappeler à sa mémoire l’enchaînement incroyable de cette délirante histoire à laquelle il s’était trouvé mêlé plus qu’il ne l’aurait souhaité.
Les faits historiques en étaient les suivants : une jolie femme aussi cupide qu’impécunieuse, Jeanne de Saint-Rémy de Valois, descendante en ligne bâtarde du roi de France Henri II et de Nicole de Savigny, mariée à un gendarme aussi peu fortuné qu’elle-même, Marc-Antoine de La Motte qui s’était intronisé comte de sa propre autorité, avait réussi à prendre dans ses filets le cardinal-prince de Rohan, ancien ambassadeur de France à Vienne, prélat fastueux et galant s’il en fût, et qui passait pour l’un des hommes les plus riches de France.
Tenu alors en disgrâce quasi totale par la reine Marie-Antoinette qui avait embrassé les inimitiés de sa mère l’impératrice Marie-Thérèse, Rohan s’en désespérait car il était tombé, depuis longtemps, amoureux de sa jeune souveraine auprès de laquelle il brûlait de jouer le rôle capital d’un ministre aimé donc tout-puissant. Aussi avait-il vu en Jeanne de La Motte-Valois le génie bienfaisant et sauveur qu’il n’osait plus espérer. Ne lui avait-elle pas dit que la reine, sa « cousine », la recevait avec faveur, encore que secrètement, et qu’elle-même possédait les moyens, non seulement de plaider sa cause, mais encore de le faire rentrer en grâce d’éclatante façon ?
Le destin alors servit l’aventurière. Sous les galeries du Palais-Royal, rendez-vous des filles galantes de Paris, le « comte » de la Motte rencontra une jeune prostituée, Nicole Legay, dite Oliva, qui présentait avec la reine une ressemblance certaine. Les deux époux engagèrent alors la jeune femme et, à la faveur de l’obscurité, l’introduisirent, vêtue d’une robe copiée sur l’une de celles de la reine, dans le bosquet de Vénus à Versailles et la mirent en présence du cardinal qui, trompé par la nuit, ne douta pas un instant qu’elle ne fût la reine elle-même. La fille n’eut pas un mot à dire. Rohan s’agenouilla, baisa le bas de sa robe, reçut d’elle une rose et s’enfuit précipitamment quand on vint lui dire que l’on venait…
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