— Vous avez pourtant bien failli le connaître, fit Beaumarchais qui venait d’entrer et qui avait entendu ce que venait de dire le chevalier. C’est le président d’Aligre, premier président au Parlement. C’est lui qui doit présider le tribunal extraordinaire formé de la Grand-Chambre et de la Tournelle réunies qui seront chargées de juger l’affaire du Collier. Et tenez, ce long bonhomme qui se penche pour lui parler et qui a l’air d’un aimable imbécile, c’est le procureur Joly de Fleury… De là vient que ces messieurs soient si entourés : ce sont les héros du jour. Mais nous parlerons plus tard ; voilà l’orchestre qui vient reprendre ses places. Le troisième acte va commencer…
Quelques instants plus tard, le rideau se relevait sur le comte Almaviva et son courrier Pedrille… mais Gilles n’entendit rien de ce qu’ils se disaient et ne s’aperçut même pas de leur présence en scène car, au moment précis où Molé, qui jouait le comte, ouvrait la bouche, les portes d’une des meilleures loges, la seule qui fût encore vide, venaient de s’ouvrir et, précédée d’un valet portant un chandelier dont les flammes arrachèrent des éclairs à la fabuleuse parure de diamants et de saphirs qu’elle portait, une femme entra, toute vêtue de velours bleu sombre avec des étoiles de diamants dans ses cheveux blonds et se tint un instant debout sur le devant de la loge pour examiner la salle avec ce superbe dédain des grandes dames qui sont chez elles partout…
Quand elle s’assit, son immense robe sembla remplir toute la loge, cependant qu’un frisson de joie glissait le long du dos de Gilles. Le Ciel, ce soir, lui faisait un beau cadeau, puisque cette femme c’était celle dont il avait tellement besoin, c’était Anne de Balbi.
L’entrée de la favorite de Monsieur n’était pas, tant s’en faut, passée inaperçue. Thérèse, qui ne savait rien de ses relations avec Gilles, l’avait constaté avec une inquiétude grandissante.
— Mon Dieu que vient-elle faire ici ce soir ? chuchota-t-elle. C’est l’âme damnée de Monsieur. Elle a le plus méchant esprit qui soit et les yeux les plus malins, les plus perçants du monde. Et tenez, elle regarde par ici… Elle a pris son face-à-main pour mieux voir. Il n’y a pas une minute qu’elle est là et elle vous a déjà remarqué…
— Qui donc ? fit Gilles tranquillement, Mme de Balbi ? C’est elle qui vous tourmente à ce point, chère Thérèse ?
Au-dessus de la ligne brillante de l’éventail d’ivoire, les yeux de la jeune femme s’effarèrent.
— Vous la connaissez ?… C’est encore pis ! Peut-être devrions-nous partir…
— Pourquoi donc ? D’abord moi, Vaughan, je ne la connais pas. C’est mon double qui a cet honneur… mais j’ai bien l’intention d’aller la saluer et rendre hommage au charme d’une jolie femme.
— Pour le coup vous êtes fou ! Je vous dis que cette femme est le Diable en personne. Ce serait jouer avec le feu.
La main de Gilles se posa, apaisante, sur celle de la jeune femme qui s’était brusquement glacée.
— Allons, chère Thérèse, cessez donc de vous tourmenter de la sorte ! Vous voyez bien qu’aucun de ceux qui me connaissent ici ne m’a reconnu. Pourquoi voulez-vous que cette femme soit plus clairvoyante que d’anciens frères d’armes ?… Et puis, voyez-vous, j’ai justement besoin de m’assurer une aide puissante et tant mieux si le Diable et Mme de Balbi ne sont qu’un. Je ne pourrais pas trouver mieux…
Il se tut car, autour d’eux, des « chut ! » énergiques se faisaient entendre. Le comte après avoir monologué un moment venait d’être rejoint par Figaro, que jouait le beau Dazincourt et personne ne voulait perdre une miette du dialogue. Gilles s’installa plus commodément sur sa chaise pour laisser aux acteurs tout le temps d’accaparer l’attention des spectateurs.
Un léger ronflement, aussi doux qu’un soupir, fusa derrière lui et lui arracha un sourire : toujours aussi hermétiquement fermé à la prose étincelante de Pierre-Augustin, Tim venait de se rendormir…
Sans attendre plus longtemps, Gilles se leva. C’était le moment.
Avec un sourire rassurant à l’adresse de Thérèse qui levait sur lui un regard chargé d’angoisse, il sortit sans bruit de la loge, compta les portes qui la séparaient de celle de la comtesse et, quand il l’eut atteinte, ouvrit doucement le battant et vit Anne qui lui tournait le dos. Accoudée au rebord de velours rouge, la tête légèrement penchée, elle écoutait la grande scène opposant Figaro au comte. Mais son attention était peut-être un peu flottante car le léger grincement de la porte suffit à la faire retourner.
— Qu’est-ce donc ? fit-elle un peu nerveusement en cherchant à distinguer le visage posé sur cette haute silhouette qui lui apparaissait, à contre-jour sur le fond éclairé du petit salon.
— Chut ! murmura Tournemine. Ne vous effrayez pas, continua-t-il en anglais. Je suis un ami envoyé par un autre ami.
— Voilà bien des amis, il me semble ! Un nom serait mieux venu…
— Mon ami n’en a plus. Peut-être, en outre, n’a-t-il plus toute sa tête car il se prend pour un arbre… un petit sapin. C’est comme cela qu’il signe ses lettres.
— Mon Dieu ! Restez où vous êtes !
Avec un rapide coup d’œil à la salle, Mme de Balbi se leva doucement, s’efforçant de maîtriser le froissement, cependant léger, des larges paniers qui gonflaient sa robe, et rejoignit son visiteur dans le petit salon tendu de velours rouge dont, d’un geste vif, elle fit retomber la draperie, l’isolant du reste de la salle.
Un instant, avec une stupeur amusée, elle considéra le personnage inattendu qui lui faisait face.
— Je ne crois pas vous connaître, monsieur, dit-elle en souriant. Me ferez-vous la grâce de m’apprendre, enfin, votre nom ?
— Volontiers, madame. Mon nom est John Vaughan. Je suis un marin américain qui a eu le malheur de perdre son père et son navire quelque part dans le canal Saint-Georges et qui, vous apercevant tout à l’heure, n’a pu se retenir de venir vous saluer et vous dire… qu’il vous trouvait fort belle, ce soir.
— Hummmm ! Je ne savais pas les marins américains aussi galants…
Brusquement, elle se mit à rire, de ce rire de gorge bas et doux, un peu roucoulant qu’elle avait lorsqu’elle voulait vraiment plaire puis, tout à coup, se jeta dans les bras de Gilles et se pendit à son cou.
— Mon amour ! Quel bonheur de te retrouver dès ce soir ! Je ne savais que faire, je me sentais triste comme une femme qui vient de découvrir sa première ride et je ne suis venue ici que parce que cet endroit-là en valait bien un autre. J’ai compris que j’avais eu raison, qu’un instinct plus fort que tout m’avait poussée lorsque je t’ai reconnu…
— Reconnu ? s’insurgea-t-il indigné. Voilà un mensonge, ma belle amie, car vous seriez bien la seule. Je connais beaucoup de monde dans cette salle et aucun de ces gens n’en a été capable.
— Parce qu’aucun n’est amoureux de toi. Moi, je le suis ! Je reconnais même volontiers que je suis folle de toi, que je vais l’être sans doute davantage encore car je me demande si tu ne me plais pas plus qu’avant, avec cette figure de pirate qui te fait plus viril encore. Embrasse-moi !
Il s’exécuta non sans plaisir. Anne était fraîche comme les roses qui embaumaient ses vêtements et ses belles épaules nues, ainsi que ses baisers d’ailleurs étaient, à leur manière, de petits chefs-d’œuvre hautement savoureux. Tellement même qu’il voulut prolonger celui-là. Ce fut elle qui se déroba mais pour lui mordiller l’oreille en roucoulant.
— Aide-moi à me débarrasser de cette ridicule cage à poule.
— De cette quoi ?…
— De mes paniers, mon cœur, ils me tiennent à une lieue de toi…
Du coup il l’écarta de lui, la maintenant à distance de toute la longueur de son bras.
— Ah ça, mais que veux-tu faire ?…
Elle lui offrit un sourire à damner un saint.
— Mais… l’amour, mon cœur ! Tu sais très bien que je ne peux pas être une minute auprès de toi sans en avoir envie. Je pensais à toi, le Ciel… ou quelque bon diable t’a envoyé à moi, tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : aimons-nous !
— Ici ? Dans cette loge avec six ou sept cents personnes à peine séparées de nous par un rideau ?
Le regard qu’elle levait sur lui fut d’une désarmante candeur.
— Pourquoi donc pas ? Cela se fait beaucoup, tu sais ? Es-tu donc devenu à ce point américain pour ignorer à quoi servent, plus souvent qu’à leur tour, ces confortables petits salons dans lesquels un bienfaiteur de l’humanité a eu le bon esprit de disposer un canapé et des coussins ?… Je peux te citer des précédents illustres. Tiens ! par exemple, c’est dans sa loge à l’Opéra que Julie de Lespinasse s’est donnée pour la première fois au comte de Guibert. Je me sens très Julie, ce soir et l’amour, surtout avec toi, est encore plus amusant que le Mariage de ce cher Beaumarchais.
— Amusant ! grogna Gilles indigné. Vous avez de ces mots !
— Ils ne te plaisent pas ? Alors passons aux actes…
Elle y passait déjà. Prestement dénoués, les encombrants paniers de baleines légères habillées de volants de mousseline tombèrent sur le tapis tandis que l’immense robe retombait comme un rideau découragé.
— Anne ! dit-il sévèrement. Cessez ce jeu ! J’ai à vous parler sérieusement. Ce que j’ai à dire est même très grave.
Sans l’écouter elle alla s’allonger sur le canapé relevant coquettement le velours bleu de sa robe pour découvrir ses longues jambes gainées de soie de même nuance.
— Tu as toujours une foule de choses sérieuses ou même graves à débattre avec moi, mon chéri. Et moi je pense que, plus les choses sont graves et plus on a besoin de les aborder avec un corps dispos et des idées claires. Les miennes ne le sont jamais quand j’ai envie de faire l’amour mais, après, elles deviennent étonnamment lumineuses. Allons, cesse de bouder et viens ! Ou alors dis-moi que tu n’en as pas envie… mais je te préviens tout de suite que je ne te croirai pas.
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