— Dites que vous ne voulez rien faire !

— Je ne peux rien faire. Cela a toujours été le sort des rois de devoir laisser se développer auprès d’eux les pires complots voilés sous le masque de l’affection fraternelle sans jamais frapper sous peine de soulever de graves troubles. Car, hélas, Monsieur a de nombreux partisans et je n’ignore pas que l’on pense, en maints lieux où l’on cultive l’esprit, qu’il ferait un roi bien meilleur que moi parce qu’il est beaucoup plus intelligent. Ne prolongeons pas davantage cette discussion, madame, car, croyez-moi, elle ne peut mener à rien.

« Quant à vous, chevalier, ajouta-t-il en revenant à Gilles, sachez que le roi partage votre angoisse et vous supplie de vous reprendre. Ceci n’est, vous le comprenez, qu’un épisode dans une lutte sournoise qui ne finira qu’avec Monsieur lui-même et qui devient chaque jour un peu plus dangereuse car Provence s’exaspère à voir que la couronne s’éloigne de lui davantage chaque fois qu’il naît un prince à la France. La famille royale a besoin que ses meilleurs serviteurs demeurent debout… et en vie. C’est pourquoi je vais exiger de vous une promesse. »

Au prix d’un violent effort, Gilles réussit à s’incliner.

— Le roi peut exiger, en effet…

— Non. Le terme a dépassé ma pensée, le roi vous demande de renoncer au projet insensé qu’il sent germer dans votre esprit. Vous allez me promettre, monsieur de Tournemine, de ne rien tenter contre le château de Brunoy car vous n’y trouveriez rien, vous y perdriez sans doute la vie et moi un serviteur dévoué. Promettez-vous ?…

Comprenant que le combat était inutile, le jeune homme baissa la tête.

— Je promets, sire… Quels sont mes ordres pour le moment ?

— Aucun. Rentrez seulement dans le silence… Ah ! pendant que j’y pense : comptez-vous conserver votre logement à l’hôtel White ?

— Le roi sait cela ? fit Gilles surpris.

— Le roi sait bien des choses qui vous surprendraient. Il faut que vous trouviez un logis indépendant, un appartement, une maison où il vous serait plus facile de vous défendre au cas où votre incognito serait percé… ce qui ne saurait manquer d’arriver si vous continuez à vous promener ainsi à visage découvert. Vous m’en ferez savoir l’adresse par qui vous savez. À présent, madame, ajouta-t-il en se tournant vers la reine, je vous donne le bonsoir et je vais me coucher. Rappelez donc M. de Fersen qui s’ennuie à mourir, près de l’étang, avec votre amie Polignac et dites-lui qu’il ramène son camarade à Paris avec le plus de discrétion possible.

— Sire ! s’écria Marie-Antoinette devenue très rouge sous ses cheveux poudrés à frimas, vous me semblez ce soir avoir de bien bons yeux. C’est en effet M. de Fersen qui a conduit ici le chevalier…

Le roi se mit à rire.

— Pourquoi tenez-vous tellement à m’expliquer ce que je sais ? Voyez-vous, ma chère Antoinette, je suis comme beaucoup de myopes : habitué à vivre dans le brouillard, je distingue fort bien les silhouettes et, tout compte fait, j’y vois plus clair qu’il n’y paraît. À bientôt, chevalier, je ne vous oublierai pas…

Un instant plus tard, il n’y avait plus, près de la charmille, que Tournemine et Fersen. Le roi avait disparu aussi subitement qu’il était apparu et, sous l’ombre des tilleuls, les silhouettes gracieuses de la reine et de son amie étaient en train de se fondre. Quand elles eurent tout à fait disparu Gilles alla vers le bassin voisin et, s’agenouillant sur la margelle, y trempa plusieurs fois son visage.

L’eau froide lui fit du bien. La lueur d’espoir que Louis XVI avait allumée en lui après sa crise de désespoir lui avait mis l’esprit en déroute. Après trois immersions, il retrouva des idées plus claires.

— Que vas-tu faire à présent ? demanda le Suédois en lui tendant un grand mouchoir pour éponger l’eau qui ruisselait sur son visage, ce que Gilles fit avec vigueur.

Après quoi, découvrant des yeux redevenus clairs et pleins de détermination :

— Ce que je vais faire ? Mais obéir au roi, ricana-t-il, rentrer à Paris, m’y trouver un logis et y faire venir Pongo dont je vais avoir le plus grand besoin. Ensuite, je chercherai Judith, je fouillerai, s’il le faut, chacun des repaires de ce maudit comte de Provence. Et si j’obtiens la certitude que Judith a été sacrifiée…

— Eh bien ?

— Je tuerai Monsieur ! dit froidement le chevalier. Ce sera encore le meilleur service que je pourrai jamais rendre au roi… et à la France. Je me demande même, ajouta-t-il, si je ne devrais pas commencer par là…



1. Stationné à Landrecies avec le Royal-Suédois, Fersen était rentré à Paris le 30 septembre précédent.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

CHAPITRE VIII

UNE LOGE POUR « LE MARIAGE DE FIGARO »























« Madame, il est charmant votre projet. Je viens d’y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout, et quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. »

Suzanne se penchait pour baiser la main de la comtesse au milieu d’un tonnerre d’applaudissements tandis que le rideau se baissait sur le second acte du Mariage de Figaro.

Il se releva presque aussitôt sur les révérences des deux jeunes femmes qui jouaient les principaux rôles féminins de la célèbre comédie de Beaumarchais et l’enthousiasme de la salle grandit encore de quelques degrés tant elles avaient de grâce. Peut-être Louise Contat qui jouait Suzanne avait-elle plus d’éclat et de piquant avec son casaquin à basquine et son ample jupe à volants, mais Marie-Blanche Sainval, sous l’ample lévite1 de soie blanche de la comtesse et sans autre coiffure que ses beaux cheveux avait, elle, tout le charme sensible de son rôle.

— Bravo ! Très, très joli ! criait Tim qui s’était dressé d’un bond dès la première salve d’applaudissements au risque de jeter par-dessus bord Gilles assis devant lui, et qui manifestait un enthousiasme d’autant plus chaleureux qu’il avait consciencieusement dormi depuis le début de l’acte.

— Vous appréciez à ce point la comédie de Pierre-Augustin, dit, en se tournant vers lui, Thérèse de Willermaulaz qui n’avait rien remarqué.

L’Américain devint rouge brique.

— Je… je ne pense pas très bien comprendre, dit-il dans son français hésitant, mais je trouver demoiselles très jolies… indeed !

— Eh bien, à la fin de la représentation, vous n’aurez qu’à demander à leur être présenté. Regardez : vous avez presque autant de succès qu’elles !

C’était vrai. Installés auprès de Thérèse, dans la loge que la Comédie-Française réservait toujours à l’auteur, les deux Américains faisaient incontestablement recette depuis leur entrée. Tim, gigantesque et hilare, toujours très homme des bois en dépit de ses vêtements occidentaux, et « John Vaughan », athlétique et sombre dans un habit de fin drap noir à la mode anglaise dont l’austérité n’était corrigée que par des boutons d’or guilloché et la mousse neigeuse d’une cravate sur laquelle s’élevait vigoureusement son visage au teint bronzé cerné d’une courte barbe brune, tous deux attiraient souvent les regards des femmes élégantes et parées qui emplissaient la belle salle neuve élevée sur l’ancien hôtel de Condé et que l’on avait inaugurée trois ans plus tôt2.

Une salle pleine à craquer, comme chaque fois que l’on jouait le Mariage mais où l’on ne voyait guère de gens appartenant à la Cour, à la seule exception du comte d’Artois qui, pour rien au monde, n’aurait laissé passer une occasion de voir la belle Contat, sa maîtresse, jouer ce rôle charmant de Suzanne. La Cour, en ce début de novembre, était encore à Fontainebleau où l’Autriche et la Hollande étaient en train de signer, sous la médiation de la France, un traité qui était l’œuvre à peu près exclusive de Marie-Antoinette, et qui terminait la désastreuse aventure des bouches de l’Escaut vieille d’un an déjà et n’arrangeait pas la popularité de la souveraine. On savait depuis six mois déjà que la Hollande serait contrainte d’offrir des excuses à l’Autriche pour une sombre histoire de brigantin canonné dans l’Escaut, des excuses et de l’argent parce que la reine de France, manœuvrée depuis Vienne, avait obligé son époux à retirer ses propres troupes et à payer une partie de l’indemnité afin que les Hollandais mortifiés ne crient pas trop fort. Depuis six mois déjà, Marie-Antoinette était devenue l’Autrichienne pour Paris où, dans les salons, grondait la colère des esprits éclairés.

C’est pourquoi, ce soir, la salle de la Comédie-Française débordait presque et, si Versailles était absent, Paris, lui était là au grand complet avec, aux premiers rangs de l’orchestre, les « anciens d’Amérique », La Fayette, Lauzun, Noailles, Berthier, Lameth, tous ceux dont la coterie de la reine ne voulait pas entendre parler et qui, déjà, s’emparaient petit à petit de l’esprit de la capitale. Et, aux entractes, les commentaires allaient bon train sur ce que l’on appelait déjà « l’infâme traité de Fontainebleau ».

Tous avaient regardé les Américains et si quelques saluts joyeux étaient montés vers Tim Thocker, aucun signe de reconnaissance ne s’était adressé à Gilles bien que tous ces hommes eussent combattu avec lui et qu’il en connût intimement quelques-uns.

— Je crois que l’épreuve est concluante, lui chuchota Thérèse sous l’abri de son éventail d’ivoire peint. Personne ne vous reconnaît…

C’était Pierre-Augustin qui avait eu l’idée de cette soirée au théâtre afin d’assurer plus solidement Gilles dans son nouveau personnage.