— Quelle compagnie de gardes est chargée du voyage ?

— Celle des Bourguignons aux ordres du comte de Castellane, Ier Lieutenant4.

— On ne m’y connaît pas. Je t’accompagne. Il faut faire vite et les recherches peuvent être longues.

— Tu penses bien que je ne vais pas les faire tout seul. Les gardes vont m’aider. S’ils ne te connaissent pas, certaines des femmes de la reine te connaissent. Crois-moi, reste ici ! Nous repasserons le fleuve ensemble. J’ai pris logis de l’autre côté de la Seine pas loin de l’endroit où tu m’as trouvé.

Et, sautant sur le quai, le Suédois se mit à courir vers le premier des postes de garde disposés aux abords de la gondole. Gilles amarra son bateau, rentra ses rames et s’étendit au fond, moins pour se reposer car il n’en éprouvait pas le besoin que pour éviter d’être vu. Les appels des coqs se faisaient de plus en plus fréquents et, dans le bourg proche, des lumières s’allumaient ici et là dans les maisons. Chez les militaires, la diane se fit entendre et le camp s’anima bien que la nuit fût toujours aussi obscure.

Les minutes qui coulèrent ensuite parurent au chevalier durer des siècles. L’infernale astuce de Monsieur et de ses séides lui était trop connue pour qu’il ne fût pas inquiet. La machine infernale devait être soigneusement montée et cachée en proportions. Mais, après tout, s’il ne trouvait rien, Fersen possédait suffisamment d’influence sur la reine pour la persuader de débarquer et de poursuivre son voyage en carrosse… en admettant qu’elle ne fût pas déjà au courant de la situation. S’étant ainsi rassuré, Gilles attendit plus calmement le retour de son ami.

Une mince bande plus claire allégeait le ciel vers l’est quand Axel reparut, visiblement joyeux. Il sauta dans la barque et, allongeant une bourrade à son ami :

— Nage ! fit-il. Tout va bien. Le coffre de poudre est à présent au fond de la Seine.

— Le coffre ?…

— Oui. Ce n’était pas un tonneau, trop facile à repérer mais une grosse malle de voyage en cuir, dissimulée parmi les bagages qui encombrent la cale. C’est en déplaçant ces bagages que nous l’avons trouvée sans trop de peine grâce à son bizarre dispositif. La malle était placée contre la paroi du bateau, vers l’avant, à peu près sous l’endroit où se tient la reine quand elle vient regarder les spectacles que lui offrent ses sujets au long des rives du fleuve. Quand nous l’avons bougée, un mince tuyau qui était enfoncé dans ses flancs est tombé à terre. Il était plein de poudre lui aussi et rejoignait, sur le sol, la mèche peinte et dorée qui sortait dans les sculptures de la proue, à portée de main pour quelqu’un qui se trouverait dans une barque… Nous avons tout arraché, tout jeté à l’eau… mais laissé la mèche.

Gilles sourit.

— Tu penses que ce sera peut-être intéressant de voir qui approchera de cette mèche ?… C’est une bonne idée mais, si le filet n’est pas tendu, personne, peut-être, ne s’y risquera puisque le bateau ne s’arrêtera pas…

— Mais le bateau s’arrêtera, ne fût-ce que quelques instants devant les jardins de Sainte-Assise où, très certainement, la maison d’Orléans sera rangée en bataille pour le saluer. Même si l’amour-propre du vieux duc a été égratigné par le refus de la reine de s’arrêter chez son épouse morganatique, il ne peut se dispenser de la saluer. Mme de Montesson d’ailleurs, qui est férue de théâtre, aura certainement préparé un divertissement. À présent, rentrons, chevalier, et séparons-nous. Le bateau sera sans doute devant le château vers midi et j’ai bien l’intention d’y être aussi afin de ne pas manquer le spectacle.

— J’y serai aussi…

Le reste du trajet se fit en silence. Mais, une fois revenu à terre, Axel de Fersen tendit, à la mode anglaise, sa main à cet ami longtemps perdu et si étrangement retrouvé.

— Me pardonneras-tu jamais, chevalier, mes soupçons imbéciles ? Tu t’es toujours comporté en ami loyal et fidèle, même si tu as quelquefois employé la manière forte. Je ne l’ai pas compris et, à présent, je m’en repens amèrement.

Gilles se mit à rire et haussa les épaules.

— Repentir bien inutile puisque notre amitié sort indemne de tout cela et je n’ai rien à te pardonner car je te devais trop pour avoir seulement le droit de t’en vouloir. C’est à toi que je dois d’avoir retrouvé mon père et mon nom. Tu pourrais me tuer sans que je me reconnaisse le droit de te le reprocher.

D’un même élan les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre puis se séparèrent. Fersen se perdit sous les arbres qui abritaient le sentier du bord de l’eau et au-delà desquels se montraient un grand toit en pente accompagné d’une belle cheminée. Gilles alla reprendre son cheval et sauta en selle avec une intense impression de soulagement.

Avant de reprendre sa route vers Seine-Port, il jeta un dernier coup d’œil au bateau de la reine. Là-bas, dans la grisaille du petit matin, il émergeait de la légère brume qui montait de l’eau et amortissait ses rutilances. La pauvreté de la lumière lui enlevait son éclat et, sans l’agitation qui régnait à son bord, il eût pu passer pour le décor défraîchi de quelque opéra désuet. En bon Breton, Gilles avait détesté au premier regard ce bateau qui n’en était pas un, qui ne savait pas naviguer tout seul, auquel manquait l’envol des voiles ou les longues pattes des rames mais à présent, et bien qu’il eût perdu sa charge mortelle, il lui faisait horreur car il y voyait un symbole de futilité et de légèreté inadmissibles chez une femme investie, par le choix de Dieu et par celui des hommes, des graves obligations du pouvoir royal…

Le galop à travers la campagne qui sentait bon la rosée du petit matin et la fumée des feux qui avaient repris vie au vent des soufflets vigoureusement actionnés lui rendit sa bonne humeur naturelle. Il avait mené à bien cette première mission d’ouvrier clandestin au service de son roi et il se sentait bien dans sa peau. Aussi, quand il arriva à l’embranchement du chemin de Nandy n’hésita-t-il pas une seconde à lancer son cheval dans la côte menant à certain pavillon de chasse ayant appartenu jadis, lui avait-on dit, au roi Louis XV qui, vu sa réputation, n’avait pas dû y tenir que des rendez-vous cynégétiques. La belle Anne de Balbi n’avait pas menti. Elle lui avait permis de sauver la famille royale et, même si quelques comptes restaient à régler entre eux, Tournemine admettait qu’elle avait bien gagné la bizarre récompense qu’elle s’était choisie.

Il avait juré, d’ailleurs, et un homme d’honneur se devait de tenir sa parole…

S’efforçant hypocritement de ne pas penser aux agréments que pouvait représenter une parole de cette sorte donnée à une fort jolie femme par un garçon jeune, naturellement ardent et à jeun depuis longtemps, le chevalier considéra un moment l’élégante construction et ses alentours qui étaient parfaitement déserts. Pas une âme, pas un chat n’apparaissaient sous les grands arbres qui cernaient le toit mais un panache de fumée légère sortant par une cheminée disait assez que la maison n’était pas vide.

Après avoir attaché son cheval sous un auvent disposé à cet effet sur le côté, il alla vers la porte ornée d’un marteau de bronze ouvragé mais quand il voulut le soulever, il s’aperçut que la porte était seulement poussée. Il entra donc sans plus attendre.

Connaissant bien la voluptueuse créature à laquelle il avait affaire, il s’était attendu vaguement au savant désordre d’une chambre aux lumières voilées, à un lit défait au creux duquel elle l’attendrait sans autre parure que ses cheveux dénoués et, peut-être, un soupçon de mousseline ou de dentelle, la chair déjà houleuse et les yeux noyés dans les prémices du plaisir. Or, il déboucha dans une sorte de grande cuisine-salle à manger fleurant bon le café fraîchement moulu et le poulet rôti.

Un beau feu flambait sous le manteau de pierre de la cheminée, ornée d’images saintes et de fusils croisés, éclairant une table de ferme nappée de blanc sur laquelle étaient disposés auprès d’un couvert rustique, un gros pain rond, une motte de beurre fraîchement pressée, une jatte de lait et tous les éléments d’un repas confortable.

Entre la table et la cheminée Mme de Balbi allait et venait, un tablier blanc protégeant sa robe de gourgouran5 bleue, surveillant la cuisson du poulet ou ajoutant de l’eau dans la cafetière. Les flammes arrachaient des éclairs aux diamants qui ornaient ses mains tandis qu’elle maniait la grande cuillère d’étain pour arroser le rôti et la peau délicate de son visage avait rougi à l’ardeur du foyer.

Elle accueillit l’arrivant d’un sourire malicieux.

— Assieds-toi. Tu dois mourir de faim. Je te sers tout de suite…

Ôtant machinalement son manteau et son chapeau qu’il jeta sur un banc, il obéit, s’installa sur l’une des chaises paillées disposées autour de la table. Anne lui jeta un vif coup d’œil.

— Tout s’est bien passé ? Tu as réussi ?…

— Oui… grâce à vous, la reine est sauve. Le bateau ne sautera pas.

Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur l’anse de la cafetière qu’elle apportait justement sur la table.

— Vous ?…, fit-elle amèrement. N’ai-je donc pas assez prouvé que je souhaitais uniquement me dévouer pour toi, que je voulais que tu apprennes à ne plus me regarder comme une ennemie… peut-être à m’aimer un peu ? Pourquoi es-tu revenu, en ce cas ?…

— Mais… je m’y étais engagé. Je suis venu payer ma dette.

Elle eut un petit rire aussi sec, aussi triste qu’un sanglot et se mit à verser le liquide brûlant dans les tasses avec des mains qui tremblaient.

— Tu es venu me faire l’amour, n’est-ce pas ? Tu pensais sans doute que je t’attendais… toute prête, nue sur un lit et les jambes écartées comme la fille de bordel qui attend un client ? Non, tu vois, ce n’est plus tout à fait ainsi que j’imagine nos revoirs. Pense seulement à ce que je t’ai dit tout à l’heure : j’ai faim de toi, c’est vrai… mais à présent je t’aime aussi. Et plus rien n’est comme il était hier…