Attachant son cheval à un arbre encore touffu, Gilles descendit la pente herbue dans l’espoir de trouver une barque amarrée dans les roseaux et, très vite, en aperçut une. Retenue par une chaîne à un tronc de saule dont les branches déjà veuves de leurs feuilles trempaient dans l’eau, elle était à demi cachée par les grandes herbes.

Voyant là le doigt de la Providence, le jeune homme sauta dans le léger bateau, s’assura que les rames reposaient bien au fond et, montant sur le plat-bord, entreprit de détacher la chaîne.

— Ce bateau ne vous appartient pas, dit au-dessus de sa tête une voix masculine pourvue d’un léger accent. Veuillez donc le laisser en repos et retourner d’où vous venez.

Levant la tête, Gilles aperçut une silhouette noire, debout sur le sentier qui longeait le fleuve.

— S’il est à vous, monsieur, je vous demande en grâce de me le prêter un moment. J’en ai le plus urgent besoin…

— Comme j’en ai encore plus besoin que vous, je dis non ! Et je vous conseille de descendre très vite, si vous ne voulez pas que je vous loge une balle. Vous ne voyez peut-être pas mon pistolet mais lui vous voit très bien.

C’était sans doute exact car sa silhouette à lui devait se découper nettement sur le fond luisant de la rivière. La partie était inégale, Gilles ayant laissé ses propres pistolets à l’arçon de son cheval.

— Pourtant, il me faut ce bateau ! marmotta-t-il entre ses dents…

Calmement il remit la chaîne déjà détachée à sa place, sauta à terre et remonta le talus en direction du perturbateur… bien décidé à l’assommer s’il le fallait pour s’assurer l’utilisation de la barque. L’homme semblait moins grand que lui. Quant à sa corpulence il était difficile d’en juger à cause du manteau à triple collet posé sur ses épaules. Mais, décidément, il n’avait pas envie d’engager la conversation.

— Passez au large ! ordonna-t-il quand il vit Gilles se diriger vers lui.

— Soyez raisonnable, monsieur ! Il est inutile d’employer les armes. Je ne suis pas un bandit de grand chemin et je désire seulement vous parler…

Il était arrivé sur le chemin et c’est alors qu’il aperçut la femme bien qu’elle fût difficile à distinguer mais la lune venait de se dégager d’un nuage et permettait d’y voir mieux. Elle se tenait debout à quelques pas de l’homme, enveloppée de la tête aux pieds dans une grande mante sombre dont le capuchon froncé était rabattu sur son visage.

— Moi je n’ai rien à vous dire, s’écria l’homme, sinon ce que j’ai déjà dit : écartez-vous, passez au large… et ne m’obligez pas à tirer !

Gilles s’arrêta. À mesure qu’il approchait, d’ailleurs, il acquérait la certitude de connaître cette voix, et surtout cette façon un peu lourde d’accentuer les consonnes. Le rayon de lune, bien que faible, le renseigna et il éprouva une brusque joie. Cette rencontre qu’il pensait catastrophique était en fait providentielle car l’étranger était tout juste l’homme qu’il lui fallait. Cette nuit, décidément, était celle des rencontres.

— Axel, dit-il froidement, je dois te parler. Baisse ton pistolet. On ne tue pas un ami pour une barque…

Le regard un peu myope du comte de Fersen fouilla la nuit pour tenter de distinguer ce visage qui se montrait à contre-jour mais, instinctivement, il baissa son pistolet.

— Qui êtes-vous ?

— Gilles de Tournemine. J’ai besoin que tu m’aides à sauver la reine et ses enfants.

Une exclamation de surprise lui répondit, une exclamation qui était double d’ailleurs. La femme, que d’ailleurs il évitait de regarder depuis qu’il avait reconnu le gentilhomme suédois, par crainte d’identifier peut-être une trop grande dame, l’avait poussée elle aussi, il en était certain.

Mais le Suédois était dur à convaincre.

— Le chevalier de Tournemine est mort.

Allons bon ! Lui aussi ! Décidément, la nouvelle de sa fausse évasion manquée avait fait le tour de l’Europe mais, au train où allaient les choses, toute la France serait bientôt au courant de sa survie.

— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me déclare encore bien vivant, grogna-t-il, car il ne reste pas grand-chose d’un secret quand cinq ou six personnes le partagent. Quoi qu’il en soit, avance et regarde-moi !

Et, se retournant, il fit face à la lumière tandis que Fersen approchait, scrutant le profil net dont le nez, légèrement busqué, évoquait l’oiseau de proie, la bouche ferme, les maxillaires puissants.

— Alors ? fit Tournemine impatienté par un examen qu’il jugeait un peu trop long.

— Il faut en croire l’évidence, dit Fersen. C’est bien là notre insupportable Breton retour des Enfers…

— Tu ne saurais mieux dire. Puis-je néanmoins te demander ta parole… et celle de la dame qui t’accompagne, de me garder un secret qui n’est pas tout à fait le mien. Service du roi !

— En ce cas… Vous l’avez, chevalier. Et je me porte garant de cette dame… mais il était temps que vous disiez ces mots car j’allais, mon cher, vous abattre comme un chien. Je n’aime pas les complices de M. le cardinal de Rohan…

— Décidément, mon cher comte, vous êtes toujours aussi bête ! déclara sans ménagement le chevalier. Et sourd par-dessus le marché ! Je croyais que nous étions toujours amis ? Apparemment, nous ne le sommes plus. Soit ! Mais je croyais aussi vous avoir dit que j’avais besoin de vous pour sauver la reine et ses enfants.

Sans répondre, Fersen s’éloigna de quelques pas, rejoignit la dame toujours debout à la même place, aussi immobile qu’une statue, lui dit quelques mots tout bas et revint auprès du chevalier.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je vous écoute !

Sans lui donner ses sources, Gilles, en quelques phrases, le mit au courant du terrible danger qui menaçait la gondole royale, de l’envoi du filet à Sainte-Assise, sans en nommer l’auteur, et de ce que Tim Thocker, vieille connaissance de Fersen lui aussi en tant qu’ancien combattant de la guerre d’Indépendance, était en train de faire chez les Orléans.

Avec simplement une exclamation horrifiée au passage du mot « poudre », Fersen l’écouta sans l’interrompre. Ce fut seulement quand Gilles se tut qu’il demanda, revenant cette fois naturellement à la vieille camaraderie d’autrefois :

— Qui a fait cela ? dit-il seulement. Tu le sais ?

— Oui. Et toi aussi si tu cherches bien. Mais ce nom-là est impossible à prononcer, de même que l’attentat serait impossible à prouver. À présent je crois que nous avons assez parlé et qu’il est temps d’agir…

— Tu as raison. Viens ! Nous allons rejoindre le bateau où je comptais ramener cette dame… qui est l’une des femmes allemandes de la reine. Il est donc inutile que tu lui parles, elle ne te comprendrait pas.

Le regard grave du chevalier plongea dans celui du Suédois dont, mieux que quiconque, il savait quels liens l’attachaient à la reine de France.

— Y a-t-il une dame avec toi ? Je ne vois personne… Marche, je te suis !

Silencieusement, les trois personnages embarquèrent. Gilles le premier avait sauté dans la barque et pris les avirons tandis que la dame s’installait à l’arrière, que Fersen détachait la chaîne et repoussait la berge du pied, avant de s’asseoir auprès de sa compagne. Celle-ci était parfaitement dissimulée à tous les regards. Outre le capuchon qui retombait plus bas que ses yeux, elle portait un masque vénitien dont la barbe de dentelle noire cachait tout le bas de son visage et rejoignait les liens soyeux de la mante. Elle aurait pu passer pour une statue d’ébène si le bas légèrement entrouvert de son manteau n’avait montré un coin de jupe claire.

Gilles s’efforçait de ne pas la regarder mais ne pouvait se défendre d’une bizarre émotion en face de cette statue noire et droite si droite que le mot de majesté venait instinctivement à l’esprit.

Le jeune homme rama vigoureusement jusqu’au milieu du fleuve puis plus doucement, plongeant ses pelles avec précaution et évitant les bruyantes éclaboussures, à mesure que l’on approchait du bateau plongé dans le silence. C’était l’heure où la nuit, avant de se laisser vaincre par le jour, faisait taire tous ses bruits qui sont comme les dernières défenses de la vie, l’heure entre toutes redoutée des angoisses nocturnes et des soucis accablants pour qui ne peut retrouver le sommeil, celle où la mort approche du lit des malades sur des pieds chaussés de velours noir…

Le chant d’un coq voisin éclata, triomphant, à l’instant où le bord de la barque venait toucher la coque du navire et chassa les pensées lugubres du chevalier. Un autre lui répondit quelque part derrière les moulins, puis un autre de l’autre côté de la Seine.

La dame se dressa dans le bateau, appuyée sur la main que lui offrait Fersen. Une forme féminine glissa d’une fenêtre entrouverte, s’approcha du bordage, fit retomber une courte échelle de corde et se pencha en tendant la main pour aider la voyageuse à prendre pied sur le pont. Puis les deux dames disparurent dans l’intérieur du bateau sans s’être retournées et sans qu’une seule parole eût été prononcée.

— Écartons-nous, souffla Fersen et allons aborder un peu plus loin afin que je puisse retourner sur ce bateau au vu et au su de tous…

Sans répondre, Gilles dégagea l’une des rames, l’appuya sur la coque dorée afin de reprendre du large et laissa la barque glisser doucement dans le courant jusqu’à ce que l’on eût dépassé les deux barges d’escorte, tout aussi silencieuses d’ailleurs que la gondole et encore plus obscures. Puis, reprenant ses rames, il alla toucher terre près du point d’amarrage de l’un des coches d’eau, les fameux « corbeillards » qui transportaient aussi bien la farine que les voyageurs jusqu’à la capitale.

— Attends-moi ici, dit Fersen. Je devrais suffire à trouver ce que nous cherchons. Et puis, il vaut mieux ne pas tenter le diable. Même avec tes cheveux noirs et sous cet accoutrement tu demeures assez reconnaissable.