Le son de cette voix, à peine étouffée par les blanches transparences d’où elle sortait, lui apprit que le pressentiment éprouvé en recevant le billet ne l’avait pas trompé et qu’il avait deviné juste : cette femme, c’était sa Némésis personnelle, c’était la très belle et très dangereuse comtesse de Balbi.

Toujours en selle, il se contenta d’ôter son tricorne et de saluer.

— La dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble dans un espace clos, cela n’a pas été pour mon bien, madame. Aussi comprendrez-vous sans peine qu’un tête-à-tête avec vous dans cette boîte ne me tente guère.

Elle se mit à rire.

— Vous voilà devenu bien prudent, il me semble ? Pourtant, les morts ne devraient pas craindre grand-chose des pauvres vivants. Que proposez-vous ?

— De faire quelques pas sur cette terrasse qui est belle. La nuit est un peu fraîche mais agréable et pleine de ces odeurs de campagne que vous prétendez aimer. Pourquoi ne pas parler tranquillement en face de ce paysage fluvial que la lune éclaire ?

Tout en parlant, il sautait à bas de son cheval qu’il allait tranquillement attacher à un jeune platane puis revenait ouvrir la portière et offrir la main à la jeune femme. Avec une toute légère hésitation, elle y mit la sienne et descendit dans un gracieux bruit de soie froissée.

— Allons, puisque vous le préférez ainsi ! Après tout, je n’ai rien contre une promenade nocturne. Cela donne du ton au sentiment… et nous n’en avons jamais fait ensemble. Sauf peut-être le premier soir, lorsque nous nous sommes rencontrés. Vous souvenez-vous, chevalier, des rues de Versailles par cette belle nuit du mois d’août si chaude ?

— Ma mémoire est excellente, madame, et je n’ai rien oublié de vos bienfaits, dit-il en appuyant intentionnellement sur le dernier mot. Mais vous venez de parler de sentiment ? C’est un mot bien curieux dans votre bouche… et dans cette circonstance. Dois-je vous rappeler que nous sommes ici pour parler d’une affaire grave ? Si tant est qu’elle existe ailleurs que dans votre imagination fertile, ce dont je doute assez…

— Elle existe. Mais rien ne presse…

Elle se tut soudain et ce fut en silence qu’ils marchèrent vers le bord de la terrasse. Sous son apparence glacée, Tournemine luttait de toutes ses forces contre la tempête intérieure qui le secouait. N’eût-il écouté que sa colère et son ressentiment, il eût fait taire définitivement cette voix douce qui se voulait charmeuse et qui ne faisait que l’irriter. Cette femme avait brisé son bonheur, chassé son amour et détruit ses espérances ; pourtant il lui fallait garder avec elle les formes extérieures d’une exquise politesse, il fallait jouer le jeu subtil et cruel auquel il avait été convié au nom d’intérêts tellement supérieurs que sa propre vie, comme d’ailleurs celle de Judith, perdait en comparaison toute importance. C’était cela servir le roi : sacrifier sans broncher ce que l’on avait de plus précieux, y compris sa propre existence.

Il aurait donné cher pour la joie de tuer de ses mains la très belle Mme de Balbi et pourtant – l’homme est ainsi tissé de contradictions – il ne pouvait se défendre d’une sorte de plaisir sensuel à respirer l’odeur de rose fraîche qui la suivait partout et l’enveloppait comme une caresse.

Quand elle mit pied à terre, il lâcha la main qu’elle avait posée sur la sienne pour descendre mais, sans paraître s’en apercevoir, elle glissa son bras sous le sien le plus naturellement du monde et il n’osa pas le repousser. À quoi bon irriter cette femme ? Il fallait savoir ce quelle avait à dire.

D’un geste vif, elle ôta la dentelle qui lui enveloppait la tête, libérant la masse de ses cheveux blond cendré coiffés avec art, la grâce d’un profil espiègle, le sourire aux lèvres dont Gilles avait maintes fois apprécié la douceur et dont il connaissait parfaitement les dangers.

Insensiblement, la comtesse resserra la pression de son bras.

— Tu es venu à visage découvert, dit-elle doucement. C’est d’autant plus courageux que tu as dû te donner, jusqu’à présent, beaucoup de mal pour te cacher. Pourquoi ?

— Parce qu’il fallait que ce soit moi et non un autre, n’est-ce pas ? Ne s’agit-il pas de sauver la reine ?

— La reine, la reine ! s’écria-t-elle prise d’une brusque colère. Sur ma foi, elle vous a tous ensorcelés ! Mais qu’a-t-elle donc, cette femme, pour qu’on lui sacrifie sans hésiter toute sécurité et jusqu’à la plus élémentaire prudence ?

— Elle est la reine et c’est là que vous faites erreur, madame, car elle n’est pas une femme pour moi mais seulement l’épouse de mon roi… et la mère de mon futur souverain.

Il y eut un silence. Mme de Balbi scrutait avidement le visage détourné du jeune homme, ce profil perdu dont elle connaissait l’arrogance, cherchant le regard de ces yeux glacés qu’elle avait vus parfois se noyer au point d’orgue de la volupté.

— Ma parole ! fit-elle avec une stupeur amusée, ma parole, tu aimes ce gros Louis XVI ?

— Eh oui ! Cela ne devrait pas vous surprendre. Vous aimez bien Monsieur, vous, et il est bien plus gros.

— Mais tellement plus intelligent !

— Ce n’est pas mon avis. Je n’appelle pas intelligence la monstrueuse, la criminelle ambition dont il fait preuve et que ne font reculer ni le sang ni la boue. Au surplus, brisons là ! Je suppose que si vous m’avez donné ce rendez-vous c’est sur son ordre et que…

— Il n’en est rien. J’en jure l’honneur de ma mère, il te croit vraiment mort.

— Vraiment ? En ce cas, comment se fait-il que vous ne partagiez pas sa croyance ?

Brusquement, elle lâcha son bras, s’éloigna d’un ou deux pas, détournant la tête pour qu’il ne pût voir son visage.

— Peut-être parce que je ne voulais pas le croire, parce que tout en moi refusait ta mort. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net, j’ai voulu voir le cadavre que l’on avait retiré, il y a un mois et demi, des fossés de la Bastille.

— Et on vous l’a montré tout simplement ? Vous entrez à la Bastille comme vous le voulez ?

— Cela n’a pas été si difficile. Je connais bien le chapelain du château, M. de Faverly. Je suis allée le voir et je lui ai dit que nous avions un lien de parenté, que je souhaitais prier un moment auprès du corps. C’est un saint homme et il a trouvé mon désir bien naturel. J’avais emporté des fleurs et il a bien voulu me conduire lui-même dans la salle basse où le cadavre avait été déposé. Le major Chevalier, qui nous a reçus, voulait m’empêcher d’entrer, disant que c’était un affreux spectacle, beaucoup trop cruel pour une femme… mais j’ai tant insisté qu’il m’a enfin permis d’entrer…

Elle se tut et enfouit soudain son visage entre ses mains comme pour se préserver d’une abominable vision.

— C’était atroce !… pire encore que je ne l’avais imaginé ! On m’a dit que ton visage s’était écrasé au pied de la tour quand la balle de la sentinelle t’avait touché. Ce n’était qu’une… immonde bouillie dans laquelle il était impossible de reconnaître le moindre trait.

L’émotion qui la bouleversait était sincère et la voix de Tournemine s’adoucit un peu pour demander :

— Comment, dans ce cas, avez-vous acquis la certitude que je n’étais pas ce cadavre ?

D’un mouvement violent, elle lui fit face de nouveau, levant vers lui un visage inondé de larmes au milieu desquelles les yeux noirs étincelaient, triomphants.

— Je ne pouvais savoir si c’était ton visage… mais ce n’était pas ton corps ! Ah ! je le connais si bien, ton corps ! Chaque muscle, chaque pouce de ta peau. On avait ôté à l’homme ses vêtements souillés et déchirés. Il était nu sous un drap que j’ai fait glisser d’un geste que mon émotion a sans peine fait passer pour une maladresse. Et j’ai ressenti un grand bonheur… Jamais ce corps-là n’avait possédé le mien, jamais je ne l’avais caressé… Mais, rassure-toi, j’ai bien joué mon rôle. J’ai versé une larme, posé mes fleurs, dit une prière et puis, en donnant tous les signes d’une profonde affliction, j’ai rabattu mon voile sur ma figure parce que j’éprouvais un mal affreux à ne pas éclater de rire, à ne pas montrer la joie folle que j’emportais : j’étais sûre, à présent, que tu étais vivant, que je te reverrais…

Tournemine se permit un sourire.

— Très touchant ! Eh bien, madame, vous m’avez revu ? Vous voilà contente, j’espère. Votre petit piège innocent a bien fonctionné…

— Ce n’est pas un petit piège innocent ! Monsieur a bel et bien l’intention de faire tuer, demain, la reine et ses fils.

Elle avait jeté au vent de la nuit ces mots terribles d’une voix si sauvage que Gilles, surpris, scruta ce visage tendu où aucune trace d’ironie ou de joie n’apparaissait plus. Un instant, Anne de Balbi et lui se regardèrent au fond des yeux.

— Et c’est vous, articula-t-il lentement au bout d’un instant, vous, sa maîtresse, qui venez me le dire ?

— Moi, oui !

— Pourquoi ?

— Parce que je t’aime !

Le mot lui arracha un sourire de dédain et un haussement d’épaules.

— Vous ne savez même pas de quoi vous parlez ! Je me souviens vous avoir entendu dire que l’amour était une idée stupide et bourgeoise, que seul le plaisir était souhaitable ? Alors, ne confondez pas.

— J’ai dit tout cela et je ne le renie pas. Le plaisir est une bonne compensation quand le cœur se tait et longtemps j’ai cru qu’il pouvait suffire. À présent, je ne le crois plus.

— Bravo ! Et c’est à moi que vous devez cette admirable découverte ?

— Raille si tu veux, moque-toi ! tu n’empêcheras pas que ce ne soit la seule vérité. L’amour, j’ai senti ce qu’il était vraiment cet affreux matin où l’on est venu me dire que tu avais été tué en tentant de t’évader de la Bastille. J’ai senti… que quelque chose mourait en moi, que des fibres inconnues se déchiraient… et que cela faisait très mal. Crois-moi ou ne me crois pas, qu’importe après tout ! Mon amour à moi est né dans la souffrance comme un enfant trop fort qui déchire ses barrières naturelles sur son passage. Plus jamais je ne pourrai le confondre avec les chaleurs de mon ventre. Dieu sait pourtant qu’il ne me laisse guère de repos celui-là, ajouta-t-elle d’une voix basse et rauque qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de l’homme. Jamais je ne t’ai autant désiré !