Peut-être, pour mieux voir, Gilles eût-il tenté l’escalade d’une lanterne ou d’un pilier d’entrepôt, encore que cela représentât certainement un combat à livrer mais, soudain, à la portière d’une voiture de spectateurs, un buste d’homme apparut et Gilles, renonçant à dominer les foules, prit au contraire le parti de redescendre et de se noyer dans la foule car cet homme c’était son sorcier de la Bastille, c’était l’homme aux menaces. En un mot, c’était le comte de Modène et, peu soucieux d’accrocher un regard aussi inquisiteur, Gilles choisit de se noyer dans le public parisien refluant vers le petit pont, le plus loin possible des yeux du nouveau venu.
Modène ne s’intéressait pas à la foule, d’ailleurs, mais bien au bateau qu’il examinait avec ce qui parut être à Tournemine un soin tout particulier. Il avait l’air de chercher quelque chose et le chevalier fit comme lui, mais alors que le comte achevait son examen par un demi-sourire prouvant qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, le jeune homme ne vit dans cet extravagant bateau de plaisance rien qui pût justifier cette satisfaction.
Coincé par la foule, Gilles fut bien obligé d’assister à la suite du spectacle. Le silence s’était fait dans la foule d’où ne partait aucun cri de joie, aucune acclamation. Les rires et les plaisanteries de tout à l’heure avaient cessé. Un respect venu du fond des âges retenait encore les bons sujets de Sa Majesté au bord des insultes et des sifflets, peut-être aussi la vue des armes bien astiquées, des Suisses et des gardes du corps. Alors le peuple avait choisi de se taire et si la musique des gardes-françaises ne s’était mise à jouer, c’eût été dans un profond silence que la reine aurait gagné son bateau.
Elle apparut tout à coup au milieu d’un parterre de gigantesques chapeaux couverts de fleurs et de plumes multicolores, imposante et belle, au cœur d’une symphonie bleue assortie à ses yeux comme le grand diamant bleu qui battait à sa gorge, souriante sous un chapeau qui ressemblait à une vague écumeuse chevauchant ses beaux cheveux blond cendré sans poudre. Elle souriait au soleil, au fleuve, à l’extravagant navire, au comte de Boulainvilliers, prévôt des marchands, qui lui offrait cérémonieusement la main pour la mener à la passerelle drapée de satin. Mais, contrairement à ceux de bien des assistants qui se détournaient vers les tours de la Bastille au couronnement desquelles apparaissaient de petites silhouettes noires, pas une seule fois ses yeux ne s’égarèrent de ce côté.
Quelque part dans la foule il y eut quelques timides « Vive la reine ! » mais les tambours battirent pour saluer l’embarquement, couvrant ces voix trop rares et trop faibles. Un peu plus loin sur le quai attendait le peloton de gros percherons qui allaient haler l’absurde gondole jusqu’à Fontainebleau. Il y eut un coup de sifflet, un sec claquement de fouet. Les traits se tendirent sous l’effort des vigoureuses bêtes et lentement, doucement, le bateau quitta le quai. Debout, à l’avant, tenant sa fille par la main, la reine entourée des dames de sa maison regardait le fleuve.
— Sera bien toujours la même ! grommela quelqu’un dans la foule. Ses plaisirs d’abord. Le peuple, lui, peut crever !… Il y a de quoi nourrir Paris pendant un mois là-dedans !
— Ça, on peut dire qu’elle nous aura coûté cher, celle-là…
La foule, à présent, se desserrait, commençait à s’écouler. Les voitures s’éloignaient. Dégagé, Gilles chercha s’il reconnaissait quelque part la silhouette, si brièvement entrevue, de son ami. Mais Tim n’apparaissait nulle part, si tant est qu’il n’eût jamais été là car, à présent, le jeune homme en venait à douter du témoignage de ses yeux. Peut-être, après tout, avait-il été victime d’une ressemblance…
Et puis Modène, lui, était toujours là. Il semblait ne pouvoir quitter son poste d’observation et continuait à suivre, sur l’eau brillante de la Seine, la course du navire qui s’éloignait. Alors, peu désireux d’attirer son attention, Gilles s’éloigna pour regagner son hôtel et s’y disposer à rejoindre ce village de Seine-Port près duquel on lui avait donné rendez-vous le surlendemain. La prudence conseillait, en effet, d’aller reconnaître les lieux et se familiariser avec les alentours.
Pourtant, avant de rentrer, il fit un léger détour par le quai de la Ferraille3 séjour de prédilection des sergents recruteurs et des armuriers et, chez l’un de ces derniers, fit l’emplette d’une paire de pistolets anglais d’occasion mais de bonne qualité qui lui rendirent une partie de son optimisme naturel quelque peu entamé par les dernières vingt-quatre heures. S’il devait donner délibérément dans un piège, du moins aurait-il l’extrême satisfaction de vendre chèrement sa peau.
Ainsi équipé, il s’en alla régler sa note d’hôtel, boucler son sac et récupérer son cheval puis, au pas tranquille d’une monture qu’il n’avait aucune raison de fatiguer, il gagna la barrière de Fontainebleau où, au petit trot, il prit la route qui s’enfonçait vers le sud, comptant bien, au premier petit bois rencontré, ôter la majeure partie de son grimage.
Onze heures sonnaient à l’église de Seine-Port quand, le surlendemain, Gilles de Tournemine quitta l’auberge où il était venu s’installer sous son aspect presque normal, n’ayant conservé, par force, de son masque marin que les cheveux si soigneusement teints par les soins de Préville. Il lui suffirait, pour redevenir tout à fait lui-même, de coiffer la perruque blanche d’uniforme qu’il avait dans sa poche, lorsqu’il serait hors de vue de l’auberge.
Il s’y était présenté sous le nom tout à fait inoffensif de Jean Martin, arpenteur au service des Eaux et Forêts de France. Ce métier, dont le souvenir de George Washington lui avait inspiré l’idée4, offrait l’avantage inestimable de lui permettre d’errer tranquillement dans la campagne et les forêts voisines, une chaîne à la main sans attirer l’attention des peuplades autochtones. Le costume qu’il avait adopté – gros drap puce à l’épreuve des intempéries, culotte de coutil bis enfouie dans des bottes courtes à revers – ne le démentait en rien…
Toute la journée et la précédente, il avait visité les environs, repéré l’élégant château de Sainte-Assise environné de son beau jardin en terrasses et gardé par les hussards du colonel Shee. La demeure, achetée aux Choiseul, avait été offerte à l’épouse morganatique du duc Louis-Philippe le Gros mais comme celui-ci, podagre et à peu près impotent, y résidait en permanence, une garde armée s’imposait. En s’efforçant de ne pas attirer l’attention, Gilles avait soigneusement examiné les alentours du château sans rien remarquer qui pût servir de support à un piège quelconque : la Seine coulait, belle et large au pied de la grande demeure qui, dans la lumière de midi, avec ses hautes fenêtres illuminées par le soleil, offrait une superbe image de paix et de tranquillité.
Il avait aussi repéré, de l’autre côté de Seine-Port, sur la route de Nandy, le chemin qui s’amorçait en pleine forêt de Rougeau, près d’un pavillon aux allures de rendez-vous de chasse et qui menait au rond-point en terrasse qui était le point de vue du Petit Cavalier.
Aussi, quand était venu le moment de partir pour son rendez-vous n’avait-il eu aucune hésitation sur le chemin à prendre. Personne, à son auberge, ne s’était aperçu de son départ car il avait choisi une modeste maison, rendez-vous habituel des rouliers et des bateliers de la Seine qui y entretenaient jour et nuit une certaine agitation. En dépit de l’heure tardive, la salle basse était encore pleine de buveurs attardés et personne ne l’avait vu descendre l’escalier rampant au flanc de la maison, prendre son cheval à l’écurie et s’éloigner en direction de la forêt.
N’ayant guère qu’une demi-lieue à parcourir, il chemina paisiblement sur la route qui grimpait le coteau en direction de Nandy et, la dernière maison du village passée, la masse sombre des bois l’engloutit sous ses branches où les feuilles se clairsemaient. La nuit était fraîche, presque froide. Les premières gelées de l’hiver n’étaient plus loin sans doute. La forêt sentait la terre humide, les feuilles pourrissantes et le champignon joints à un relent de fumée qui devait provenir d’une hutte de charbonnier.
Le nez au vent, humant toutes les odeurs qui passaient à sa portée, Gilles s’efforçait de ne penser à rien. Une légère excitation fourmillait dans ses doigts et ses genoux, faisant briller ses yeux sans qu’il s’en rendît compte : celle qui s’emparait de lui, comme une griserie joyeuse, chaque fois qu’il sentait approcher l’aventure.
Le pavillon de chasse surgit brusquement, blanc et fantomal, sous l’éclairage discret du mince croissant lunaire. Gilles ne lui accorda qu’un regard habitué et prit en face le chemin carrossable qui trouait largement le fourré. Un instant de marche et il débouchait sur une terrasse en demi-lune d’où l’on dominait la vallée de la Seine. Il avait mis son cheval au pas, gardant les yeux et les oreilles au guet. Sous le manteau qui l’enveloppait jusqu’aux yeux sa main gauche caressait la crosse d’un pistolet tout armé. C’était là précaution de routine car, au fond de lui-même, il ne croyait pas être obligé de s’en servir. La lettre venait certainement d’une femme.
À première vue, le rond-point était vide mais tandis qu’il en faisait le tour ses yeux furent attirés par deux lumières, celles des lanternes d’une voiture arrêtée sous les arbres et cachée en partie par une pile de fagots.
Sans hésiter il poussa son cheval vers l’attelage sur le siège duquel il ne distinguait aucune silhouette.
Au bruit qu’il fit une sorte de nuage clair apparut à la portière dont la vitre se baissa : une tête de femme emballée de dentelles et qui resta un instant immobile, le regardant venir.
— Attachez votre cheval à un arbre et montez auprès de moi, chevalier, nous avons à parler.
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