Puis Beaumarchais sortit d’autres papiers d’une couleur indéfinissable cette fois, jaunis, roussis, culottés comme une vieille pipe : ceux du navire corsaire Susquehanna appartenant justement au capitaine Vaughan.
— Voilà, dit l’écrivain en conclusion, avec ces papiers vous êtes en règle sur tout le territoire de la France. Vous pouvez aller et venir à votre gré, prendre pension dans tel hôtel qui vous conviendra. Et, à ce propos…
Quittant une fois de plus sa table de travail, il alla plonger dans un coffre disposé dans le coin le plus sombre de la vaste pièce et en tira un sac assez lourd qui rendait un son métallique.
— Je dois vous remettre ceci, dit-il seulement.
Sans commentaire mais avec une certaine satisfaction, Gilles fit disparaître le sac dans l’une des vastes poches de son habit. C’était sa solde d’une année aux gardes que le roi lui faisait payer de cette façon un peu inhabituelle. En vérité cet argent tombait bien car, n’ayant plus un sou vaillant, le jeune homme se demandait avec quelque inquiétude comment il allait pouvoir faire vivre son personnage de marin américain.
— Voilà qui va me rendre la vie plus facile, même si elle ne doit plus durer très longtemps, fit-il en souriant. Merci, mon ami. Pourtant avant de vous quitter je voudrais vous poser encore une seule question.
— Posez !
— Où sont passés le bateau et son capitaine ? dit-il en agitant le papier jauni.
Beaumarchais haussa les épaules.
— L’un est au fond de l’eau, quelque part entre le port de Blackpool et l’île de Man, l’autre au fond de la terre, près d’une chapelle en ruine, où je l’ai mis moi-même après que la mer l’eut rejeté sur la plage de Ste Anne’s. Il portait sur lui ces papiers que j’ai eu l’idée de conserver. Je m’aperçois à présent que c’était une bonne idée car ce marin et son vaisseau fantôme vont nous être bien utiles aujourd’hui. Vous ne risquerez donc pas de le rencontrer dans le monde…
Sans répondre, Gilles serra soigneusement les papiers dans la poche intérieure de son habit, en s’abstenant de poser la moindre question touchant les raisons qui avaient pu pousser un auteur dramatique français à errer sur les rives de la mer d’Irlande et à y enterrer des capitaines américains comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie.
Les pensées du jeune homme allaient, en effet, dans une tout autre direction et s’attachaient surtout au nom de ce navire perdu qui évoquait pour lui tant de souvenirs doux-amers car il avait fait resurgir des fonds de sa mémoire la profonde vallée de la rivière Susquehanna, son décor de montagnes et de champs de maïs, les huttes en forme de coffrets qui abritaient la puissante tribu des Indiens Sénécas1. Comme s’il venait de s’y trouver magiquement transporté, Gilles revit le coude de la rivière sous le soleil levant, l’enceinte de rondins qui enfermait le camp, le poteau verni de sang séché auquel on l’avait attaché pour lui faire subir la lente mort des vrais braves et puis des visages, des silhouettes, la face haineuse de Hiakin, le sorcier, la stature fière du chef Sagoyewatha, debout à la proue recourbée d’un canot, enfin la torturante beauté de Sitapanoki, la femme qui lui avait fait perdre la tête et pour laquelle il avait failli oublier Judith.
Certes, il en avait été bien près et, si grand que fût aujourd’hui son amour pour celle qui était devenue sa femme devant Dieu, il savait que, dût-il vivre mille ans, il n’oublierait jamais le visage aux yeux semblables à des lacs d’or liquide, le corps incomparable dont ses mains avaient tant de fois suivi les capiteux chemins. Quel homme, fait de chair et de sang, ayant possédé une déesse, pourrait jamais la chasser de sa mémoire ?
Il y pensait encore une heure plus tard en repoussant derrière lui la porte d’une chambre qu’il venait de prendre à l’hôtel White, impasse des Petits-Pères qui était alors l’auberge où un Américain arrivant à Paris se devait de descendre. Il n’avait pas l’intention d’y séjourner longtemps, souhaitant plutôt se trouver aussi vite que possible un petit appartement dans un quartier discret où il lui serait possible de faire venir Pongo, transformé lui aussi selon les idées de Préville.
Winkleried était reparti pour Versailles en se bornant à lui désigner, en guise d’au revoir, la belle enseigne du restaurant du sieur Hue qui faisait face à l’hôtel White.
— J’espère bien que nous pourrons bientôt y retourner manger des écrevisses comme le jour où on s’est connus, nous deux ? Tu te souviens ?…
— Parbleu ! On n’oublie pas ces moments-là… Le temps des écrevisses reviendra, va, et, je l’espère aussi, celui où j’aurai le droit de redevenir moi-même.
Le pied déjà à l’étrier, Ulrich-August se ravisa.
— Écoute, je ne peux pas te laisser aller dans ce traquenard horrifiquement seul. J’y vais aussi.
— Merci, mais c’est impossible. Est-ce que les Suisses ne vont pas, eux aussi, à Fontainebleau ?
— Si, bien sûr, mais nous allons avec le roi. Donc nous serons là-bas le 10. Qui empêche que je vienne moi aussi… bien caché évidemment, au rendez-vous ? Personne ne me verra, pas même toi. Mais si tu as besoin de moi je serai là…
— Non, mon ami. Si le rendez-vous est surveillé cela peut être dangereux pour tout le monde et je ne veux pas que tu risques ta carrière pour abandon de poste. Il faut que j’y aille seul. Mais je te remercie de tout mon cœur…
Jamais Gilles n’avait douté de l’amitié de Winkleried, mais cette nouvelle preuve d’affection le toucha. Pourtant il n’y songeait déjà plus quand, son sac jeté dans un coin de sa chambre, il se laissa tomber dans un petit fauteuil posé au coin de la cheminée en regardant sans le voir le garçon qui, occupé à allumer le feu tout préparé, déchaînait une tempête en miniature avec son soufflet.
À son insu, l’ombre de Sitapanoki l’avait suivi depuis la maison de Beaumarchais, lovée comme un silencieux reptile autour d’un vieux papier jauni. À présent, elle emplissait cette chambre anonyme, dont Gilles n’avait rien vu, comme une fumée d’opium où se dissolvait, sans qu’il s’en doutât, sa volonté et son courage car elle apportait avec elle tout le charme dangereux des amours inachevées.
La glace du trumeau, orné de bergères maniérées, qui surmontait la cheminée, lui renvoya l’image d’un inconnu qu’il jugea antipathique et accentua l’étrange impression dont il se retrouvait captif depuis que Pierre-Augustin lui avait mis entre les mains la lettre de marque de la Susquehanna. C’était comme si, en endossant le personnage de ce marin défunt, il avait hérité, du même coup, d’une partie de sa mentalité. Il se découvrait une soudaine nostalgie de l’immense et mystérieux pays qu’il n’avait qu’à peine découvert mais qu’il avait aimé d’instinct dans l’enthousiasme de sa liberté toute neuve.
Était-ce l’appel des grandes solitudes ou celui d’un regain du désir d’autrefois accru par une continence de plusieurs semaines mais l’envie lui prenait de retourner là-bas, d’abandonner ce pays où trop de choses lui paraissaient choquantes, cette société trop policée dont il devait bien constater l’élégante pourriture et les nombreuses craquelures, cette Cour pleine de traquenards, enfin, peuplée de princes copiés sur le modèle des Atrides, au bénéfice de la grande pureté de l’Océan, des plaines écartelées par les vents des quatre horizons, des forêts si profondes que le pas de l’homme n’en avait pas encore touché les limites suprêmes…
Au coin de cette cheminée anonyme, l’œil perdu dans des flammes semblables à celles qui éclairaient les camps indiens sous tous les cieux d’Amérique, Gilles livra l’un des plus rudes combats de sa vie. Durant des heures, immobile, il lutta contre lui-même, contre son égoïsme, son goût de l’aventure et son amour de la vie. Au lieu d’aller donner tête baissée dans ce qui ne pouvait être qu’un piège dans l’espoir de sauver une reine qui semblait avoir pris à tâche de se détruire elle-même, il serait tellement plus simple de repasser la porte de cet hôtel, de se faire conduire à l’Hôtel des Messageries et de s’y enquérir du départ de la malle de Brest… ou de Nantes, ou de Cherbourg, ou du Havre. Puis, enfin, de poser son sac sur quelque navire et de laisser la longue houle de l’Atlantique bercer ses rêves d’une vie nouvelle, recommencée sous ce nom de John Vaughan, marin américain…
Mais, peut-être, après tout, ne serait-ce pas si simple. Car ce départ serait une fuite et ce mot-là sonne toujours, pour l’homme de cœur, le même glas lugubre que celui qui se prononce lâcheté. Que la reine soit réellement victime d’un attentat et le sommeil le fuirait pour jamais car, même si elle était une mauvaise épouse et une mauvaise conseillère, même si elle n’était pas celle dont la France aurait eu besoin, Tournemine savait bien que le chagrin de son pauvre époux lui serait insupportable, même à distance, et que sa conscience, jamais, ne lui laisserait un instant de paix…
Et puis il y avait Judith, Judith qui lui avait donné de si brèves joies, Judith qui n’avait jamais eu confiance en lui, Judith qui l’avait trahi d’une certaine façon et qui n’était venue à lui que lorsqu’elle n’avait plus trouvé sur son chemin que des murs infranchissables… mais Judith qu’il aimait toujours même si, à cette minute, ce n’était pas d’elle qu’il avait envie mais d’une autre plus douce et plus tendre, d’une autre qui jamais ne l’avait repoussé et qui s’était soumise à lui aussi simplement que la biche, au fond des bois, se soumet au cerf. D’une autre pour laquelle il avait bien failli l’oublier…
Un instant, et parce que son séjour chez Beaumarchais lui avait montré ce que pouvait être la vie d’un homme dans la douceur d’une maison agréable, auprès d’une femme tendre et attentive et d’un enfant bien-aimé, il maudit ce serment qu’il avait fait au roi de le servir toujours, et en tous lieux, en tous temps et en toutes circonstances, d’être sur son poing l’oiseau chasseur qui s’en va d’un vol rapide atteindre aussi sûrement qu’une balle de pistolet le but désigné. Mais quoi ? Un Tournemine pouvait-il reprendre la parole une fois donnée, conclure des arrangements avec le Ciel et avec sa conscience ?
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