— Je ne saurai plus jamais me tenir dans le monde ! fit l’élève en riant. Si je continue de vous écouter, je vais finir par mettre mes pieds sur la table.
— Mais je l’espère bien car cela fait partie de votre personnage ! Cela dit, je ne suis pas inquiet : votre atavisme et votre bonne éducation vous rendront, quand il le faudra, votre arrogante raideur de gentilhomme. À présent, descendons s’il vous plaît dans la bibliothèque. J’ai demandé que l’on y apporte du rhum. Nous allons boire. Ou plutôt vous allez boire.
— Comment cela : je vais boire ? Pas tout seul quand même ?
— J’ai le foie fragile et l’on m’a interdit l’alcool. Mais un vrai marin doit boire sec. Il faut que je voie comment vous tenez la chopine.
— Oh ! si ce n’est que cela, soyez sans inquiétude ! J’ai fait mes classes à Newport et en Virginie avec un mien ami, Tira Thocker, qui est coureur des bois dans l’État de Massachusetts… et aussi avec M. de La Fayette, ajouta-t-il en pensant à certaine cuite mémorable prise par lui au camp de Washington. Voilà une leçon qui va vous coûter cher si votre rhum est bon, mon ami…
Il était bon. Les reins bien calés dans un large fauteuil, les pieds sur les chenêts de la cheminée où flambait un joli feu de sarments, Gilles entreprit de faire disparaître le boujaron de vieux jamaïque avec une méthode et une régularité qui firent l’admiration de son hôte. Il prenait un vif plaisir à cette expérience imprévue. Non qu’il eût particulièrement le goût de la boisson mais parce qu’à travers le cœur chaleureux du rhum, son premier contact avec son nouveau personnage lui semblait agréable et de bon augure. Préville le regardait faire en souriant ; assis de l’autre côté de la cheminée et le menton coincé dans sa main, tout en entretenant une conversation à bâtons rompus destinée visiblement à déceler l’instant où la voix du jeune homme aurait tendance à s’épaissir.
Il ne devait jamais le savoir.
Le liquide ambré avait seulement baissé de moitié dans la grosse bouteille noire que le reflet des flammes laquait d’or quand le roulement caractéristique annonçant un cheval lancé au galop naquit dans les profondeurs de la nuit, grandit et vint bientôt éveiller les échos de la ville déjà endormie.
Le bruit de la course s’enfla rapidement mais se ralentit en abordant les gros pavés inégaux de la rue sur laquelle ouvrait la propriété des Préville et, finalement, s’arrêta.
— Quelqu’un vient ! remarqua Gilles en reposant ses pieds à terre et en esquissant le geste de se lever.
Mais Préville lui fit signe de demeurer.
— Qui que ce soit, cela ne peut en rien vous concerner. Demeurez donc. Une visite peut, au contraire, nous donner l’occasion d’un essai. Comment vous sentez-vous ?
— On ne peut plus lucide. Quant à votre visite, je gagerais que ce cavalier est un militaire et qu’il pèse lourd.
Le tintement de la cloche agitée d’une main autoritaire se faisait entendre au portail ouvrant sur la cour. On put entendre ensuite le grincement du vantail, un murmure de voix confuses, le trottinement pressé du vieux valet qui revenait, doublé d’un bruit de bottes écrasant le gravier et, finalement, le grattement d’un serviteur bien stylé à la porte de la bibliothèque. Celle-ci s’ouvrit presque en même temps.
— Monsieur, commença le maître Jacques de la maison, il y a là…
— Monsieur, s’écria en même temps une voix sonore dont l’accent helvétique bien connu fit bondir le cœur de Gilles, excusez-moi de ne pas attendre votre permis et de violenter votre porte mais il faut que je parle à vous si vous êtes bien le baladin Préville.
Ayant une haute idée de son renom qui s’accommodait mal du terme de baladin, le comédien fronça les sourcils.
— Je suis en effet Préville, le grand Préville si vous permettez, et non un baladin ! Pourquoi pas un saltimbanque pendant que vous y êtes ? Mais vous-même, mon cher monsieur qui pénétrez ainsi chez les gens sans y être invité, qui êtes-vous ?
L’intrus rectifia la position, claqua des talons.
— Baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, des gardes suisses de Sa Majesté. Je demande le pardon. Mais M. Beaumarchais m’a dit que vous déteniez un ami à moi qui…
À cet instant Gilles quitta l’abri de son fauteuil et fit quelques pas dans la lumière de la lampe posée sur une table bouillotte. Winkleried aussitôt rougit, se figea.
— Pardonnez ! J’aurais dû être moins impétueux. Je ne savais pas que vous receviez… Je désire parler à vous dans le particulier, ajouta-t-il en tournant résolument le dos à ce personnage inconnu dont la vue, visiblement, lui était désagréable.
— Vous voudrez bien, d’abord, monsieur, sortir de cette pièce et m’attendre dans le petit salon que vous trouverez à main gauche en sortant dans le vestibule. Je vous y rejoindrai mais…
Gilles alors se mit à rire.
— Inutile de le mettre en pénitence, mon cher Préville. C’est bien un ami… mon meilleur ami.
1. Actuelle place des Vosges.
2. Institué par Louis XV pour servir sa politique étrangère personnelle.
3. Le bureau s’appelle maintenant la Société des auteurs.
4. Couleur rouge violacé.
5. C’est pour pouvoir éditer L’Intégrale de Voltaire interdit en France, que Beaumarchais avait installé son imprimerie à Kehl, sur les terres du Margrave de Bade.
6. Les filles de Louis XV : Adélaïde et Victoire.
CHAPITRE V
LE RENDEZ-VOUS NOCTURNE
Après quelques instants de flottement, le calme revint dans la bibliothèque. Assis dans le fauteuil que son ami venait de quitter, Ulrich-August se remettait doucement de sa surprise en mettant définitivement à mort le boujaron de rhum. De temps en temps, entre deux lampées, il levait sur son ami qui l’observait, planté devant lui, jambes écartées et les mains nouées dans le dos, un regard qui, visiblement, ne s’habituait pas.
— Eh bien ! marmottait-il sans réussir à trouver autre chose. Eh bien…
Tournemine le laissa boire un moment et récupérer ses esprits. Ce fut d’ailleurs plus rapide que le Suisse voulut bien l’admettre car, au bout de quelques secondes, son œil gris paraissait s’amuser franchement en considérant ce nouvel avatar de son ami. Mais le rhum était excellent et Winkleried faisait durer le plaisir.
— Et maintenant, fit Gilles quand la dernière goutte disparut, si tu me disais pourquoi tu me cours après ?
Serrant la bouteille vide sur son cœur avec la tendresse d’une mère pour son enfant malade, Winkleried, de sa main libre, tira de son habit une lettre qu’il tendit.
— À cause de ça ! Un garçon que l’on a vu partir en courant l’a jetée, ce tantôt, dans le jardin de Mlle Marjon, ta logeuse.
C’était un billet élégamment plié, fermé d’un cachet de cire rouge dont l’empreinte représentait une petite branche d’olivier. Mais ce fut avec un froncement de sourcils que Tournemine lut l’adresse libellée à son nom :
« À M. le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, au Pavillon Marjon, rue de Noailles à Versailles, avec prière instante de vouloir bien lui faire tenir cette lettre au “plus tôt”. »
— Qui peut écrire à un mort ? pensa-t-il tout haut.
— Quelqu’un qui ne sait pas… ou qui n’y croit pas, dit Préville.
Mais Ulrich-August haussa les épaules.
— Il n’y a qu’une femme pour ça et c’est une femme qui écrit : regarde l’écriture. Mlle Marjon pense que c’est peut-être ta femme. Elle a dit qu’il fallait te porter tout de suite cette volaille…
— Ce poulet ! rectifia Gilles machinalement tout en continuant à tourner entre ses doigts la lettre qu’il ne se décidait pas à ouvrir. Tu as raison, c’est une écriture de femme mais ce n’est pas celle de Judith. D’ailleurs celle-ci est contrefaite. Elle me rappelle pourtant quelque chose…
Et, sans plus hésiter, il fit sauter le cachet, parcourut rapidement le texte qui n’était pas signé. À la place normale de la signature, il n’y avait qu’une petite branche d’olivier, semblable à celle du cachet, dessinée à la plume avec une certaine habileté.
« La reine, disait la lettre, s’embarquera le 10 de ce mois au quai de la Rapée, pour gagner Fontainebleau par la Seine en compagnie de ses enfants et de ses amis habituels. Un grave danger menace la famille royale, un danger qui se présentera près du château de Sainte-Assise… à moins que vous ne veniez apprendre les moyens de le conjurer en vous rendant, le 12 à minuit, à la terrasse du Petit-Cavalier près de Seine-Port. Quiconque viendrait à votre place ne trouverait personne. Venez seul et sans crainte. Il ne vous sera fait aucun mal et l’on vous dira comment sauver la reine, les héritiers du trône… »
Tendant à Winkleried la lettre toute ouverte, Gilles se tourna vers Préville.
— Quel jour sommes-nous ?
— Le 8 octobre, lundi…
— Et combien de temps faut-il pour aller, par eau, de Paris à Fontainebleau ?
— Trois ou quatre jours, je pense, car on cesse de voyager la nuit. Il faut remonter le courant, employer des chevaux de halage. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
— Pour rien ! coupa Winkleried en jaillissant de son fauteuil. Je regrette immensément d’avoir apporté la lettre. J’aurais dû lire et déchirer. Cette chose sent terrifiquement le piège ! Toi tu restes ici et moi je m’en vais !
Il fourrait déjà la lettre dans sa poche mais Gilles la lui arracha des mains et l’offrit à Préville.
— C’est à moi de décider ce que je fais.
— Et qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas difficile à deviner, va ! Tu veux aller là-bas tout seul comme on le demande… Au fait, c’est où Seine-Port ?
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.