— Et vous n’allez pas répondre ? fit Gilles après avoir parcouru rapidement le pamphlet.
— Je… Si !… Oh ! s’il n’y avait que moi, je mépriserais, mais je ne peux pas laisser insulter en même temps tous les actionnaires de la Compagnie des Eaux, ni bafouer le progrès. À ce propos… il est peut-être temps en effet que vous repreniez votre liberté, mon ami, car il va falloir me rendre à Kehl pour faire imprimer ma réponse et aussi pour voir où en est ma grande édition des œuvres de Voltaire que l’on voudrait5 m’obliger à détruire. Comme je repars en guerre, en quelque sorte, je ne voudrais pas qu’il arrive du désagrément à Thérèse pendant mon absence. Ce Mirabeau est à la solde d’un groupe de banquiers qui jouent à la baisse sur les Eaux dans l’espoir de me faire boire un bouillon ! Cela lui donne de la puissance à ce salaud et il en profite. Misérable écrivaillon taré qui mettrait sa mère au bordel pour une poignée d’or !
Il devenait violent, vulgaire. L’apprenti horloger de jadis faisait craquer le vernis de l’homme de Cour, du professeur de musique de Mmes Tantes6 sous la poussée d’une colère dans la trame de laquelle Gilles décelait de la lassitude et aussi de la peur. Mais était-ce pour lui-même qu’il craignait ou seulement pour celle qu’il appelait sa « ménagère » faute d’avoir eu, jusqu’à présent, l’honnêteté d’en faire sa femme.
— En ce qui vous concerne, continua-t-il d’un ton plus calme, je crois qu’en effet le moment est venu de vous ouvrir la porte. La Cour va gagner Fontainebleau pour les chasses et pour y recevoir les ambassadeurs autrichiens et hollandais en vue du traité et Monsieur, qui ne chasse pas, va sans doute se rendre dans sa terre de Brunoy. Le temps me paraît bien choisi pour faire faire ses premiers pas sur le pavé de Paris à un nouveau personnage. Je vais appeler Préville auquel, d’ailleurs, j’ai déjà touché un mot de notre affaire et…
— Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? interrompit Tournemine.
Le flot de paroles s’arrêta net. Il y eut un instant de silence tandis qu’une lueur railleuse s’allumait dans l’œil bleu de Pierre-Augustin.
— Épouser qui ? Préville ?
— Allons, Beaumarchais ! Cette plaisanterie n’est pas digne d’un amour comme le sien. Pourquoi n’épousez-vous pas Thérèse ? Elle vous aime de tout son cœur, elle vous a donné une fille que vous adorez et elle est une femme merveilleuse. Depuis le temps qu’elle vit avec vous, n’avez-vous pas compris qu’elle était tout juste celle qu’il vous fallait ? À moi il a suffi d’un mois pour m’en rendre compte, et vous pourriez être mon père.
— Justement ! Comment pouvez-vous savoir ce qu’il me faut ? grogna Pierre-Augustin.
— Cela se voit. Vous vous plaisez chez vous, vous y êtes heureux et vous aimez être auprès d’elle. En outre, elle est jeune. Vous l’êtes… moins.
— Je sais ! Mais j’ai encore envie d’autres femmes.
— Eh bien, ayez des maîtresses… mais faites de Thérèse Mme de Beaumarchais. Il vient un temps où l’homme a besoin de stabilité.
— J’ai déjà été marié deux fois et pas pour mon bien.
— La troisième sera pour votre bien. Imaginez que quelqu’un passe, quelqu’un dont elle puisse s’éprendre. Elle est trop droite pour le partage : elle partirait. Comment accepteriez-vous ce départ ? Vous n’imaginez pas ce que cela peut être cruel, une place vide, murmura le jeune homme songeant à Judith.
— Je ne l’accepterais pas du tout ! cria Beaumarchais hors de lui, et quant à vous cessez un peu de vous occuper des affaires des autres : les vôtres sont assez embrouillées comme cela. Ceci dit… il se peut que vous ayez raison. Je vais y réfléchir…
— Merci. J’emporterai donc l’impression réconfortante d’avoir un peu payé ma dette à cette charmante et généreuse femme. Et pardon si je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas… n’y voyez que de l’amitié.
— Je le sais bien… C’est donc entendu, je vais prévenir Préville.
Mais il n’eut pas besoin de le faire. Il existe, en effet, des jours où les coïncidences paraissent se donner le mot pour se rassembler et où les angoisses nocturnes prennent l’allure de prémonitions. La mauvaise nuit de Tournemine, qui l’avait poussé à réclamer d’urgence sa liberté, eut d’étranges prolongements.
Ce fut d’abord, porté par un commissionnaire qui ressemblait à un jardinier endimanché, un court billet à l’adresse de M. Caron de Beaumarchais, un billet qui n’avait l’air de rien et qui en fait contenait quelques lignes parfaitement incompréhensibles : des phrases anodines truffées de lettres grecques et de signes qui semblaient relever de la plus haute fantaisie.
Au reçu de ce billet, Pierre-Augustin ferma à clef la porte de son cabinet de travail, s’en alla soulever une lame de son parquet, prit en dessous un petit coffre qu’il ouvrit au moyen d’une clef minuscule qui semblait perdue parmi les breloques d’or et de pierreries pendues à sa chaîne de montre et qui d’ailleurs pouvait servir de remontoir à ladite montre, authentique chef-d’œuvre de l’ex-horloger Caron. Il en sortit un mince cahier relié en peau grâce auquel il déchiffra le billet. Ceci fait, il rangea le tout, rouvrit sa porte et appela Tournemine.
— On dirait que les dieux sont avec vous, mon ami. Vous souhaitez nous quitter et voici que le roi vous en donne l’autorisation expresse. Selon Sa Majesté, il n’y a plus d’inconvénients à ce que, dûment transformé, vous reparaissiez au grand air.
— Il y a tout cela là-dedans ? fit Gilles qui tournait et retournait entre ses doigts l’incompréhensible billet.
— Il y a tout cela, en effet, et d’autres choses encore : votre cadavre a été acheminé sur la Bretagne afin d’y être chrétiennement enterré dans le cimetière d’Hennebont, votre ville natale si j’ai bien compris. Il faut faire vrai pour rouler un aussi fin renard que Monsieur.
Gilles ne put retenir un soupir en pensant au chagrin qu’avaient dû éprouver ceux qui l’aimaient : son parrain, le recteur d’Hennebont, sa vieille Rozenn qui avait été sa nourrice et aussi Katel, la fidèle servante de l’abbé de Talhouet… peut-être enfin l’austère bénédictine de Locmaria qui lui avait donné la vie. À moins que celle qui avait été Jeanne-Marie Goëlo n’éprouvât que du soulagement à savoir enfin entre les main de Dieu l’enfant rebelle qu’elle Lui avait destiné jadis… Et pourtant c’était un inconnu qui reposait à présent sous les aubépines du vieux cimetière, à l’ombre des pierres grises de Notre-Dame du Paradis et c’était pour cet inconnu que le vieux prêtre dirait des messes… Jamais Gilles n’aurait imaginé que le roi irait jusque-là pour le préserver des machinations de son frère.
— Ainsi donc, dès à présent je ne suis plus personne ? fit-il en rendant l’étroite feuille de papier si curieusement libellée… Me direz-vous quel est ce langage bizarre ?
— Ce n’est pas un langage mais l’un des « chiffres » du roi. Il se sert de celui-ci, qui était jadis celui du roi Louis XIII avec son ambassadeur à Constantinople, pour ses affaires privées. L’autre, le Grand Chiffre de Louis XIV jadis composé par le génial Antoine Rossignol, lui seul en détient la clef avec quelques rares et très importants serviteurs. Personnellement, je ne l’ai jamais eu en main. Allons, mon ami, ne faites pas cette mine de carême : vous serez un autre pendant quelque temps mais un jour, j’en suis sûr, vous pourrez redevenir le chevalier de Tournemine.
— Un autre, oui… mais lequel ?
C’était ce qu’il allait apprendre le jour même car – toujours les coïncidences, – ce même Préville, dont Pierre-Augustin attendait des miracles, apparut sur le coup de onze heures, comme l’on allait passer à table. Retiré depuis quelques mois dans sa belle maison de Senlis, il venait, en toute simplicité, après une séance de comité un peu agitée à la Comédie-Française, demander à dîner à son ami Beaumarchais.
On ajouta son couvert et, après avoir salué à la ronde, il s’installa joyeusement près de Thérèse qui l’embrassa, et empila incontinent sur son assiette des tartines au fromage couronnées d’œufs brouillés à la crème et des « atriaux », ces crépinettes de porc vigoureusement aromatisées dont on raffolait à Genève. Il protesta gentiment.
— Vous allez me faire grossir. J’ai beau avoir pris ma retraite, je tiens à rester mince.
— Bah ! votre femme m’a dit que vous vous livriez aux joies du jardinage. Vous n’avez rien à craindre…
— Et puis, tu dois avoir faim ! Rien de creusant comme les comités de la chère grande maison. Pour un homme qui souhaite le repos, c’est une drôle d’idée de continuer à fréquenter ce panier de crabes talentueux, dit Beaumarchais.
Préville haussa les épaules.
— Tu sais bien que j’y joue toujours de petits rôles, pour rendre service et puis, ils disent que mes conseils leur sont précieux. Je ne peux pas les leur refuser. Et puis, ce sont tout de même mes amis et ils me sont d’autant plus chers qu’ils ne m’en ont pas voulu d’être demeuré fidèlement attaché à notre amitié au moment de la « grande bagarre ». Mais je reconnais qu’aujourd’hui le comité était éprouvant. La grande Sainval était exaspérante. Ses prétentions ne connaissent plus de borne depuis qu’elle joue ta comtesse Almaviva et…
Lancé à présent, il racontait son histoire sans pour autant perdre un coup de fourchette, mais Gilles, qui ne connaissait pas les gens dont il parlait, cessa de l’écouter préférant le regarder et chercher à comprendre. Ainsi c’était là ce comédien fameux, l’un des plus illustres de l’époque, célèbre à travers toute l’Europe et dont Beaumarchais disait qu’il était une sorte de Protée, capable de prendre à volonté tous les visages, toutes les apparences, hormis, bien sûr, celle d’un enfant nouveau-né. « Et encore, ajoutait en riant le père de Figaro, je ne suis pas certain qu’il ne puisse y parvenir. »
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