— Eh bien, je me suis laissé dire qu’un de ces pauvres gens que l’Autrichienne entasse à la Bastille comme harengs dans leur caque se serait jeté du haut d’une tour…
— Une évasion comme qui dirait ?… Mon gamin, en sortant du fournil pendant que ça sonnait, a appris qu’un prisonnier avait essayé de s’en sauver et que les invalides lui auraient tiré dessus.
— Une chose est sûre : on a tiré et pas qu’un coup !… Ça me paraît louche, moi ; ce bonhomme qui essaie de s’évader et qu’on abat. L’a pas eu beaucoup de temps pour se préparer. Ça serait pas un témoin gênant qu’on aurait voulu faire disparaître parce qu’il en savait trop ?
Les potins allaient si bon train qu’en arrivant place Royale, Thérèse avait recueilli une foule d’informations allant des abords de la vérité à la plus intense fantaisie, d’un espion chargé d’empoisonner le cardinal de Rohan et qui, démasqué par les gardes, aurait été fusillé et jeté dans le fossé pour faire croire à une évasion… jusqu’au cardinal de Rohan lui-même qui aurait tenté de s’enfuir et qu’on aurait rattrapé à temps. Mais il ne venait à l’idée de personne que l’alerte de la nuit pouvait cacher tout simplement une évasion réussie. Personne ne parlait des quatre cavaliers qui avaient, à la vitesse de l’éclair, traversé la petite place pour s’enfoncer dans les ténèbres de la ville endormie.
Un peu rassurée, la jeune femme reprit le chemin de la rue Vieille-du-Temple à travers le lacis de ruelles malodorantes où les pluies de la veille et de l’avant-veille avaient donné naissance à des monceaux de boue truffée d’immondices. Ce n’était pas un mince mérite que de s’y aventurer, mais quand il s’agissait de la sécurité des siens, et surtout de son bien-aimé Pierre-Augustin, Thérèse était capable de se hausser au niveau des grandes héroïnes. N’était-ce pas déjà une action bien méritoire, pour une femme qui n’avait pas dormi, que d’être allée assister à une messe ? La religion, d’ailleurs, n’avait jamais eu beaucoup d’importance pour elle puisqu’elle avait déjà un dieu, tout à fait terrestre et qui lui suffisait.
Ce fut au nom de ce dieu quasi conjugal que, dans la journée, elle exigea doucement de Tournemine la promesse de ne rien tenter pour sortir de l’hôtel de Hollande tant que Pierre-Augustin ne lui aurait pas lui-même ouvert la porte.
— Soyez certain qu’il ne vous retiendra pas plus longtemps qu’il ne faut. Lorsqu’il vous rendra la liberté vous pourrez la prendre en toute sécurité car il y a peu d’hommes mieux informés que lui. Mais jusque-là il serait trop bête, puisque les choses semblent se présenter assez bien, de tout remettre en question en vous faisant reconnaître. Les espions de Monsieur sont nombreux et ils ont de bons yeux.
— Ce serait surtout trop bête, trop injuste et même criminel que payer votre hospitalité en faisant courir à vous-même et aux vôtres un aussi grave danger. Vous avez ma parole.
Ces quatre derniers mots lui avaient coûté infiniment plus que Thérèse ne l’imaginait car il brûlait de se jeter, sans plus attendre, sur la trace qu’il sentait si chaude encore de son ennemi princier et il craignait un peu que le côté bourgeois prudent de l’auteur dramatique ne l’incitât à faire traîner les choses au-delà du temps nécessaire. Mais il connaissait trop bien, à présent, les méthodes du comte de Provence pour comprendre quel grave danger couraient les Beaumarchais si celui-ci venait à avoir le moindre doute sur la réalité de sa mort. Qu’une imprudence lui apprît que Tournemine vivait caché rue Vieille-du-Temple et toute la maisonnée paierait très cher le refuge si généreusement accordé.
Bon gré mal gré, il lui fallut s’intégrer à la vie d’une famille qu’il ne tarda pas à trouver charmante et ce fut le début d’une période où le confort de ses jours n’avait d’égal que l’inconfort de ses nuits hantées continuellement par l’ombre fragile de sa bien-aimée Judith. Des cauchemars horribles la lui montraient pleurant et se débattant aux mains de démons qui avaient tantôt le visage de Monsieur et tantôt celui de son astrologue. Parfois, le désir sans cesse grandissant qui le tenaillait le faisait plonger en un rêve délicieux : Judith était près de lui, dans ses bras, elle l’enveloppait de ses cheveux de flamme et il pouvait sentir la douceur de sa peau contre la sienne. Il entendait battre son cœur sous ses lèvres et aussi le doux halètement de biche forcée qu’elle avait au moment où, noyée de caresses, elle s’ouvrait pour lui… et puis le rêve basculait dans l’horreur. Des mains énormes lui arrachaient la jeune femme dont le murmure devenait sanglot, des mains noires et gluantes dont les doigts informes se traînaient comme des limaces sur ses seins, sur son ventre, qui broyaient son corps soyeux avant de le précipiter dans un abîme sans fond où il n’en finissait pas de tomber en tourbillonnant.
De ces cauchemars, Gilles sortait bouleversé, trempé de sueur, épuisé, en criant la plupart du temps, pour trouver le visage inquiet de Pongo qui le secouait, penché sur lui.
— Toi finir par te rendre malade, disait le brave Indien en allant chercher la tisanière que Thérèse faisait disposer dans toutes les chambres de sa maison et en l’abreuvant de tilleul auquel par la suite il ajouta un peu de pavot quand les assauts des mauvais rêves devinrent plus fréquents et plus cruels.
Heureusement, entre ces mauvaises nuits, il y avait les jours dont les couleurs étaient infiniment plus douces car on était très bien chez les Beaumarchais… Il y avait Pierre-Augustin, d’abord et, à vivre auprès de lui, le fugitif constata bientôt que la renommée dessine parfois d’étranges images, bien différentes de la réalité.
Peu d’hommes en France étaient aussi célèbres que le père de Figaro mais encore moins étaient aussi injustement vilipendés. De quoi les jaloux ne l’accusaient-ils pas ? On l’avait dit voleur, criminel même, rapace, concussionnaire, pervers, traître à toutes sortes de causes tant il est vrai qu’en France, si l’on veut jouir de l’amitié de tous, il faut ne dépasser personne…
Or, Gilles vit un homme qui avait plus du double de son âge et que, cependant, il pouvait traiter en frère aîné tant il avait de jeunesse véritable et de gentillesse, un homme qui, en dépit d’un léger début de surdité, savait entendre un soupir de tristesse, un homme qui se passionnait pour toutes les causes humaines et dont les soucis allaient des insurgents d’Amérique et des protestants de France aux œuvres de Voltaire interdites sur le territoire français, un homme qui se préoccupait de progrès, se battait pour que Paris eût l’eau courante et pour que l’homme en vînt à conquérir l’espace aérien, un homme qui aimait les femmes, certes, la vie facile, le luxe, l’amour, l’argent… mais qui savait merveilleusement partager tout cela.
Et puis il y avait Thérèse. Thérèse qui remplaçait auprès de Pierre-Augustin les chères petites sœurs que la vie avait écartées plus ou moins de sa maison. Thérèse qui avait élevé l’art de vivre à la hauteur d’une institution…
Ennemie jurée de tout ce qui n’était pas l’ordre, la propreté et le confort, Thérèse, en bonne Suissesse doublée de Flamande, ne pouvait concevoir sa luxueuse maison qu’étincelante de propreté. Chez elle, le linge était neigeux, les parquets miroitants, l’argenterie fulgurante, les meubles luisants de bonne santé, embaumés de cire d’abeille et les soieries aussi fraîches que les fleurs du jardin. Un jardin qui, surveillé d’aussi près que le reste, voyait ses pelouses balayées chaque matin et recevait des soins si sévères qu’il ne serait certainement venu à l’idée d’aucune haie, bordure de buis ou oranger en caisse de se permettre la moindre négligence en matière d’alignement.
Mais c’était surtout à la cuisine que le génie de Thérèse donnait toute sa mesure. Beaumarchais était gourmand, aimait recevoir avec éclat et souvent, et Thérèse faisait en sorte qu’il n’eût jamais le plus petit reproche à lui adresser. Fine cuisinière, elle n’avait confiance qu’en elle-même pour le choix des denrées appelées à l’honneur de figurer sur la table du grand homme. Aussi chaque matin, à heure fixe, pouvait-on la voir, vêtue avec simplicité, s’en aller faire son marché suivie d’un ou deux valets armés de grands paniers et parfois même, les jours de grand souper comme le samedi, d’une charrette destinée à rapporter les provisions.
Quand elle rentrait, le sous-sol de sa maison se changeait en une sorte de palais de Dame Tartine d’où s’évadaient des senteurs exquises, évocatrices de préparations délectables, qui embaumaient l’escalier et montaient jusqu’au niveau des chambres.
Mais ces belles vertus ménagères n’empêchaient nullement la jeune femme d’être joliment cultivée et de jouer de la harpe en artiste. Douce et gaie, toujours miraculeusement nette dans ses robes claires, même les jours de confitures ou de gibier, d’une discrète élégance, elle pouvait représenter pour un homme de goût la compagne idéale et Gilles, peu à peu, se prit pour cette charmante femme d’une affection sincère et fraternelle qu’on lui rendit bientôt avec usure et sans la moindre arrière-pensée d’ailleurs.
C’était Thérèse encore qui avait fait confectionner les vêtements neufs dont Pierre-Augustin, généreusement, avait pourvu les deux évadés arrivés pratiquement nus chez lui, et elle y avait mis non seulement son goût mais la délicatesse que l’on réserve aux êtres chers. De cela aussi Gilles lui était reconnaissant.
Il s’attachait, enfin, à la petite Eugénie, l’enfant que Thérèse avait donné à son amant neuf ans plus tôt. La fillette tenait de son père une pétulance de vif-argent et, si le charme discret de sa mère apparaissait déjà en elle, Eugénie n’en promenait pas moins sur le monde environnant des regards précocement conquérants qui choisissaient ou repoussaient sans appel les pauvres mortels offerts à ses yeux.
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