Reconnaissant, il accepta avec un certain enthousiasme de raser l’Indien à son tour et le flot de paroles s’épancha de nouveau mais sur un autre mode. C’était la toute première fois que le bonhomme grattait le cuir d’un « sauvage » et celui-ci dut faire face à une avalanche de questions touchant ses impressions sur les charmes et délices de la civilisation occidentale. Mais c’était un homme d’un naturel doux et peu sanguinaire et, lorsque Pongo lui eut fait connaître, à sa manière laconique, son point de vue qui tenait en peu de mots : « Bonne nourriture, belles squaws et bons vins… » le barbier se tint pour satisfait et se chargea courageusement des demandes et des réponses afin de ne pas entamer la peau d’un client aussi exotique.

— Au fait, sait-on ce que devient le comte de Cagliostro ? L’avons-nous ici ? demanda Gilles.

L’homme eut l’air surpris.

— Aurais-je négligé d’en parler à Monsieur ? Il me semblait pourtant… mais j’ai dû me tromper sans doute. Naturellement, il est ici, comme tous ceux qui ont participé à cette étrange affaire mais je ne saurais dire ce qu’il devient car il est au secret ce qui est bien cruel pour un homme de bien comme lui.

— Vous le connaissez ? fit Tournemine, intéressé.

Le barbier rougit puis, jetant un coup d’œil angoissé vers la porte comme s’il s’apprêtait à révéler un secret d’État :

— Il a guéri ma fille d’un flux de ventre alors que sa mère et moi désespérions. Nous ne comprenons pas pourquoi on l’a arrêté. Il n’a sûrement rien pu faire de mal.

— La chose est facile à comprendre pourtant ; c’est Mme de La Motte qui l’a dénoncé…

Gilles ne devait jamais connaître le sentiment du barbier sur cette nouvelle noirceur de la jolie comtesse car une violente bourrasque de pluie et de vent se mit à hurler autour de la prison rendant la conversation difficile. D’ailleurs, le rasage de Pongo était terminé. Gilles paya l’homme de l’art qui plia bagage laissant ses clients occasionnels se demander au milieu des éléments déchaînés ce qui pourrait se passer lorsqu’ils se balanceraient à une corde de fortune par un temps aussi abominable.

CHAPITRE III

RENCONTRE SUR UN PARAPET…

Quand vint le soir, le vent était tomhé mais la pluie, solidement installée, pleurait sans discontinuer d’un ciel couleur de novembre. C’était au fond ce qui pouvait arriver de mieux pour les évadés en puissance car cette énorme averse qui noyait Paris depuis la veille avait dû gonfler non seulement la Seine, ce qui était sans importance, mais aussi son modeste satellite, le petit ruisseau qui mouillait les douves de la Bastille, ce qui rendrait le fossé moins dangereux en cas de chute si la corde se révélait trop courte. En outre, les invalides de garde aux créneaux seraient certainement peu enclins à risquer leurs membres rhumatisants en dehors de leurs guérites…

La corde commencée reposait sous le matelas de Gilles. Lui et Pongo avaient soigneusement refait leurs lits afin que l’idée ne vînt pas au geôlier – d’ailleurs reconnaissant car cela lui évitait de remonter – de s’en occuper. Pour plus de sûreté, en outre, le chevalier avait décidé qu’on resterait couchés durant tout le laps de temps qui s’étendrait entre le repas du milieu du jour et celui du soir, attitude sage qui présentait au surplus l’avantage de permettre un repos anticipé pouvant se révéler salutaire.

Car la nuit promettait d’être rude et, la dernière bouchée du savoureux gâteau au chocolat dont se composait le dessert avalée, les deux prisonniers allèrent tranquillement se coucher et, avec un bel ensemble, s’endormirent du sommeil des justes. Tous deux possédaient en effet la précieuse faculté de s’endormir à volonté ce qui, en l’occurrence, présentait le double avantage d’effacer l’énervement de l’attente et de ménager des forces dont ils allaient avoir le plus grand besoin…

Ils se réveillèrent peu avant le souper, y firent honneur en gens qui ignorent encore comment ils déjeuneront le lendemain puis quand le geôlier eut desservi et qu’ils furent bien certains de ne plus être dérangés, les deux hommes se mirent à l’ouvrage. À l’aide du couteau remis par le roi et qu’ils affûtaient de temps en temps sur une pierre de la voûte ils découpèrent en lanières les draps encore intacts, les couvertures et même la toile des matelas.

C’était un travail rude car les tissus étaient grossiers, très résistants et d’autant plus difficiles à découper puis à tordre et à tresser afin d’obtenir un support suffisamment solide pour un corps humain. Pour plus de longueur, on ajouta les cravates que possédait Gilles.

Habile, depuis l’enfance, au tressage de lianes, d’herbes, de racines même et de toutes les matières fibreuses poussant à l’état sauvage dans la nature, Pongo travaillait vite et efficacement et Gilles, pour sa part, avait suffisamment fréquenté les pêcheurs dans son enfance, puis les marins durant les préparatifs et la traversée du convoi commandé par le chevalier de Ternay, pour ne rien ignorer des finesses et ressources des nœuds marins.

Le résultat, après plusieurs heures d’efforts, se présenta sous l’aspect bizarre mais, à tout prendre réconfortant, d’un long filin bosselé, de la grosseur d’un doigt, qu’ils s’efforcèrent de mesurer approximativement en l’étalant à terre sur le diamètre de la prison.

— Ce sera peut-être un peu juste, murmura Tournemine en conclusion, mais quand nous serons au bout, nous ne devrions pas être bien loin du bas des tours. Espérons que la pluie a mis suffisamment d’eau dans le fossé pour nous éviter de nous rompre les os…

Les reins endoloris pour être demeuré trop longtemps accroupi, il se redressa sur ses genoux et s’étira. Ce faisant, son regard accrocha, sur la pente de la voûte, une inscription que révélait la flamme de la chandelle posée à terre.

« Le 20 novembre 1613, Dussault a été amené en cette chambre. Il en sortira quand il plaira à Dieu… »

Ces quelques mots résignés, gravés dans la pierre par une main depuis longtemps desséchée, lui firent éprouver une désagréable sensation. La piété, trop sévère pour n’être pas un peu étroite, de ses jeunes années lui fit se demander s’il plaisait réellement à Dieu que cette évasion réussît, et si Judith n’allait pas en payer les conséquences… Mais Pongo avait suivi la direction de son regard et lu, lui aussi, la vieille inscription. Il eut un bref sourire, haussa les épaules.

— Toi me dire toujours roi être représentant Seigneur-Dieu sur terre…

Gilles lui rendit son sourire, chassant résolument la pensée déprimante.

— Tu as raison : « Si veut le roi, Dieu le veut aussi… » À présent, il nous faut attendre qu’il soit deux heures. Il doit nous rester une dizaine de minutes…

Ils les employèrent à repousser de côté le tas de paille et de balle d’avoine qu’ils avaient retirées des matelas éventrés et qui risquait de gêner l’ouverture de la porte.

Quand deux heures sonnèrent à l’horloge de la Bastille, Pongo marmotta entre ses dents une courte oraison propitiatoire, Gilles une rapide prière puis tous deux, tombant dans les bras l’un de l’autre avec un bel ensemble, s’accolèrent fraternellement.

Le chevalier tira alors l’une des clefs de sa poche et tenta de l’introduire précautionneusement dans la serrure du bas. Ce n’était pas la bonne. Il en prit une autre, sans parvenir d’ailleurs à se défendre d’une vague angoisse. Ne se pouvait-il, après tout, que l’on changeât de temps en temps les serrures de la Bastille sans en avertir le roi ?

Mais non. La seconde clef tournait aisément tandis que la première s’adaptait parfaitement à la serrure du haut… et la porte, doucement, s’ouvrit sans un grincement. Pour plus de sûreté, d’ailleurs, Gilles avait soigneusement graissé ses gonds avec ce qui restait de son huile à salade.

« Quel dommage d’avoir mis un pareil artiste sur un trône où d’ailleurs il se déplaît si fort ! pensa-t-il. La serrurerie poussée à ce point de perfection c’est du génie… »

L’un derrière l’autre, retenant leur souffle, les deux hommes gagnèrent les quelques marches qui donnaient accès au couronnement de la tour. Dans les profondeurs de celle-ci tout était silencieux. Seule, la petite toux sèche d’un des hommes de garde tout en bas de l’escalier parvint jusqu’à eux. L’acoustique, apparemment, était, excellente dans ce vaste cylindre de pierre.

Restait à ouvrir la dernière porte. Lentement, doucement, Tournemine approcha la clef de la serrure, la fit pénétrer, tourna avec une extrême lenteur… Mais cette clef-là était aussi bonne que les deux autres et le vantail s’ouvrit lui aussi sans la moindre difficulté : les candidats à l’évasion se retrouvèrent sous le ciel, à l’air libre.

Peu engageant le ciel en question. Noir comme de l’encre, il continuait à dégoutter continuellement transformant la plate-forme en une grande flaque d’eau que n’éclairait aucun reflet. Un peu en arrière des créneaux, assez retirés pour que leurs bouches n’y apparussent pas, on pouvait deviner la silhouette menaçante des canons.

En débouchant sur la tour de la Liberté dont ils espéraient bien qu’elle n’allait pas les décevoir, Gilles et Pongo oubliant la pluie se donnèrent la joie de respirer deux ou trois fois très profondément, emplissant avec délices leurs poumons de l’air humide et froid, cependant que leurs yeux, vite accoutumés à l’obscurité, fouillaient l’immensité qui les entourait. Au-delà des tours et de leurs tourelles d’escaliers qui ressemblaient à des champignons, Paris était étendu à leurs pieds.

En dépit de la nuit pluvieuse, quelques points lumineux perçaient l’obscurité, feux brûlant auprès de corps de garde ou lanternes dansant sur leurs cordes aux carrefours. Par meilleur temps on eût distingué aisément les hauteurs de Montmartre et de Montrouge, avec leurs moulins, les tours plus proches de Notre-Dame, la flèche de la Sainte-Chapelle et le long ruban, à peine moiré, de la Seine.