— Ben alors… Ben alors…

Puis il s’est levé brusquement. Il est venu jusque vers moi. Il m’a empoignée par les deux épaules ; j’ai compris qu’il essayait de voir mon visage dans le restant du jour. Il a dit, exactement comme Roger :

— Tu es sûre ? Tu es bien sûre ?

J’ai fait oui de la tête. J’avais la gorge sèche.

Alors Léandre a bégayé :

— Un… petit… Un, un petit.

Il m’a lâchée pour courir jusqu’à la porte qu’il a ouverte toute grande. Du seuil, sans sortir, il s’est mis à crier :

— Oh ! Marie. Oh ! Marie… Écoute un peu !

J’ai entendu les sabots de Marie de l’autre côté de la cour. Aussitôt Brassac a crié :

— Marie ! Un petit. On va avoir un petit !

Là, il avait sa voix de théâtre avec son accent du Midi un peu forcé.

Roger était debout à côté de moi. Cette fois, il faisait presque noir.

Marie est venue en sabotant plus vite que jamais. Comme elle arrivait, Léandre a tourné le bouton. La lumière m’a fait un peu mal. Ils sont entrés tous les deux et j’ai à peine eu le temps de m’essuyer les yeux pour ne pas qu’ils voient que je pleurais.

18

Ce soir-là Roger a mangé avec nous et il est parti très tard. Quand Léandre est revenu après être allé l’accompagner et coucher ses chiens, il nous a annoncé qu’il neigeait. Cela m’a rendu très heureuse parce que j’ai pensé qu’il y avait bien longtemps que je n’avais pas vu de la neige. De la vraie neige de campagne.

Le lendemain, en effet, il y en avait plus de vingt centimètres. Les chiens étaient fous. On ne pouvait plus les tenir. Chaque fois qu’on ouvrait la porte ils se précipitaient tous pour sortir. Dans tous les coins de la cuisine il y avait de grandes flaques d’eau. J’avais beau éponger, Marie n’arrêtait pas de crier après les chiens. Elle a fait tant et si bien que Léandre a été obligé de les emmener faire une promenade pour les fatiguer. J’aurais bien aimé l’accompagner, mais je n’avais pas de chaussures pour cela.

Quand Léandre est revenu, il a vu que j’étais toujours derrière la fenêtre. Alors il m’a dit que de toute façon il fallait qu’il descende à Lyon. Il irait dès le lendemain et me rapporterait une paire de bonnes chaussures montantes.

Sur le moment je n’ai pas pensé du tout que Léandre risquait de boire et je n’ai pas fait attention à Marie.

Ce n’est que le lendemain matin, quand je suis descendue après le départ de Léandre, que j’ai vu à quel point Marie était inquiète. Elle avait son visage fermé et, depuis longtemps, je savais ce que ça voulait dire.

Au fond, c’était surtout à cause de mes chaussures que Léandre était parti et j’étais très ennuyée. J’avais peur que Marie finisse par dire que c’était à cause de moi que Léandre allait à Lyon et dépensait de l’argent en beuveries.

Une partie de la matinée s’est écoulée sans que Marie ne dise rien. Moi, je m’occupais surtout à surveiller les chiens qui étaient encore plus excités que la veille en raison de l’absence de Léandre. Bien sûr, le vieux Dik était dehors et il n’était même pas question d’aller le chercher. De temps en temps j’allais jusqu’à la fenêtre. Le val était magnifique sous la neige. Le ciel était toujours gris, et il me semblait qu’il allait en tomber encore.

Plus je pensais à Léandre, plus je me disais qu’il ne se saoulerait pas. Au fond, il ne m’avait jamais rien promis, mais sans savoir pourquoi, j’avais le sentiment que ça n’était plus possible.

Vers midi, je me suis décidée à parler à Marie. Je lui ai demandé si elle m’en voulait. Elle a eu un sourire bien triste en me disant :

— Ma foi non. Vous savez bien que c’est tout le contraire. Mais que voulez-vous, c’est comme ça. On ne peut rien y faire. Faudra toujours qu’il aille de temps en temps.

J’ai eu beau lui dire que j’étais sûre que Léandre ne boirait pas, elle n’a pas voulu me croire. Selon elle, c’était son vice, il fallait en prendre son parti. Tout ce qu’on pouvait espérer c’était qu’il ne ramènerait pas un autre chien. Marie me faisait un peu penser à ces malades qui découragent les médecins à force de se croire incurables. Au cours de l’après-midi, j’ai tout essayé pour la distraire, il n’y avait rien à faire.

Et quand, à quatre heures, les chiens qui avaient fini par se coucher se sont précipités vers la porte, elle leur a crié de rester tranquilles ajoutant que ça devenait impossible. Moi j’ai couru à la fenêtre. C’était bien Léandre. Il marchait vite, sans tituber.

J’avais appelé Marie. Elle a regardé dehors ; elle m’a regardée comme si elle n’avait pas été bien sûre de ses yeux. J’ai souri. Alors Marie a murmuré très bas en se retournant :

— Doux Jésus !

Et j’ai vu qu’elle se signait en regagnant sa place vers la cuisinière.

Moi j’ai regardé encore une fois la neige. Le jour baissait. De gros flocons recommençaient à tomber.

19

Et ce matin encore c’est la neige que je vois sur tout le val. Mais le ciel n’est plus gris. Il est bleu, très bleu. La bise souffle. Elle s’est levée le soir de Noël, pendant que nous étions à table. Et voilà vingt jours qu’elle tient. Léandre ne s’est pas trompé.

Mais au fond, maintenant, ça n’a plus d’importance pour moi. Je trouve même que c’est bon d’être bien au chaud dans mon lit et d’entendre souffler la bise. Ce matin à l’aube, Roger s’est levé doucement. Je ne dormais plus mais j’étais encore engourdie. Je n’ai pas ouvert les yeux. Quelques minutes plus tard j’ai entendu sa moto. Je l’ai laissé s’éloigner, puis je suis allé ouvrir les volets. La bise était glacée. J’ai vite refermé la fenêtre et je suis revenue me coucher bien au chaud. Ensuite, j’ai attendu que le jour se lève.

Surtout quand je sais qu’il fait très froid, j’aime voir le jour se lever.

Tout à l’heure, Marie me montera mon déjeuner pour que je puisse rester au lit jusqu’à onze heures. C’est elle qui le veut et Léandre aussi. C’est d’ailleurs pour cela que je suis encore ici. Ils veulent que je reste jusqu’à mon accouchement pour pouvoir s’occuper de moi. Après seulement je suivrai Roger dans sa maison.

C’est le soir du réveillon qu’ils ont tout décidé. Roger était venu. Marie avait voulu qu’on fasse beaucoup de cuisine.

Au moment de se mettre à table, Léandre est allé chercher ce paquet qu’il avait caché en revenant de Lyon. C’était une brassière bleue. Comme je faisais observer que c’était bien tôt, Léandre a baissé la tête. Il a bafouillé en disant que c’était la première fois qu’il jouait le rôle du Père Noël.

Ensuite, pour nous amuser, il nous a raconté la scène dans le magasin avec les vendeuses. Il imitait toutes les voix. Moi, je regardais surtout Marie. Elle riait. Et c’était la première fois que je la voyais rire.

Ce qui avait fait le plus plaisir à Léandre, c’est quand une vendeuse avait dit qu’avec les grand-pères c’était toujours pareil, qu’il fallait toujours leur donner mieux qu’aux autres.

Depuis, Marie m’a déjà fait voir tout ce qu’elle a de linge dans son armoire et sa commode. C’est elle qui fera les draps et les couches.

Cependant, les premiers jours, Marie n’avait pas l’air vraiment heureuse. À certains moments, elle reprenait son visage fermé. Comme je lui demandais ce qu’elle avait, elle m’a dit :

— Si, je suis heureuse. Seulement, faut le temps de s’habituer. Ça fait drôle de savoir qu’on va être grand-mère sans avoir jamais eu d’enfant.

J’ai eu l’impression qu’elle disait cela avec un peu de regret. Cependant, je suis persuadée qu’elle sera très heureuse.

Moi, je ne me rends pas très bien compte de ce que ça peut être, d’avoir un enfant. Malgré tout, je suis contente d’être là. Je sais que je pourrai y rester. Que personne ne m’obligera à quitter ce lit bien chaud d’où j’entends la bise qui court entre la neige et le ciel.

Vernaison-Quinsonnas

1956-1957.