Je suis restée longtemps debout à la lisière du bois. Je ne pensais à rien. Je me suis dit simplement que Roger devait être en train de nettoyer sa moto.
Je n’avais jamais vu la maison d’aussi près, ni sur cette face. Aux deux fenêtres du premier étage, les volets étaient fermés, en bas la seule fenêtre était fermée également mais les volets étaient ouverts. Il y avait des rideaux et j’ai pensé que c’était la cuisine.
On ne peut jamais affirmer que l’on aurait fait ou que l’on n’aurait pas fait telle chose si tel événement ne s’était pas produit. Moi, en tout cas, je trouve que les « si » sont inutiles, et j’avoue que je ne sais pas du tout ce que j’aurais fait sans l’arrivée de Roger.
Quand je l’ai vu tourner le coin de la maison avec le chien qui gambadait autour de lui, j’ai compris tout de suite ce qui s’était passé. Mais Roger ne s’attendait pas à me voir. Je l’ai senti à son premier regard et d’ailleurs dès qu’il a été près de moi il m’a dit :
— Quand j’ai vu Bob sans commission à son collier, j’ai pensé que Léandre ne devait pas être bien loin.
Je n’ai rien répondu. Je n’ai pu que rire en lui tendant la main. C’est seulement quand il m’a invitée à entrer chez lui que j’ai dit :
— Non, vous êtes en train de travailler, je ne veux pas vous déranger.
Roger m’a alors montré ses mains comme une preuve qu’il ne mentait pas en disant :
— Justement je viens de finir de manger. J’ai voulu tout démonter avant, pour que ça ait le temps de tremper au pétrole.
Tout en parlant il s’était mis à traverser le pré et je l’ai suivi.
Il m’a fait entrer dans la cuisine et j’ai vu tout de suite que je ne m’étais pas trompée.
J’ai trouvé la pièce petite comparée à la cuisine de Léandre, mais très agréable à cause d’une deuxième fenêtre donnant sur le val et d’où l’on voit la colline au jeu de boules. Malgré le temps, il faisait clair.
Roger a remis une bûche sur le feu. Il faisait chaud. J’ai quitté mon manteau et j’ai pensé tout de suite que c’était ridicule puisque je n’avais pas l’intention de rester longtemps.
Cependant je suis restée parce que Roger a voulu que je boive le café. Ensuite, il a posé sur la table une bouteille remplie de marc avec, dedans, un petit bonhomme en bois grimpant à une échelle. Il m’a dit que c’était son père qui l’avait fait pour occuper ses veillées d’hiver. Il a ajouté qu’il tenait beaucoup à cette bouteille parce qu’elle lui rappelait une époque de sa vie qu’il regrettait.
J’ai pensé à Léandre et à l’histoire du jeu de boules.
Il a fallu que je boive du marc et pourtant, je ne l’ai jamais beaucoup aimé. Il m’a fait tourner la tête parce que, depuis mon arrivée chez Léandre, je ne buvais plus du tout d’alcool. Mais je n’étais pas ivre, loin de là. Et, quand Roger m’a demandé si je voulais visiter sa maison, j’ai très bien senti ce qui pouvait arriver.
J’ai dit oui. Et, à ce moment-là, j’ai vraiment compris que depuis plusieurs jours j’avais envie d’un homme.
Roger m’a d’abord montré une chambre qui avait été celle de ses parents, puis il m’a fait entrer dans la sienne.
Nous n’avons pas dit un mot ni l’un ni l’autre. Je suis d’abord allée jusqu’à la fenêtre. J’ai regardé le val. Quand je me suis retournée, Roger était derrière moi. Je me suis approchée d’un demi-pas à peine. Il s’est peut-être avancé un peu aussi, mais je crois que c’est surtout moi qui l’ai embrassé. J’ai aimé Roger deux fois. Lui aussi a été heureux.
Quand nous nous sommes levés, le jour baissait déjà. J’ai dit :
— Il faut que je rentre, Marie s’inquiéterait.
Roger m’a embrassée puis il m’a demandé :
— Tu reviendras ?
J’ai promis de revenir.
Roger m’a accompagnée jusqu’au bout du pré, mais il avait sa moto à remonter et je n’ai pas voulu qu’il vienne plus loin.
J’ai couru pendant la première partie du trajet. J’étais à bout de souffle et plusieurs fois j’ai dû m’arrêter et m’adosser à un arbre.
Ce n’est qu’en arrivant au fond de la combe que je me suis arrêtée plus longtemps. J’ai respiré très fort, et puis, je crois bien que je me suis mise à rire toute seule. Je riais, parce qu’au fond, j’avais couru comme si j’avais eu une nouvelle importante à annoncer à quelqu’un.
17
Mais non, bien sûr que je n’avais rien à annoncer à personne. Au contraire, pendant tout le mois qui a suivi, je me suis arrangée pour rencontrer Roger chaque dimanche sans éveiller l’attention de Léandre et de Marie. Je trouvais toujours un prétexte pour sortir seule avec Bob. Ce n’était pas tellement facile, car souvent le temps n’était pas très beau. Cependant, ces promenades ne semblaient pas bizarres puisque je sortais tous les jours. J’étais obligée ; autrement les semaines m’auraient paru trop longues.
La première semaine je suis revenue plusieurs fois rôder autour de la maison de Roger. Par la suite, il m’a donné une clef et j’ai pu entrer et sortir à ma guise. Je ne restais jamais bien longtemps à l’intérieur parce que je ne pouvais pas allumer de feu. Si Léandre avait vu de la fumée, il aurait pu se douter de quelque chose et venir. Le plus souvent, je m’asseyais sur le banc de pierre dans la cour qui est très petite. Comme il y a des murs assez hauts tout autour, au moindre rayon de soleil il y fait chaud. J’ai pensé souvent aux vieux qui avaient dû venir s’asseoir sur ce banc durant des journées entières. Je les imaginais très bien, penchés en avant, le menton appuyé sur des mains sèches posées sur leur bâton. Seulement, chaque fois, je m’en allais un peu triste sans comprendre pourquoi.
Il m’a fallu plusieurs semaines pour me dire que j’étais triste parce que tout dans cette cour était mort.
Au temps où les vieux somnolaient sur le banc, il devait y avoir constamment de la vie autour d’eux. Moi, je n’avais que Bob qui se chauffait à côté de moi. Les clapiers étaient vides, les portes ouvertes. Le poulailler était vide aussi. Et ce que je regardais le plus souvent, c’était la petite cabane adossée à la maison. À l’intérieur, il y a encore le four à pain. Ce four me rappelait des jours de fête, avec une bonne odeur de brioche.
Un dimanche, j’ai expliqué à Roger cette tristesse que je ressentais devant ces choses mortes.
Il a hoché la tête un moment puis il m’a dit :
— Moi aussi, au début j’ai cru qu’elles étaient mortes. Mais je crois que les choses ne sont jamais mortes. Seulement elles peuvent dormir très longtemps.
Je n’ai rien répondu, mais à partir de ce jour-là, je n’ai jamais été aussi triste en quittant la petite cour.
Et puis, à partir de décembre, j’ai eu autre chose pour m’occuper l’esprit. J’ai attendu jusqu’au quinze pour être bien sûre de ne pas me tromper. Et, le dimanche suivant, j’ai annoncé à Roger que j’étais enceinte.
J’avais attendu d’en être certaine, mais je ne m’étais même pas demandé si Roger serait content ou mécontent. Moi-même j’y pensais sans cesse, mais à vrai dire je n’éprouvais ni joie ni peine. Quand je l’ai dit à Roger, il a d’abord paru abasourdi. Puis il m’a serrée contre lui en disant :
— Tu es sûre ? Tu es sûre ?
J’ai dit :
— Oui, ça ne peut pas être autre chose.
Alors il m’a embrassée très fort et il m’a dit qu’il était très heureux. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a dit :
— D’abord à cause de l’enfant et puis, comme ça, je suis sûr que tu ne partiras pas.
Nous avons passé le reste de l’après-midi à discuter pour savoir ce qu’il fallait faire. Roger voulait tout de suite prévenir Léandre. Il disait qu’il le connaissait assez pour savoir qu’il serait aussi content que nous. Moi, je ne sais pourquoi, j’avais un peu peur. Comme si Léandre avait été mon père et que j’aie dix-huit ans.
Pourtant, il commençait à faire très froid et c’était de plus en plus pénible d’être obligée de sortir ainsi en cachette pour retrouver Roger. Je crois que c’est surtout pour ça que j’ai accepté.
Roger est donc revenu avec moi. C’était la première fois que nous faisions le chemin tous les deux. Il était déjà venu m’accompagner, mais jamais jusqu’au bout, à cause des espaces découverts que l’on pouvait voir depuis chez Léandre. Nous avons marché très lentement en nous arrêtant souvent. Bob s’impatientait. Il venait faire le fou autour de nous et Roger lui lançait des branches.
Quand nous sommes arrivés près de la maison, il faisait déjà sombre. Léandre était seul à la cuisine. Assis près du feu, il devait somnoler car je crois qu’il a sursauté quand Bob lui a posé ses pattes sur les genoux. Tous les autres chiens sont venus vers nous. C’était surtout après Roger qu’ils sautaient. Mais il n’avait rien à leur donner parce qu’il avait déjà apporté son sac d’os le matin.
Quand Léandre nous a vus tous les deux, il a dit :
— Salut, les amoureux.
Nous nous sommes regardés, Roger et moi, mais il faisait trop sombre pour se voir vraiment.
Brassac m’a justement demandé d’allumer puisque j’étais vers la porte, mais Roger a tout de suite dit :
— C’est pas la peine, tant qu’on y voit encore un peu, on est mieux sans lumière.
J’ai pensé que Marie devait être en train de soigner ses bêtes. J’aurais voulu que Roger se dépêche de parler. Au fond, je crois que c’était la réaction de Marie que je redoutais le plus. Nous nous sommes assis à côté de Léandre et c’est lui qui a demandé à Roger :
— Alors, qu’est-ce qui t’amène à pareille heure ?
Roger a toussé deux fois. Il a hésité un peu et puis, d’un coup, il a dit que j’attendais un enfant de lui et qu’il voulait m’épouser.
Tout d’abord Léandre n’a rien dit. Il n’a pas fait un geste. Ce silence de quelques secondes m’a paru terriblement long. Deux fois j’ai regardé la porte. J’avais peur de voir entrer Marie.
Enfin, Brassac a dit très bas, comme pour lui seul :
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