J’étais heureuse. Je regardais sans cesse dans les coins d’ombre. Je savais pourtant bien que je n’y trouverais rien d’autre qu’un bout de museau à peine éclairé ou l’angle d’un meuble que je connaissais bien, mais je regardais quand même.
Je n’osais pas dire que j’étais heureuse. D’abord, j’aurais eu peur de ne pas savoir expliquer pourquoi. Et puis, il me semblait qu’il y avait encore quelque chose entre Léandre et Marie. Quelque chose qui paraissait s’être aggravé depuis que la lumière avait disparu.
Pendant longtemps je n’ai rien dit. Pourtant, Léandre semblait tellement soucieux que j’ai fini par lui demander ce qu’il avait. Il m’a expliqué que le vent avait très bien pu démolir la ligne électrique à l’intérieur de sa propriété. Cela s’était déjà produit à plusieurs reprises, et chaque fois la réparation avait coûté très cher. En outre, lors du dernier accident de ce genre, les hommes de la Compagnie avaient dit que la ligne était trop vieille et ne supporterait certainement plus beaucoup de réparations. Alors Marie a soupiré en disant :
— Si on est obligé de la refaire, avec l’année qu’on a eue, je me demande où on prendra les sous.
Elle a marqué un temps avant de dire encore à voix très basse :
— C’est qu’il faut vivre… Ça coûte.
J’ai bien vu que Léandre me regardait, puis qu’il regardait Marie, mais elle n’a pas levé les yeux.
Tout ce qu’il y avait de joie en moi s’était arrêté de remuer. Les ombres sur le mur dansaient moins que tout à l’heure.
J’allais dire que j’étais fatiguée et monter dans ma chambre quand les chiens ont couru vers la porte. Seule la petite noire a jappé deux fois. Léandre les a regardés, puis aussitôt il s’est levé en disant :
— Ça ne peut être que Roger.
En effet, nous avons bientôt entendu la moto qui est venue s’arrêter devant la porte. Léandre est sorti en ouvrant à peine pour éviter que les chiens le suivent. Moi je pensais toujours à la phrase de Marie : « C’est qu’il faut vivre… Ça coûte. » J’avais envie de lui dire bonsoir et de monter avant le retour de Léandre. Mais j’ai hésité trop longtemps et les deux hommes sont entrés.
Aussitôt, tous les chiens se sont précipités sur Roger et lui ont fait une fête incroyable. Il portait un grand sac à pommes de terre qu’il a posé sur une chaise. Léandre a crié un coup, tous les chiens ont fait le cercle en attendant leur os. Une fois la distribution terminée, Léandre a emporté le sac au fruitier.
Marie a fait asseoir Roger après me l’avoir présenté. Je le voyais mal à cause de la bougie qui était entre nous deux. Quand Léandre est revenu, il a tout de suite demandé à Roger s’il y avait du courant à Loire. Roger a répondu que oui et Marie s’est mise à se lamenter en disant qu’il n’y avait plus de doute, que la ligne était certainement cassée dans la partie leur appartenant. Léandre l’a laissé dire un moment puis il l’a interrompue :
— Tais-toi, ça ne sert à rien de pleurer.
— Tu peux bien dire, mais où est-ce qu’on prendra les sous ?
Roger est intervenu.
— Je comprends pas que vous vous fassiez tant de soucis maintenant. Ça peut bien être le long de la route. Rien ne prouve que ce soit dans la partie qui est à vous.
Sa voix était douce et il parlait posément.
Ils ont discuté encore un moment de la ligne électrique, puis Léandre a demandé à Roger quelle idée il avait eue de venir à une heure pareille et avec ce temps-là. Roger a expliqué que le lendemain il avait l’intention de démonter entièrement sa moto pour la nettoyer et qu’il lui fallait bien sa journée.
Il restait des châtaignes grillées, Marie a remis une bûche dans le feu et apporté sur la table un litre de vin. Nous avons mangé et bu, mais personne ne parlait. Dehors, le vent menait toujours la sarabande, mais dans la pièce, il y avait un autre bruit qui meublait. C’était le bruit que faisaient les chiens en rongeant leur os. De temps à autre l’un d’eux grognait, mais ça n’allait jamais jusqu’à la bagarre. Bob s’était mis sous la table, contre mes jambes. À un certain moment j’ai dû le repousser parce qu’il me bavait sur les pieds. Il s’est retourné et j’ai vu que Roger, en face de moi, se penchait pour regarder. Il a dit en riant :
— T’en tiens de la place toi, le gros.
Et il a déplacé sa chaise vers la gauche. Ainsi, je le voyais mieux et j’ai remarqué tout de suite qu’il avait des yeux très noirs et les cheveux noirs très courts mais frisés.
Nous avons parlé des chiens. À part Marie qui ne disait pas un mot, j’ai bien senti que cette conversation était un soulagement pour chacun. Voyant que Roger parlait des bêtes avec beaucoup d’amitié, je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas de chien. Mais ça lui est impossible. À Givors, il n’a qu’une petite chambre garnie et, ici, il ne vient qu’une fois par semaine. Là, Léandre s’est mis à rire en disant :
— Il n’a pas de chiens mais les miens sont autant à lui qu’à moi puisqu’il les nourrit. D’ailleurs, quand il est chez lui, si j’ai quelque chose à lui dire je fais un mot, je l’attache au collier du vieux Dik ou de Bob et je dis : « Va chez Roger. » Et vous pouvez être tranquille, dix minutes après, la commission est faite.
Nous avons bavardé encore un moment, et puis Roger a dit qu’il allait partir. Il a serré la main à Marie puis à moi. Il a hésité un peu avant de me dire :
— Un dimanche, faudra venir voir ma maison. C’est pas que ce soit bien joli, mais la vue sur le vallon n’est pas la même qu’ici.
Léandre est sorti pour l’accompagner et enfermer les chiens. La moto a pétaradé mais le vent a bientôt emporté le bruit du moteur.
J’ai attendu le retour de Léandre et je suis montée dans ma chambre.
Je ne me suis pas déshabillée tout de suite. Je suis restée plusieurs minutes à écouter le vent. Depuis mon arrivée ici, c’est la première fois qu’il souffle si fort. Toute la maison tremble. Au grenier, c’est comme si on piétinait.
J’ai fait le tour de ma chambre. J’avais posé sur la cheminée la bougie que Marie m’avait donnée. Machinalement j’ai caressé les meubles, le marbre de la cheminée. Et, petit à petit, j’ai senti en moi comme une boule qui durcissait.
Je me suis couchée parce que j’avais froid.
Maintenant je n’ai plus froid sous l’édredon de plume et dans le matelas très doux où mon corps a creusé sa place. Je ne suis pourtant pas à mon aise. Les autres soirs, avant de m’endormir, je reste longtemps à écouter la nuit sans penser à rien.
Ce soir, je ne peux pas. Il y a les paroles de Marie : « Il faut vivre… Ça coûte. » Et, peu à peu, je sens que ces quelques mots font bien plus de bruit que la tempête.
Il a suffi de ces quelques mots pour que tout m’effraie. Il y a en moi une foule d’images qui se bousculent. Depuis mon départ de chez grand-mère jusqu’à mon arrivée ici. Toute cette partie de ma vie que je croyais avoir quittée définitivement. Ce qui est, pour moi, cette autre vie dont Léandre parlait cet après-midi.
Le départ de chez grand-mère qui pleurait parce qu’elle ne pouvait plus me nourrir. Tout de suite après, les patrons. La première vendeuse toujours bien habillée. Cette première vendeuse qui m’a éblouie. J’avais quinze ans, j’étais arrivée à Lyon avec ma robe de petite paysanne. Cette fille m’offrait de me présenter à un ami qui m’aiderait. L’ami, ce vieux qui m’a donné un peu d’argent. Cet argent dont on ne m’a pas laissé le temps de profiter. La maison de redressement. Cinquante-quatre mois à compter les jours. Cinquante-quatre mois à vivre uniquement avec de vraies putains, toutes mineures comme moi, mais qui m’ont appris ce qu’est le métier.
Et puis, ma majorité, ma libération avec Marcel qui m’attendait. Marcel que je ne connaissais pas mais qu’une camarade avait avisé de ma sortie pour qu’il « se charge de moi ». Ensuite, la vie la mieux réglée, la plus monotone qui soit. Subir un homme après l’autre.
Bien sûr, je comprends Marie. Je comprends ; il faudra que je prenne une décision.
Autour de la maison, il y a la tempête. On dirait que c’est le val tout entier qui se démène. Le val tout entier. Ce val où, tantôt, je voyais une vie.
Je sais bien qu’ici il n’y a rien. Et pourtant, maintenant que j’y réfléchis je m’aperçois que je ne me suis jamais ennuyée. Quand il m’arrive de rester seule avec Marie pendant tout un jour alors que Léandre est aux champs, si je trouve le temps long, je n’ai qu’à sortir, faire trois pas dehors pour trouver du nouveau. Souvent, je vais jusqu’au bout de la cour, je m’assieds durant des heures sur le banc de pierre devant l’écurie et je regarde la mare avec le peuplier debout sur son reflet.
Il va peut-être falloir que je retourne à Lyon. Encore une fois je sens très bien que je devrais prendre une décision, mais je crois que le mieux sera de demander conseil à Léandre.
QUATRIÈME PARTIE
15
Il y a une chose que je n’arrive pas à comprendre : voilà plus de trois mois que je suis ici, j’ai l’impression d’y être arrivée hier et, pourtant, le temps que j’ai vécu à Lyon me semble déjà très loin.
En tout cas, ce que je n’oublierai jamais, c’est cette veillée de novembre où j’ai fait la connaissance de Roger. Depuis, j’y ai souvent pensé et j’ai compris pourquoi je ne l’oublierai pas. Je ne sais comment expliquer cette chose bizarre, mais, dans cette soirée, il y avait trois fois plus de temps qu’il pouvait y avoir en réalité. Il y avait le vrai temps qui passait, bien sûr, avec Léandre, Marie, les chiens et moi, et Roger qui est arrivé ensuite. Et puis, il y avait aussi mon enfance vraiment réveillée cette fois, à cause de la bougie, des ombres qui dansaient au plafond et contre les murs. En plus de cela, il y avait la phrase de Marie, cette phrase que j’entendais sans cesse.
Ça, c’était le plus dur. C’était ce que je ferais, ce qu’on ferait de moi.
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