— Vous voyez, il est parti avant le jour, et il a laissé ce papier pour dire de ne pas l’attendre pour manger.

— Et où est-il ?

— Il doit être de l’autre côté, au bois de la Vieille-Terre. Il avait des pins à abattre et j’ai entendu taper là-haut.

Je suis sortie et j’ai traversé la cour. En effet, on entendait les coups réguliers de la cognée sur les troncs. J’ai fixé le bosquet de pins qui se trouve au sommet de la colline et qu’on appelle le bois de la Vieille-Terre. À plusieurs reprises j’ai cru voir remuer, mais en réalité, tout remuait car le vent avait redoublé de violence. Il était très froid et j’ai remarqué qu’il ne venait plus de l’est mais du nord.

Quand je suis rentrée je claquais des dents. Marie avait déjà allumé le feu et la cuisine était toute pleine d’une bonne chaleur qui sentait bon le café au lait.

Je me suis mise à déjeuner. J’avais faim et j’aime beaucoup le café au lait avec des tartines de beurre, mais je pensais à Léandre. J’ai demandé à Marie s’il avait emporté à manger. Elle m’a dit qu’il avait dû prendre un morceau de pain et une tranche de lard. Elle a hésité un peu et puis, au bout d’un moment, elle a ajouté :

— Ça fait rien, toute la journée sans rien avaler de chaud, avec le temps qu’il fait ; si c’est pas malheureux.

Puis, tout de suite après, Marie est sortie avec le seau de pâtée qu’elle venait de préparer pour son cochon.

La matinée m’a paru très longue. Je ne savais pas quoi faire. Marie ne disait pas un mot. Pourtant quand nos regards se croisaient il me semblait qu’il se passait quelque chose. Ce n’était plus comme d’habitude. Il y avait un peu de gêne, bien sûr, mais il y avait aussi comme une complicité. Comme un secret que nous aurions eu à garder toutes les deux.

Vers les dix heures j’ai demandé à Marie si elle ne pensait pas qu’en faisant cuire la soupe de bonne heure je pourrais en porter une gamelle à Léandre. Elle m’a dit simplement :

— Ça n’a l’air de rien, mais ça fait une trotte pour grimper là-haut.

Je n’étais jamais montée jusqu’à ce bois, je suis allée à la fenêtre pour me rendre compte. C’était loin, bien sûr. Mais j’ai pensé à toute cette journée, j’ai pensé à Léandre qui avait emmené les chiens. J’ai dit à Marie :

— Ça ne fait rien, j’irai.

Nous avons tout de suite épluché les légumes et Marie a mis à cuire une bonne soupe au lard avec, dedans, une saucisse fumée.

À midi nous avions fini de manger toutes les deux, et je pouvais partir. Marie avait préparé une petite marmite de fonte ventrue où elle avait mis de la soupe, un morceau de lard et la moitié de la saucisse.

— C’est la marmite qu’on prend toujours pour emporter. Elle n’est pas lourde et on peut faire réchauffer dehors.

Dans une musette elle avait mis une cuillère, une écuelle et du pain.

J’ai pris le sentier et ça me faisait quelque chose de ne pas voir Bob courir devant moi. Le vent soufflait toujours aussi fort et les feuilles mortes n’arrêtaient pas de tourbillonner en montant très haut. Les châtaigniers craquaient. En marchant, je n’avais pas froid. J’avais le vent dans le dos et je le sentais qui m’empoignait les reins, qui s’engouffrait sous mon manteau. À plusieurs reprises il m’a fait penser à des mains d’homme.

De penser à cela j’ai pensé aussi à la nuit que je venais de passer. La chaleur de Marie qui avait suffi à me réveiller, à me mettre mal à l’aise.

Depuis que j’étais levée, il y avait quelque chose qui n’allait pas. Bien sûr, je pensais à Marie et à Léandre. À la vie qu’ils devaient avoir depuis des années à se quereller sans cesse pour la même raison, mais ce n’était pas tout.

J’ai marché encore avec toujours ce vent qui me poussait, ces feuilles qui me frôlaient les jambes ou la figure. J’avais déjà fait plus des trois quarts du chemin quand j’ai compris que depuis le matin j’avais devant moi le visage de Marcel.

Je m’étais arrêtée. Je n’étais plus comme la première semaine de mon arrivée ici. J’étais capable de réfléchir.

Est-ce que je pouvais vraiment avoir envie de Marcel ?

Je savais bien que ce n’était pas en marchant que je me débarrasserais de cette idée. Malgré tout, j’ai repris la marmite de fonte et je me suis mise à marcher très vite. Le sentier montait maintenant entre une friche et un pré. Il n’y avait plus d’arbres pour arrêter le vent qui, à présent, venait sur ma droite. Je me suis mise à courir. Mais, arrivée sous le couvert des pins, j’ai dû m’arrêter pour reprendre mon souffle.

Comme j’allais repartir, Bob s’est jeté sur moi. Il a failli me faire tomber avec ma marmite, mais je n’ai pas pu le gronder. Depuis mon arrivée ici, c’était la première fois que je restais une demi-journée sans le voir. Je l’ai caressé un moment puis je n’ai eu qu’à le suivre pour trouver Léandre.

Léandre avait déjà abattu et ébranché cinq gros pins. Il était en train de lier des fagots de branchage et c’est pour cela que, depuis un moment, je n’entendais plus taper. Quand il m’a vu arriver, il m’a d’abord regardée avec un air gêné puis, tout de suite, il a eu un sourire un peu triste. Moi, j’ai pensé qu’il valait mieux faire comme si tout avait été prévu ainsi et j’ai crié :

— À la soupe, l’homme des bois, à la soupe !

Alors Léandre est venu au-devant de moi en disant :

— C’est trop loin, il fallait pas.

Mais j’ai senti qu’il était heureux que je sois là.

Comme la soupe s’était refroidie en cours de route, il a fallu allumer du feu. Mais on ne pouvait pas le faire sur le sommet de la colline à cause du bois de pins et du vent. Nous sommes descendus jusqu’au bord du ruisseau. Là, à côté du feu que Léandre a fait entre deux pierres, il faisait vraiment bon. On sentait à peine le vent, mais on l’entendait passer au-dessus de nous avec des craquements de branches et des sifflements. Il ne descendait pas au creux du val. Il sautait d’un bord à l’autre.

Simplement il lui arrivait de lâcher en passant une ou deux feuilles mortes qui descendaient lentement. Ce qui était amusant aussi, c’était de voir la fumée de notre feu monter presque toute droite et, arrivée à la hauteur où le vent passait, se tordre d’un coup et s’effilocher.

Léandre s’était assis par terre, en face de moi. Je le voyais à travers la fumée. Il avait toujours son sourire un peu triste. Quand la soupe a été chaude, il a voulu que j’en mange une assiette. Je ne me suis pas trop fait prier parce que la marche m’avait donné faim. De plus, Léandre affirmait que la soupe était bien meilleure ainsi. Et c’est vrai, je l’ai trouvée meilleure.

Léandre a mangé tout ce qui restait puis il a lavé la marmite et l’assiette avec l’eau et le sable du ruisseau. Quand il a eu fini, il est venu s’asseoir à côté de moi. Je voyais bien qu’il avait envie de me dire quelque chose, il me semblait que ça l’aurait soulagé, mais je ne savais pas comment m’y prendre pour l’amener à parler. Enfin, après avoir toussé et craché dans le feu, il s’est tourné vers moi et il m’a dit en me regardant bien dans les yeux :

— J’ai été dégueulasse, hier soir.

— Un peu, oui. Seulement tout ce qui arrive c’est à cause de moi.

— Non, c’était pareil avant… Peut-être pire.

— Ça fait rien, c’est chic ce que vous avez fait pour moi.

— Faut pas en parler. Surtout que maintenant tu peux être tranquille. Marcel, c’est fini. Pas seulement à cause de moi, mais j’ai su qu’il a une sale histoire sur les reins et qu’il a tout intérêt à se faire oublier.

Léandre a fini de me rassurer au sujet de Marcel puis, après un long silence, il m’a demandé :

— Qu’est-ce que j’ai dit exactement, cette nuit, à Marie ?

Là, j’ai marqué un temps avant de répondre :

— Je ne me souviens pas de tout. Mais c’était assez méchant.

Il a baissé la tête. Il me faisait de la peine, mais j’ai pensé à Marie et j’ai ajouté :

— Vous ne devriez pas boire comme ça. Je ne comprends pas, puisque vous pouvez rester pendant des jours sans boire une goutte de vin.

Il a attendu quelques instants, puis il a relevé la tête pour me dire :

— C’est plus fort que moi.

Je lui ai demandé si c’était également plus fort que lui d’insulter Marie comme il l’avait fait et, surtout, de la traiter de putain.

Léandre m’a juré qu’il ne se souvenait pas de l’avoir traitée ainsi. Puis, après avoir réfléchi un moment, il m’a demandé si c’était tout ce qu’il avait dit de vraiment offensant pour Marie. J’ai encore hésité parce qu’il me semblait que ce devait être pour lui quelque chose de très dur. Mais j’ai fini par me décider. Quand j’ai parlé, il a un peu sursauté puis il m’a encore juré, que, étant de sang-froid, il n’avait jamais reproché cela à Marie. Il savait que ce n’était pas sa faute si elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Il supposait bien qu’elle devait en souffrir autant que lui.

Moi, je sentais qu’il était très malheureux mais que ça devait le soulager de parler. Au fond, chez lui, la parole c’était un peu comme les larmes chez Marie.

À un certain moment, il s’est arrêté. Il a eu un soupir puis il a dit en baissant la voix :

— Tu comprends, petite, c’est surtout quand on a raté sa vie qu’on voudrait avoir un gosse. On en a besoin. Pour faire en sorte que lui, au moins, il ne rate pas la sienne.

Il s’est encore arrêté puis, relevant la tête, il m’a montré du menton le fond du val et il m’a dit :

— Tu vois, on est dans un cul-de-sac, ici. Eh bien ! moi, c’est pareil. Je suis un cul-de-sac. Après moi, il y a plus rien.

Et il s’est remis à parler. Il a parlé longtemps pour m’expliquer comment il avait cru pouvoir être un grand comédien. Brassac c’est le nom de son village natal. En réalité, il s’appelle Durand, mais il a pris ce nom quand il faisait du théâtre. Maintenant, ça ne lui fait plus rien qu’on l’appelle Durand, sauf quand il est saoul. Ça, je m’en étais aperçue. Il m’a expliqué aussi qu’il a épousé Marie à l’âge de quarante ans, quand il a vu que sa carrière théâtrale était ratée. Il était sans argent, sans travail. Elle avait ses terres, alors il est venu s’installer là. Depuis, il n’en est plus sorti que pour aller se saouler et se donner en spectacle à Lyon.