Il a dû faire tomber une chaise puis, tout de suite, j’ai entendu le pas lourd de Marie dans l’escalier. Je me suis levée et me suis habillée en hâte. Quand je suis arrivée dans la cuisine, Marie était en train de ranimer le feu. Accoudé à la table, Brassac la regardait. Elle n’avait pas pris le temps de s’habiller et portait une chemise de nuit blanche, très large et qui lui descendait jusque sur les pieds. Sous la table, quelque chose bougeait. Je me suis penchée. Entre les pieds de Brassac, un petit chien tout noir se léchait les pattes.

Sans raison, Brassac s’est mis à rire. Puis il m’a dit :

— Tiens, la môme, voilà tout ton bordel.

Il parlait avec beaucoup de difficultés. D’un geste large, il a tiré de sa poche une poignée de papiers qu’il a jetés sur la table. Je l’ai remercié en lui demandant s’il n’avait pas eu trop de mal. Il s’est remis à rire en se frappant la poitrine.

— Tu sauras, petite, que pour Antonin de Brassac, il n’est point de difficulté qui soit insurmontable. Brassac est l’homme des circonstances difficiles… Demande à la vieille…

Et il a continué par une longue tirade où il était question d’une foule d’actions toutes plus périlleuses les unes que les autres et dont il s’était tiré un peu comme les jeunes premiers des films de cow-boy.

Ce qu’il disait, sa façon de parler et ses gestes auraient pu amuser bien du monde s’il s’était trouvé dans une salle de café par exemple. J’ai repensé à Marinette, aux autres aussi qui m’avaient si souvent parlé de lui comme d’un « type » marrant. Moi, pour l’instant, je n’avais pas envie de rire. Au contraire.

J’en ai vu des ivrognes, ils m’ont toujours plus ou moins dégoûtée, mais jamais un homme saoul ne m’avait fait cette impression. Quand j’étais obligée de les subir, je les détestais. Au début, il m’est arrivé de souhaiter qu’un verre de plus les tue pour de bon. Là, d’entendre Léandre, de voir le dos voûté de Marie qui s’affairait de la table au placard, j’avais le cœur tout gonflé.

À un geste de Léandre, j’ai remarqué que la manche de sa veste était déchirée et qu’il avait du sang au poignet. Je me suis approchée de lui en lui demandant s’il était blessé. Il s’est mis à rire en disant :

— Une égratignure, petite. Un tout petit coup de surin. Une caresse pour ainsi dire.

Il a marqué un temps puis, parlant plus haut, il a repris :

— Mais Brassac n’aime pas ce genre de caresse. Et le maquereau qui me porta ce coup de lame gémit à l’heure qu’il est sur un lit d’hôpital. À moins que la morgue déjà… Mais non, cent mille tonnerres, veuille Dieu que le poing de Brassac n’ait pas entièrement occis cet imbécile.

Là, il s’est levé d’un coup. Sa chaise est tombée et, sous la table, le petit chien a pleuré avant d’aller se coucher derrière la cuisinière. Brassac ne s’est occupé ni du chien ni de la chaise. Déjà il marchait de long en large en gesticulant et en criant :

— Sacrebleu, quel carnage vous fîtes, cher monsieur de Brassac. En quel piteux état mîtes-vous cette vermine et le matériel de cet ignoble bouge qui, tantôt, vit votre victoire sur la pègre de la rue Mercière !…

Marie s’était retournée. Très pâle, elle suivait des yeux son va-et-vient. Brassac ne s’occupait pas de nous. Il allait d’un bout à l’autre de la pièce en titubant. Quand il s’arrêtait, c’était toujours en face de la fenêtre. Il la regardait un moment sans cesser de crier puis il repartait.

Il bégayait toujours. Pourtant la scène qu’il essayait de décrire, je n’avais pas beaucoup de mal à l’imaginer. Je connaissais le bar où elle s’était déroulée et je connaissais aussi la plupart des personnages. Je savais que la police n’intervenait presque jamais dans ce genre de règlement de compte parce que le patron ne l’appelait pas. Cela me rassurait. Et puis, j’étais persuadée que Brassac exagérait. Cependant je voyais le visage de Marie qui se tendait. Son front bas se plissait. Elle était de plus en plus pâle. Elle devait savoir qu’il était dangereux d’interrompre Brassac. Elle se dominait. Pourtant, quand il s’est arrêté elle a demandé :

— Et si les autres portent plainte, faudra encore payer ?

Elle avait parlé presque à voix basse, mais Brassac avait compris. D’un bloc il s’est retourné pour lâcher une bordée d’injures. Baissant la tête, les poings serrés il s’est dirigé vers Marie qui a perdu la tête. Elle a poussé un cri en se sauvant vers l’escalier. Mais elle avait à peine monté trois marches, qu’elle s’entroupait dans sa chemise trop longue et dégringolait de tout son poids.

Alors Brassac s’est penché en avant et s’est mis à rire en se tapant sur les cuisses. Moi, j’ai couru vers Marie pour l’aider à se relever. Elle n’avait pas l’air de s’être fait beaucoup de mal. Quand je me suis retournée, j’ai vu que Brassac s’était assis. Il ne nous regardait plus mais il riait toujours.

Nous avons commencé de monter, et, avant d’arriver au palier, j’ai regardé encore Brassac. Toujours sur sa chaise, cassé en deux, il toussait et crachait entre ses pieds.

Arrivée devant la porte de sa chambre, Marie s’est tournée vers moi. Elle m’a regardée. Ses yeux n’étaient plus vides. Elle avait peur. Terriblement peur. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire. C’est Marie qui a parlé la première. Elle m’a dit :

— D’habitude, quand il est comme ça, je me ferme à clef dans ma chambre.

J’ai compris qu’elle n’oserait pas le faire puisque Léandre ne pouvait plus venir coucher dans la chambre que j’occupe. Alors je lui ai demandé si elle voulait dormir avec moi. Sans répondre elle m’a suivie.

En bas, Brassac ne criait plus. Il devait manger.

Allongée à côté de moi, Marie ne bougeait pas. Je crois même qu’elle retenait son souffle.

Un bon moment s’est écoulé avec juste le bruit du vent entre les lames des persiennes. Puis j’ai entendu Brassac qui montait l’escalier en trébuchant. Il a ralenti devant notre porte. Il marmonnait mais je n’ai pas pu comprendre ce qu’il disait. Il est allé jusqu’au bout du couloir. L’autre porte s’est ouverte, mais Brassac n’est pas entré. Il avait dû éclairer et voir que Marie n’y était pas car je l’ai entendu revenir plus vite vers nous. Marie s’est mise à trembler et j’ai senti qu’elle se rapprochait de moi.

La poignée de notre porte a tourné, mais j’avais fermé à clef. Par trois fois, Brassac a cogné contre le panneau. Marie a soufflé :

— Il va casser la porte.

Brassac s’était mis à crier ;

— Vous allez ouvrir, deux salopes… ou je… je défonce tout le bordel.

J’ai senti que Marie bougeait. Je l’ai empoignée par le bras en lui disant de ne pas se lever. Je n’avais pas peur.

Brassac continuait de nous insulter. Mais il voulait parler fort et vite et je ne comprenais pas la moitié de ce qu’il disait. Il s’est tu le temps d’envoyer deux coups de pied dans la porte puis, parlant plus lentement, il a crié :

— Vous êtes deux putains… Ça vous va bien de coucher toutes les deux… Brassac, tu as deux putains chez toi… Et t’as plus qu’à te branler. Les putains sont en grève !

Là, il s’est arrêté une bonne minute pour rire, puis il a lancé :

— T’entends, Marie-Molasse. T’es une putain comme l’autre… Une qui se fait baiser sans que ça serve jamais à rien… T’es un ventre inutile, t’entends, un ventre inutile… Pas foutue de faire un môme !

Marie s’est mise à pleurer. Elle pleurait lentement, à petits sanglots réguliers.

Chaque injure de Brassac me faisait mal pour elle. Et il continuait. Je me suis retenue un moment, puis, me levant d’un bond, j’ai couru jusqu’à la porte. Marie a crié :

— Simone !

Je lui ai dit de se taire. Sans éclairer j’ai tourné la clef très vite et ouvert la porte d’un coup. En me voyant, Brassac s’est arrêté de crier. Ses bras sont tombés le long de son grand corps qui continuait de vaciller. Il n’avait plus rien de méchant dans le regard. Il m’a fait penser un instant à Bob quand on le gronde. J’étais sortie avec l’intention de l’injurier et même de le gifler si c’était nécessaire. J’ai dit simplement :

— Vous êtes dégoûtant.

Il a marmonné je ne sais quoi, puis il s’est éloigné lentement. Il était plus voûté que jamais. Ses grosses mains semblaient tirer ses bras vers le plancher.

À ce moment-là, j’ai eu l’impression curieuse que Léandre ne finirait jamais de marcher jusqu’au bout de ce couloir de quelques mètres et que moi, je resterais toujours plantée là à le regarder.

Il a atteint la porte pourtant, et il l’a refermée derrière lui sans se retourner.

12

Le lendemain matin, c’est Marie qui m’a réveillée en se levant. Elle prenait pourtant beaucoup de précautions, mais j’avais mal dormi toute la nuit. Plusieurs fois je m’étais réveillée et, de sentir la chaleur d’un corps à côté de moi, ça m’avait fait une drôle d’impression.

J’ai fait semblant de dormir encore et j’ai laissé Marie sortir de la chambre. Elle devait être très fatiguée.

Elle avait pleuré longtemps. Et même pendant son sommeil je l’avais plusieurs fois entendue sangloter et soupirer. J’aurais aimé la consoler, mais je n’aurais pas su comment m’y prendre après ce que Brassac avait dit. J’ai préféré me taire. Et puis, à l’entendre sangloter ainsi, régulièrement, je pensais à la source qui sort de terre en bas de la grande châtaigneraie. Quand on bouche l’orifice avec sa main, l’eau trouve tout de suite une autre fissure dans le rocher. Il n’y a rien à faire, il faut qu’elle coule. Le chagrin de Marie, je crois que c’était pareil.

Une fois qu’elle a été sortie, j’ai essayé de me rendormir mais je n’ai pas pu et je n’ai eu aucun effort à faire pour me lever. Quand je suis descendue, Marie a été surprise et s’est excusée de m’avoir réveillée. J’ai dit que ça n’avait pas d’importance.

Comme je m’approchais de la table pour prendre les papiers que Brassac y avait jetés, j’ai vu qu’il y en avait un autre avec quelques mots écrits de sa main. Marie a vu que je regardais, elle m’a dit :