— À Grandson ? C’est une autre histoire mais qui m’est apparue rejoindre celle, tragique, que je viens de vous confier. Nous avions ici un cousin éloigné. Il avait acheté cette maison où il résidait à longueur d’année. C’était un féru d’histoire médiévale et il s’était pris de passion pour ceux que l’on appelait jadis les Grands-Ducs d’Occident, et singulièrement le dernier d’entre eux, celui que l’on a surnommé Charles le Hardi ou plus couramment le Téméraire, ce prince étrange, fabuleusement riche, brave jusqu’à la folie mais habité par une sorte de sombre génie qui, joint à un orgueil proche du délire, l’a poussé jour après jour, pas après pas, à mourir seul, nu au bord d’un étang gelé devant Nancy dont il voulait faire la clé du royaume de Bourgogne, le crâne fendu d’un coup de hache et le corps dévoré par les loups… Lui qui était seigneur de Flandres, Brabant, Hainaut, Hollande, Zélande, Frise, Gueldre, Malines, Maëstricht, Anvers, Namur, Limbourg, Luxembourg, Autriche, Artois, Bourgogne, qui se voulait roi et, peut-être, plus tard empereur si Dieu l’avait jugé bon…

— Si, surtout, coupa Aldo avec douceur, il n’avait trouvé sur son chemin le plus redoutable cerveau politique de son époque : son cousin, le roi de France Louis le onzième, « l’Universelle Aragne » qui, presque sans bouger de son château de Plessis-lès-Tours, avançait les pièces de son échiquier d’or et de cristal, une main sur la tête de « Cher Ami », le grand lévrier blanc qu’il aimait… Vous voyez que moi aussi je connais leur histoire, ajouta Morosini en souriant. Cette page me fascine également et, venant à Grandson, j’éprouvais une bizarre émotion.

Hagenthal eut une brève quinte de toux qu’Aldo éteignit en lui offrant une cuillerée de sa potion.

— Merci !… fit le malade en retrouvant son souffle. Et, sachant tout cela, vous n’êtes jamais venu ici, ni à Morat, la seconde défaite avant le drame de Nancy ?

— Non. Je voyage beaucoup mais je n’en ai pas eu l’occasion !

— Vous ?… Un expert en joyaux non seulement anciens mais célèbres ? Vous me surprenez. Allez donc jusqu’à cette fenêtre qui donne sur l’arrière de la maison et dites-moi ce que vous voyez !

— Une ravissante colline avec quelques arbres qui se dessine sur le fond lointain des Alpes enneigées.

— Cette colline portait le camp fastueux du Téméraire qui la couvrait entièrement. Si vous la gravissez, vous verrez une grosse pierre derrière ce qui reste du vaste étang creusé par les Bourguignons pour servir d’abreuvoir à leurs chevaux. Quant à la pierre, elle est dite « Pierre de Mauconseil ». C’est là que le duc a décidé de faire pendre sur les murs du château et aux arbres les défenseurs de la ville. Pendus ou noyés quand la place se révéla insuffisante. Vous… vous connaissez la suite, je suppose ?

Le baron se fatiguait, Aldo revint près de lui :

— Cette visite vous épuise et je vais vous quitter. Pardonnez-moi !

Le vieillard leva son visage émacié :

— Restez encore un peu… je… je n’ai pas dit le principal !

— Je peux revenir ?

— Non… car le temps m’est compté.

Sa main disparut dans une poche de sa robe noire et en tira un sachet de velours coulissant dont il sortit un étrange objet qui accrocha immédiatement l’attention de son visiteur… Pour le commun des mortels, cela ressemblait vaguement à un arbuste d’or, mais pour le regard averti de Morosini, c’était une monture que l’on fixait jadis au sommet d’une coiffure d’homme, couronne fermée ou chapeau de parade. On appelait ce couvre-chef un épi, voire un cimier, ce qui était faux, le cimier portant les plumes du casque…

Le baron trancha la question :

— On disait que c’était un « fermail », ce qui me paraît absurde puisque ceci ne fermait rien. Toujours est-il que c’est ce qui reste de ce que le Téméraire considérait comme son talisman. Non sans raison ! Dès l’instant où il l’a perdu ici, à Grandson, le sort des armes lui est devenu contraire. Il y a eu Morat tout proche et enfin Nancy où la mort l’attendait.

Aldo l’écoutait à peine. Ses longs doigts nerveux caressaient ce précieux revenant de la nuit des temps. En surimpression, sur l’écran de sa mémoire, il revoyait une page d’un livre de sa bibliothèque traitant du fantastique trésor perdu au bord de ce beau lac par celui qui se voulait le plus puissant souverain d’Europe, et l’art minutieux de l’artiste l’avait restitué tel qu’il était quand, sur la tête du prince, il faisait son entrée dans une ville conquise. Jamais – sauf à de rares exceptions – il n’y avait pénétré casqué. Il préférait porter ce chapeau, symbole de son incalculable fortune : une façon comme une autre de proclamer à ceux qui devenaient ses sujets que leur nouveau maître n’avait pas besoin de leurs pauvres dépouilles…

Sans s’en rendre compte, Aldo avait parlé tout haut, maniant le précieux vestige comme s’il eût été de cristal.

— C’est pour me le donner que vous m’avez fait venir ?

Une nouvelle quinte de toux fit attendre la réponse :

— J’eusse cent fois préféré vous l’offrir intact… pourtant il me reste encore quelque chose…

Du sachet, il en sortit un plus petit dont il posa le contenu sur sa paume :

— Voilà celui des « Trois Frères » qui m’est venu par héritage. Je sais qui vous êtes et, avant de paraître devant Dieu, il m’a semblé normal que cette merveille vous revienne… Bien piètre compensation pour ce que l’un des vôtres a eu à souffrir de l’un des miens !

Le souffle coupé, Aldo contemplait avec stupeur un superbe rubis dont les flammes de la cheminée faisaient jaillir des éclairs pourpres.

— Ce n’est pas possible… émit-il sans parvenir à aller plus loin.

C’était à présent une de ses mains qui tremblait en accueillant le joyau, tandis que l’autre cherchait dans sa poche de veston sa loupe de joaillier. Il la fixa à son œil pour mieux examiner cette pierre qui, pour lui, tenait du miracle.

— Vous doutez de son authenticité ? murmura tristement Hagenthal.

— Non… en aucune façon ! fit-il en poursuivant son examen.

En effet tout y était : la taille d’époque, le poids, la couleur, les légères traces laissées par l’ancienneté et que seule la loupe pouvait révéler. S’il n’avait pas été l’expert connu du monde entier qu’il était devenu, il eût considéré cette gemme comme un présent du Ciel car elle était admirable, mais comment croire qu’elle soit l’un des « Trois Frères »… Alors qu’il savait pertinemment que le trio – au complet ! – reposait dans l’un des écrins de Moritz Kledermann, le banquier milliardaire, son beau-père… Et pourtant, ce rubis était sans conteste authentique !

Cette dernière remarque, il l’avait laissée échapper à voix haute, mais son hôte n’eut pas le temps d’y répondre car Aldo enchaînait :

— Comment cette pierre est-elle parvenue jusqu’à vous ? Par héritage, m’avez-vous dit ? Votre père sans doute ?

— Non, par ma défunte épouse disparue voici deux ans. Elle était l’aînée des filles du baron de Keers, hollandais…

— Un nom connu dans le monde des collectionneurs il y a longtemps, il me semble ?

— En effet. À sa mort, les quelques joyaux qu’il ait pu rassembler ont été vendus par sa femme, une Anglaise…

L’instant n’était guère propice à la plaisanterie, pourtant Morosini ne put s’empêcher de rire :

— Votre famille présente nombre de ressemblances avec la Société des Nations ?

— En moins distrayante, et vous ne savez pas encore à quel point ! À sa mort, disais-je, il savait ce qui allait se passer. C’est pour sauver ce qu’à juste raison il considérait comme son plus beau trophée qu’il légua les trois rubis du Téméraire à chacune de ses trois filles : ma femme, Hilda, la baronne de Granlieu, devenue française par mariage, et la troisième, Louise, qui épousa un peu plus tard le chocolatier Timmermans… Avec l’interdiction de les vendre pour chacune d’entre elles. Toute sa vie, cet homme avait rêvé de réunir les pierres dont se composait le fameux Talisman : il entendait garder au moins un lien avec ces trois rubis exceptionnels…

Frappé d’étonnement en entendant le nom de la troisième fille du baron de Keers, Aldo ne remarqua pas que celui-ci glissait de son fauteuil, cherchant l’air. Ce fut un râle qui le ramena sur terre et le précipita vers la porte derrière laquelle arrivait Georg.

— Martha, appelle le médecin ! intima cet homme, mais d’abord il faut le mettre au lit !…

— Je vais vous aider.

À vrai dire, il aurait pu le faire seul tant ce grand corps était léger. Le baron était devenu encore plus pâle, s’il était possible. Sa respiration devenait stertoreuse et le serviteur leva sur Morosini un regard où l’inquiétude se changeait en angoisse et où montait une larme :

— Je crains fort, Excellence, que la fin ne soit plus loin. Je crois qu’à force de volonté il avait réussi à tenir la mort à distance. À présent…

— Elle reprend ses droits… Avez-vous besoin que je reste encore un peu ?

— Oh, ce serait avec reconnaissance ! Il va falloir prévenir le baron Karl-August, un cousin éloigné… son héritier, je crois ! cracha-t-il avec une colère soudaine, d’où Aldo conclut qu’il ne le portait pas dans son cœur.

— Il habite dans le pays ?

— Non ! En Autriche… à…

— Tu parles trop, Georg ! intervint sa femme qui venait d’entrer, portant un plateau où fumait un liquide.

— Avec moi, c’est sans importance, Madame ! apaisa Aldo, et au cas où vous désireriez un secours quelconque, prévenez Maître Massaria, notaire à Venise. Pas besoin d’adresse, toute la ville le connaît et il présente l’avantage de ne jamais bouger. Ce qui n’est pas mon cas ! En attendant, permettez que je vous remette ceci, ajouta-t-il en tirant un billet de deux cents francs de son portefeuille. Si vous ne savez comment l’utiliser, vous fleurirez sa tombe et je prierai pour lui…