Petite ville médiévale groupée autour des murailles et des tours de son château comme une couvée disciplinée derrière une grosse poule satisfaite d’elle-même, la cité, proche d’Yverdon se situait au bord d’un grand lac bleuté et ne manquait pas de charme avec ses vieilles demeures, ses tourelles et ses toits qui semblaient de velours brun. Elle respirait la paix et cette sérénité que les gens d’Helvétie la Sage ont su élever à la hauteur des beaux-arts.
Grâce au plan que lui avait remis Maître Massaria, Aldo n’eut aucune peine à trouver « La Seigneurie », version adoucie et sérieusement rétrécie du château, mais entourée d’un jardin descendant jusqu’au lac dont le tracé annonçait un jardinier sachant se servir de ses outils et non dépourvu de romantisme. Quand le printemps refleurirait, ce joli coin vaudrait sans doute le déplacement, mais Aldo savait, aux dires du notaire, qu’il n’aurait sûrement pas d’autres occasions de revenir et il le déplora. Quand on voyage beaucoup, il arrive parfois que l’on découvre un endroit que l’on aimerait revoir, même et surtout si on vous le défend. Le genre paradis perdu, par exemple, gardé par un ange grognon farouchement appuyé sur son balai… Le coup de l’épée flamboyante, Aldo n’y avait jamais cru : un geste maladroit et nos premiers parents disparaissaient définitivement de la surface terrestre.
Déjà il y avait l’ordre venu d’En Haut : « Croissez et multipliez ! » qui posait problème, car comment multiplier lorsque l’on n’est que deux et sans manquer à la morale ? À moins d’un commando d’envoyé du Ciel venu à la rescousse, mais dans ce cas, la planète eût été peuplée d’êtres d’une surprenante beauté, or on avait atterri à l’homme de Cro-Magnon, à la Vénus de Brassempouy et autres… La suite des temps prouvait que le serpent trop bavard n’en était sûrement pas resté là et que…
« Si tu voulais bien cesser de dérailler, se reprocha Aldo. Rappelle-toi que tu viens visiter un mourant ! »
Mais il en était ainsi après un trajet fatigant, il était légèrement angoissé… et Adalbert n’était pas avec lui pour jouer sa partie dans le duo…
Cependant son arrivée avait dû être remarquée : la grille était en train de s’ouvrir sous une sorte de balcon enjambant la route pour rejoindre une tourelle. Un valet à cheveux blancs, d’une impressionnante dignité, portant la veste locale à boutons dorés sur une chemise blanche à col cassé, s’approcha, mais Aldo ne lui laissa pas le temps de poser la question :
— Prince Morosini, se présenta-t-il en offrant une de ses cartes de visite. Maître Massaria a dû m’annoncer. Je viens de Venise… en espérant qu’il ne soit pas trop tard ?
— Non. L’état de Monsieur le baron est stationnaire pour le moment. Je crois, ajouta-t-il, qu’il s’en voudrait de mourir sans avoir rencontré Monsieur le prince… Moi, je suis Georg et ma femme, Martha, veille aux cuisines… et si Son Excellence veut se rafraîchir, mon fils Mathias s’occupera de son véhicule !
L’intérieur du castel offrait la même sévérité médiévale que l’extérieur : profondes fenêtres lancéolées où des bancs de pierre permettaient de s’asseoir pour admirer le paysage, cheminée monumentale où flambait un empilement de bûches et dont le manteau s’ornait d’un massacre de cerfs et d’un assortiment d’armes anciennes. Quelques portraits accrochés aux murs, une belle tapisserie de verdure recouvrant la surface de l’un d’eux… et un lit à colonnes tendu de tissus analogues. Il était évident que, pour faciliter le service, on avait transformé le salon en chambre.
Pourtant ce n’était pas à l’abri des courtines qu’Hugo de Hagenthal attendait son visiteur mais dans l’un des fauteuils près du feu – et son aspect émut Aldo.
De taille élevée, quoiqu’un peu voûté en dépit des efforts qu’il faisait pour se redresser, le visage taillé à coups de serpe, les yeux bleus profondément enfoncés dans l’orbite, le baron dissimulait sa maigreur sous une longue robe de velours noir assortie aux pantoufles et le bonnet rond cachant sans doute une calvitie. Il semblait n’avoir que le souffle. Pourtant il esquissa un sourire en tendant à son visiteur une main maigre que la maladie avait rendue diaphane sous le poids de la lourde bague armoriée qu’Aldo prit en s’inclinant.
Après quelques paroles de bienvenue articulées d’une voix faible, étrange venant de ce grand corps qui autrefois eût porté sans peine les pesantes armures des preux du Moyen Âge, il désigna un fauteuil proche du sien :
— Je ne saurais assez vous remercier, prince, d’avoir fait diligence depuis Venise, dont je sais le chemin, et j’ai prié Dieu de m’accorder la force de vous attendre… Voyez-vous, depuis des années pèse sur moi un sentiment de honte profonde auquel, cent fois, j’aurais préféré un remords personnel qu’il est possible d’affronter, de combattre et de vaincre ou encore d’apaiser dès l’instant où vous êtes seul face à votre conscience. Mais celle d’un autre ? Et surtout d’un autre qui jamais n’a manifesté le moindre regret, qui se vantait même d’avoir violé les lois de l’ancienne chevalerie sans vouloir comprendre que, ce faisant, il maculait nos armes ancestrales d’une tache de boue sanglante…
L’horreur qui habitait ce regard en train de s’éteindre, qui faisait trembler ces mains presque privées de leur force, toucha Aldo. Ce vieil homme qui s’en allait vers la mort gravissait un calvaire qu’il ne comprenait pas étant donné les circonstances et il voulut tenter de l’aider si peu que ce soit :
— Je connais l’histoire. Elle est cruelle mais ce qui se passe quand deux peuples s’affrontent et que l’un prend le dessus est affreux. Les Autrichiens tenaient Venise… C’était le droit du plus fort !
— Non, le plus fort n’a pas tous les droits et certes pas celui de se déshonorer. Que savez-vous de la mort d’Angelo Morosini, votre parent ?
— Qu’en digne descendant de trois doges et de quelques héros il a voulu continuer le combat à sa façon, conspiré contre l’occupant… ce qui était bien son droit, fit Aldo avec un demi-sourire.
— Oui, continuez !
— Que dire de plus ? soupira-t-il avec un haussement d’épaules. Il a été pris et fusillé contre le mur de l’Arsenal au désespoir de sa jeune femme. Felicia, née princesse Orsini, n’était son épouse que depuis six mois et un amour absolu les unissait. Ensuite elle a passé le reste de son existence à lutter contre l’Autriche. Sa vie est un vrai roman.
— Et elle n’a jamais essayé de se venger du coupable ? Car il n’y en a eu qu’un seul, les autres n’ont été que les exécutants
— Je pense qu’elle ne l’a jamais su. Sinon, elle aurait fait son maximum pour tuer l’instigateur. Et telle que je l’ai connue quand j’était un très jeune garçon, elle se serait vengée impitoyablement même au risque d’y laisser sa tête !
— Vous m’en voyez heureux. Sa douleur, au moins, n’a pas été empoisonnée par le dégoût !… Maintenant, cette vérité, je vais vous la révéler. Friedrich, mon aïeul, ne l’avait vue qu’une seule fois alors qu’avec une suivante elle se rendait à l’église et il en était tombé éperdument amoureux, mais il n’était pas assez sot pour le lui avouer. Son plan était plus simple : tuer d’abord le mari, après on verrait. C’est donc par lui que Morosini s’est trouvé attiré dans un piège : une échauffourée montée de toutes pièces et, comme il haïssait l’envahisseur, cela a été facile… Les coups étaient exclusivement dirigés vers lui, il a été blessé, sérieusement, mais il n’était pas mort. Friedrich alors lui a appris qu’il voulait sa femme et que l’on soignerait ses blessures s’il se montrait… compréhensif…
— Quoi ? Et il a pu croire que ce chantage marcherait ? Même s’il ne connaissait ni Angelo ni Felicia personnellement, il a dû se renseigner ! Il fallait qu’il soit fou ! Ensuite ?
— Morosini lui a craché au visage... Un moment après, sans qu’aucune de ses blessures – et elles étaient graves ! – eût reçu le moindre soin, on l’a entraîné et enchaîné devant le peloton d’exécution.
Une stupeur incrédule tint Aldo muet quelques secondes :
— Et il s’est trouvé douze soldats pour abattre froidement un mourant ? lâcha-t-il enfin.
— La discipline est de fer en Autriche comme en Allemagne. Angelo Morosini, au prix d’un effort surhumain, a réussi à se redresser dans ses liens et regarder la mort en face… Quant à son crime, Friedrich l’a commis pour rien : le lendemain, la comtesse Morosini avait disparu.
Une quinte de toux lui coupa la parole. Aldo chercha comment il pourrait le soulager, mais Georg entrait déjà, une fiole et un gobelet à la main. Faire avaler une gorgée de liquide ne prit qu’un instant, puis il regarda Aldo :
— Votre Excellence est bien pâle ! Puis-je lui offrir…
— Pas de sirop, merci ! fit-il, reconnaissant, mais un doigt d’un « schnaps » quelconque me conviendrait parfaitement !
Cependant, Hagenthal se calmait et regardait avec un évident plaisir Aldo avaler sans sourciller un verre à liqueur d’alcool raide comme une planche qui lui donna un coup de fouet, mais dont il n’essaya même pas de démêler quel fruit avait pu produire ce brûlot !
— Vous avez accepté de boire sous mon toit, soyez-en remercié ! murmura le vieil homme.
— Pourquoi pas ? Vous tentez vaillamment d’effacer un crime dont vous n’êtes pas responsable ! Mais pourquoi vous et non votre père… Ou un oncle ?
— Je suis fils unique et n’étais plus jeune quand, à la mort de mon père, j’ai appris l’histoire, qu’il avait lui-même portée avec une peine qu’il s’efforçait de dissimuler sous le silence. Quand je l’ai su, j’ai alors cherché comment obtenir un pardon dont je sentais de plus en plus la nécessité. C’est à ce moment que je suis devenu suisse. J’étais désormais le seul Hagenthal !
— Si vous me permettez une question : pourquoi ici ?
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