— Ne me dites pas que votre frère ne vous a jamais parlé des études étendues que notre joyeux Professeur a consacrées aux Celtes ? Il est même devenu plus ou moins druide à Chinon.
— Hein ? Druide ?
— Eh oui ! Il en a survécu davantage que l’on ne pourrait le croire ! Quant à Hubert, il ne peut voir un monticule planté d’arbres, colline, montagne ou Dieu sait quoi sans l’escalader à dates fixes pour lancer, au coucher du soleil, leur vieil appel à se rejoindre.
— Partout où il va ?
— Je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas essayé, une nuit de pleine lune, sur la butte Montmartre. Ça n’a pas marché parce que, m’a-t-il confié, le Sacré-Cœur est trop encombrant ! Cela dit, il n’est pas dangereux !
— Il me semble pourtant avoir entendu évoquer des sacrifices humains à propos de ces illuminés ?
— Surtout ôtez-vous ça de l’idée ! Mon cher vieux Professeur est incapable d’égorger même un poulet ! Il y en a dans sa propriété, mais sa cuisinière prétend que, lorsqu’elle veut en mettre un à la broche, il l’envoie acheter un gallinacé inconnu chez le volailler sous le prétexte qu’il a horreur de manger des gens qu’il connaît ! Alors vous voyez !
N’importe, c’était Hubert qu’elle regretterait le moins !
Vint le jour du départ que l’on fit suffisamment bruyant pour que nul n’en ignore. À la grande satisfaction des inspecteurs Durtal et Lecoq laissés « sous couverture » par Langlois. Et aussi de ceux-ci qui avaient tendance à trouver un peu trop spectaculaires ceux que Lisa appelait « le gang ».
Jamais voyage ne fut plus silencieux en dépit des efforts d’Adalbert pour recréer l’habituelle atmosphère familiale. En dépit de ses tentatives, il était évident que Plan-Crépin refoulait ses larmes et que cette attitude si nouvelle de sa part entretenait chez Mme de Sommières une nervosité latente.
Pendant le déjeuner, elle demanda à Aldo s’il comptait rester quelque temps à Paris. Ce qu’elle espérait de tout son cœur, la pensée d’un long tête-à-tête avec une Marie-Angéline éplorée ne lui souriant guère, même si elle la comprenait.
— Quelques jours, oui. Guy m’a dit au téléphone avoir envoyé deux catalogues de ventes imminentes à Drouot. Ensuite j’appellerai Moritz pour qu’il ait la bonté de rapatrier ma tribu sur son char volant. Louise Timmermans vient, paraît-il, de repartir pour Bruxelles s’occuper de sa fille.
— Elle va mieux ?
— Personne n’en sait rien. Pas même les médecins, mais Agathe n’en demeure pas moins sa fille. Et je pense qu’elle va faire l’impossible pour la tirer de ce mauvais pas.
— C’est on ne peut plus normal ! commenta Adalbert. Quel gâchis en attendant ! J’irai à Uccle un de ces jours. Louise s’était montrée une si bonne amie, au moment de l’affaire de Biarritz, et je ne lui ai plus donné de nouvelles ! J’ai un peu honte !
— Sois gentil de faire attention où tu mettras les pieds ! N’oublie pas que la douce Agathe a malgré tout essayé de te faire enlever ! J’ai envie de t’accompagner avant de rentrer chez moi !
Marie-Angéline, elle, gardait le silence et il n’y avait pas lieu de s’en étonner, cependant tous éprouvaient la même impression d’inachevé, presque d’avoir perdu son temps ! L’au revoir des Vaudrey-Chaumard renforçait cette impression. Les yeux de Mlle Clothilde étaient mouillés quand elle avait embrassé ses nouvelles amies. Quant à son frère, il avait lâché un soupir à déraciner un arbre en baisant la main de Tante Amélie. Enfin, pour ce qui était d’Hubert, il avait pris un train, la veille, « pour ne pas encombrer », visiblement d’une humeur de dogue. Les échos des forêts comtoises n’avaient sans doute pas répondu de façon satisfaisante à ses appels !
Dès leur retour, les habitantes de la rue Alfred- de-Vigny et associés se réintroduisirent dans leurs habitudes comme on rentre dans ses pantoufles le soir venu – l’impression de soulagement en moins.
Plan-Crépin se retrouva à la messe de six heures à Saint-Augustin à l’intense satisfaction, vite déçue d’ailleurs, de ses informatrices habituelles. Afin d’éviter trop de questions, elle se déclara patraque. C’était une bonne idée car l’avis unanime fut qu’elle n’avait vraiment pas bonne mine, ce qui était surprenant après un séjour dans une région particulièrement salubre.
À la maison, le rite du champagne de cinq heures reprit ses droits imprescriptibles… Pourtant, Mme de Sommières n’y retrouva pas le plaisir d’antan. Ce qui n’échappa pas au tandem Aldo-Adalbert :
— Vous n’aimez plus le champagne ou est-ce que la dernière livraison n’était pas à la hauteur ?
Profitant de ce que Marie-Angéline était partie en direction de la cuisine, elle reposa sa flûte avec un haussement d’épaules découragé :
— Essayez donc de faire la fête en compagnie de la Madone des Sept Douleurs et revenez me dire ce que vous en pensez !
— Bah ! Ça lui passera ! compatit Adalbert. Elle est solide, et, en outre, elle possède un esprit trop brillant et trop curieux pour qu’il en soit autrement !
— Cela n’en prend guère le chemin. Hormis la nuit, elle est plus souvent à Saint-Augustin qu’avec moi ! Vêpres, salut, complies, tout y passe ! D’ici qu’elle veuille entrer au couvent, il n’y a pas loin !
— Et si toutes les deux vous reveniez avec moi à Venise ? proposa Aldo. Je vous jure qu’on lui trouvera de quoi s’occuper l’esprit !
— Tu rentres quand ?
— Dans trois jours ! La dernière vente est pour demain. Alors faites vos bagages et venez revoir notre lagune !… Toi aussi, Adalbert, si rien ne te retient à Paris ? D’autant qu’il y a deux ou trois points que l’on pourrait essayer d’éclaircir. On ne se débarrasse pas facilement du Téméraire une fois que l’on a mis le nez dans ses affaires.
— Après tout, pourquoi pas ?
Ce soir-là, Tante Amélie trouva meilleur goût à son champagne… mais le lendemain matin…
Aldo, qui avait prévu d’être à Drouot dès l’ouverture des portes pour voir les bijoux exposés avant la vente de l’après-midi, prenait son petit déjeuner seul dans la salle à manger, un œil sur Le Figaro que l’on venait de livrer, quand Cyprien arriva aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes. Il tenait d’une main tremblante une lettre qu’il mit sous le nez d’Aldo :
— Une fenêtre battait dans la chambre de Mlle du Plan-Crépin. Alors je suis entré et j’ai trouvé ce message sur son bureau :
« Il est en danger et il m’appelle ! Je ne peux pas le laisser mourir sans tout tenter pour le sauver ! Je demande votre pardon à tous ! Surtout le vôtre, Aldo ! Je n’aurais jamais imaginé faire ce que je me suis permis… je vous supplie de ne pas essayer de me suivre ! Vous mettriez trop de vies en danger ! Votre Marie-Angéline… »
Le cri de fureur s’étrangla dans sa gorge. Il allait se ruer sur le téléphone pour appeler Adalbert, quand une idée lui traversa l’esprit. Pourquoi cette damnée fille lui demandait-elle pardon, à lui particulièrement ?
Il chercha son portefeuille, l’ouvrit :
— Nom de… !
Le rubis avait disparu…
Saint-Mandé, le 3 septembre 2013.
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