— Vous essayez de me faire pleurer ou quoi ?

— Du tout ! Je vous informe ! Toujours pas de Morosini ?

— Lisa vient demain. On en saura davantage alors… Elle sait, comme nous, qu’il peut être dangereux de donner des informations par téléphone…

— Alors attendons demain ! Jusque-là, ne laissez pas Mme de Sommières cogiter seule. Rien n’est plus mauvais qu’une imagination qu’on laisse battre la campagne. Et Dieu sait qu’elle n’en manque pas !

C’était peu dire et « Tante Amélie » n’avait besoin d’aucun encouragement à ce point de vue. Elle avait passé une nuit affreuse. Le sommeil qui, étant donné son âge, se faisait parfois tirer l’oreille pour lui rendre visite, l’avait complètement laissée tomber cette dernière nuit. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé de l’apprivoiser avec l’assortiment de ce qui pouvait le charmer : croquer une pomme, boire du lait chaud, lire quelques pages de À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust… compter des moutons – et pourquoi diantre des moutons plutôt que des chèvres, des vaches ou des kangourous ? Rien n’y avait fait ! Côté drogue, la petite pharmacie de la salle de bains ne lui avait rien proposé de plus apaisant que de l’aspirine, du sirop de Tolu, de la teinture d’iode, de l’embrocation contre les douleurs rhumatismales et des « gouttes merveilleuses du Docteur Lenormand » dont l’étiquette tarabiscotée ne risquait pas de dévoiler en quoi consistait le merveilleux de la mixture. En désespoir de cause, vers deux heures du matin, elle était descendue avec l’idée de se procurer au moins l’un des remèdes préférés d’Aldo : des cigarettes anglaises et une bonne fine à l’eau avec plus de fine que d’eau… mais ne trouva rien. Dieu sait pourquoi, Cyprien avait mis ces planches de salut sous clé et elle ne se sentit pas le courage de descendre à la cave. Certes, il y avait son cher champagne dont plusieurs bouteilles étaient au frais, mais il ne l’avait jamais aidée à dormir, bien au contraire, car ce breuvage divin avait un sens festif inconvenant pour la circonstance. Alors, elle remonta se coucher et se résigna à finir comme elle le pourrait cette nuit définitivement blanche, en se promettant de faire appel à son vieil ami le Dr Dieulafoy pour lui soutirer un somnifère efficace. En résumé, une fumerie d’opium eût fait incontestablement son affaire, mais à qui en demander l’adresse ? Elle ne voyait guère que Langlois… ou Plan-Crépin soi-même ! « Notre marquise » était quasiment certaine qu’elle avait ça dans son carnet de notes…

Revenue à son point de départ, elle s’offrit une crise de larmes, puis piqua une colère qui les sécha… et mangea une deuxième pomme. Pourtant quand elle accueillit, vers huit heures, le plateau de son petit déjeuner, elle était aussi digne et aussi calme que si elle sortait des bras de Morphée. Pas question de laisser deviner à ses serviteurs qu’elle pouvait connaître des moments de détresse par trop incompatibles avec sa dignité.

Elle avait d’ailleurs tort de se faire du souci pour eux, car ils en étaient au même point : aucun n’avait imaginé, jusqu’à cette brusque disparition, la place que l’insupportable Plan-Crépin tenait dans le vaste hôtel ouvrant d’un côté sur la paisible rue Alfred-de-Vigny et de l’autre sur les foisonnements du parc Monceau… à cette différence près qu’Eulalie, le super cordon-bleu de la maison, rata brillamment le sublime soufflé aux truffes dont raffolait Adalbert : tapi au fond de son plat de cuisson, le rebelle refusa obstinément de s’envoler, se retrouva dans la poubelle et se vit remplacé par de simples œufs brouillés agrémentés de croûtons qui allumèrent une étincelle de gaieté dans l’œil bleu d’Adalbert.

La brève visite du Commissaire Principal Langlois n’apporta rien de nouveau. Il en était conscient, mais il tenait à venir en personne même si l’enquête ne faisait que débuter. Une marque d’amitié à laquelle tous furent sensibles. Il était présent d’ailleurs quand Adalbert ramena Lisa Morosini qu’il était allé chercher discrètement à l’arrivée du train.

Depuis le drame de l’été précédent, elle n’était pas revenue chez Mme de Sommières et, si elle avait éprouvé quelque crainte sur la façon dont elle serait reçue, Vidal-Pellicorne eut vite fait de l’en débarrasser :

— Soyez telle que vous étiez autrefois… je veux dire naguère. Il faut faire en sorte que rien ne subsiste de cette période affreuse dont tout le monde a souffert à des degrés variés. L’absence de Plan-Crépin est déjà difficile à supporter… Alors ne rentrez pas sur la pointe des pieds !

Aussi, après le coup de sonnette qui fit accourir Cyprien, le parquet des salons précédant la bibliothèque résonna du claquement rapide des hauts talons de la jeune femme :

— Je ne fais que précéder Aldo, Tante Amélie ! Dès qu’il sera averti, il nous rejoindra ! s’écria-t-elle, en prenant Mme de Sommières dans ses bras. Je tenais à vous apporter l’aide dont je suis capable…

— Et vous avez abandonné votre petite famille pour venir me réconforter ? Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis sensible à votre présence !

Elles s’embrassèrent, retrouvant la chaleur de leur ancienne affection.

Il est vrai que Lisa était redevenue entièrement la femme charmante dont de sinistres manifestations avaient failli faire d’abord une mégère en attendant d’être carrément folle. Elle avait retrouvé son teint éclatant, la douceur de ses yeux violets, l’éclat de son sourire, son charme et son élégance. Dans sa hâte de rejoindre la vieille dame, elle n’avait pas laissé à Cyprien le temps de la libérer de la pelisse de lainage gris, doublée de vison, qu’elle portait sur un tailleur de même tissu mais qui sentait son grand couturier d’une lieue et n’avait vraiment plus rien à voir avec les informes « cornets de frites » d’autrefois.

Ce fut Adalbert qui, en l’en débarrassant, la mit en face de Pierre Langlois. Celui-ci lui sourit, heureux de cette entrée un brin tumultueuse qui brisait l’atmosphère pénible de la maison :

— Oh, vous êtes là, Monsieur le Commissaire Principal ? Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vu !

— Vous n’avez pas à vous excuser, princesse. Je suis très heureux de vous revoir, ajouta-t-il en lui baisant la main.

— Moi aussi, quoique vous préféreriez certainement mon époux et j’espère qu’il ne tardera guère.

— Puis-je vous demander où il est sans que vous y voyiez l’ombre d’un interrogatoire ?

— À condition que vous ne me preniez pas pour une menteuse si je vous réponds que je l’ignore ? C’est ainsi que cela se passe entre nous la plupart du temps et Adalbert le sait bien : Aldo reçoit quelqu’un ou va à un rendez-vous, se rend à Madrid, à Rome, à Londres, à Paris ou simplement à Milan, à Ravenne, voire même au bureau de tabac de la Merceria, puis se retrouve comme par hasard à l’autre bout de la Terre, sauf dans les glaces des pôles où les diamants, rubis, émeraudes et autres babioles ne fleurissent pas souvent. Puis il revient un beau jour avec un sourire triomphant.

— Alors, fit Adalbert, où est-il allé en dernier ?

— Chez Maître Massaria, notre notaire…



1 Chaque desservant d’une église avait « son » confessionnal, ce qui permettait au « pénitent » retardataire de savoir à qui il avait affaire.

2 Des Orfèvres.

3 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

2

La mort d’un gentilhomme

Ce même jour, Aldo Morosini avait reçu, par porteur, une courte lettre de Maître Massaria lui demandant de passer le voir dès qu’il aurait un moment de libre, lui-même ne bougeant pas de chez lui. En dépit des exquises formules de politesse désuètes dont son vieil ami enjolivait toujours sa prose, cela voulait dire au plus tôt et, si possible, tout de suite ! Aussi, refermant le dossier qu’il était en train de consulter, il quitta son cabinet de travail et s’élança dans l’escalier pour rejoindre la bibliothèque où son fondé de pouvoir et confident, Guy Buteau, tenait le plus souvent ses assises… et s’étala sur les marches avec un juron :

— Lisa !

Elle apparut aussitôt et leva un sourcil surpris en découvrant son mari debout à mi-étage et tenant son mouchoir sur son nez.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— À ton avis ? gronda-t-il en écartant le carré de batiste taché de sang. Dis à ces sacrés jumeaux que la prochaine fois qu’ils laissent traîner une balle dans l’escalier j’en prends un pour taper sur l’autre !

Retenant une envie de rire que l’on eût jugée déplacée, Lisa vint au secours de la victime, ôta le mouchoir pour constater les dégâts, puis glissa son bras sous le sien pour franchir les dernières marches.

— Tu ne saignes déjà plus ! Je vais te mettre une pommade qui évitera à ton profil de médaille une trop évidente enflure ! Où courais-tu à cette allure ?

— Je descendais prévenir Guy que je file chez Massaria qui vient de m’envoyer un mot !… Elle est de quelle couleur, ta pommade ?

— Vert pomme ! Tu seras ravissant ! (Puis, posant délicatement ses lèvres sur l’appendice endommagé :) Transparente ! Tu en as pour vingt-quatre heures, sans compter ce temps abominable qui légitime l’usage d’un cache-nez ! Et tu ne bleuiras même pas !

Ayant perdu suffisamment de temps avec son visage, Aldo pensait aller à pied par les rues comme il préférait, mais il choisit de se faire conduire par Zian, sauta dans le « Riva » dont celui-ci était justement occupé à « briquer » les cuivres et partit chez son notaire, où, dès l’entrée, il retrouva l’impression familière de pénétrer dans le passé de Venise plus encore que dans les autres palais, y compris le sien. Elle venait peut-être de l’atmosphère studieuse qui régnait là, à peine troublée par le cliquetis d’une machine à écrire officiant discrètement dans les bureaux du rez-de-chaussée mais était due en particulier à Maître Massaria lui-même et ses moustaches, sa barbiche poivre et sel, son visage rond orné d’un lorgnon. Surtout son cœur candide, sa conscience scrupuleuse et sa parfaite connaissance des lois en faisaient un conseiller hors pair et, pour la famille Morosini, le plus attentif des amis. Il accueillit son visiteur avec enthousiasme :