Aldo remercia d’un sourire et la glissa dans sa poche tandis que le policier reprenait :

— Venons-en aux événements d’ici ! J’en ai une idée par ce que m’ont appris mes hôtes : Vaudrey-Chaumard aurait fichu à la porte des invités ?

— Ne faites pas l’innocent, Monsieur le Commissaire Principal ! fit Adalbert. Vous en savez sûrement un peu plus ou alors notre frétillante Sous-Préfète a perdu ce pouvoir de description qui est l’un de ses plus grands charmes ?

— Non. Le récit émane de son époux qui, lui, est un homme mesuré. Il s’est limité aux faits : M. de Regille, un vieil ami de Vaudrey, est venu à la fête avec sa fille, Marie. Tous deux étaient invités le plus régulièrement qui soit. Celui qui ne l’était pas était le fiancé de la demoiselle : Karl-August von Hagenthal, à qui il semble avoir nombre de méfaits à reprocher.

— Et son fils était-il invité ?

— Hugo ? Naturellement. On n’a pour lui que des éloges dans la maison. Une sorte de moine-chevalier qui ressemble en outre au Téméraire !

— De quoi faire rêver les femmes ?

— Plus que vous ne sauriez croire ! approuva Aldo en détournant la tête pour allumer une cigarette.

Il n’en dit pas davantage, pourtant Langlois le garda un moment sous son regard, passa à Adalbert… qui cherchait son mouchoir dans des poches où il ne pouvait pas se trouver.

— Ah ! émit-il seulement. (Puis, après un court silence, il poursuivit :) Nous n’en parlerons que si cela se révélait utile… et uniquement avec Mme de Sommières. Mais revenons à Karl-August !… le voilà fiancé pour la troisième fois… à des femmes qui, curieusement, disparaissent pile au moment où il demande la main d’une autre.

— C’est drôle, hein ? ricana Aldo. Mais je pense que Mlle de Regille n’a rien à redouter : il l’épouse pour barrer la route à son fils qui en serait lui aussi amoureux.

— Et Regille, qu’en pense-t-il ?

— Oh, lui, il est à moitié gâteux… en outre le futur gendre vient de faire l’acquisition du château de Granlieu ! Il nous l’a annoncé !

— Comment a-t-il pu faire ça ?

— Comme on fait ce genre d’acquisition, répondit Aldo. Le château était en vente : il l’a acheté... C’est simplissime !

— Pas pour moi. Ce qui l’est encore moins, pour moi, c’est certaines coïncidences. Par exemple, il est toujours à des centaines de kilomètres quand disparaît la détentrice du titre. Et toujours par accident ! L’une était cardiaque, l’autre traversait sans regarder. Or, c’est un solitaire, comme son fils ! On ne lui connaît pas de valet ni d’homme de main. Alors ?

Aldo haussa les épaules :

— Ou il est particulièrement malin, ou on ne voit que les faces apparentes de l’iceberg ! Mais à propos d’Isoline de Granlieu, Adalbert a quelque chose à vous confesser… Une vieille légende du pays qui pourrait avoir été remise au goût du jour ! Vas-y ! Et ne prends pas cet air gêné ! Une phobie, c’est une phobie ! Pas une tare !

Et Adalbert – pas plus content que cela d’ailleurs ! – raconta son histoire. Langlois l’écouta sans rien laisser paraître et, quand le malheureux eut fini, éclata de rire. Il rit même de si bon cœur que celui-ci fronça les sourcils :

— Je ne pensais pas vous amuser à ce point ! ronchonna-t-il.

— Oh, si, mon vieux !… parce que si vous voulez le savoir, j’en ai aussi une frousse bleue ! En tout cas, votre légende ouvre des horizons. Qu’allez-vous faire à présent ? Rentrer chez vous, je suppose ?

— On désirait partir demain ou après-demain, mais nos hôtes mettent une telle insistance à vouloir nous retenir que c’est un peu délicat !…

— Vous-même Morosini, que désirez-vous ?

— Revoir, dans l’ordre, le parc Monceau et Venise… quoique je ne sois pas certain que ma famille soit du même avis… Vous permettez ?

— Il prit dans sa poche la lettre de Lisa, la décacheta d’un doigt rapide, la parcourut puis se mit à rire en la remettant dans sa poche.

— C’est si drôle que ça ? maugréa Adalbert.

— C’est surtout inattendu ! Mme Timmermans semble avoir conquis toute la tribu là-bas ! À commencer par mon beau-père. Ils viennent de partir pour Bruxelles – toujours ce sacré avion ! – car naturellement elle se tourmente pour sa fille dont l’état ne s’améliore pas, même si la conscience lui est revenue…

— Si ce n’est pas une amélioration, que faut-il à Lisa ?

— C’est pourtant elle qui a raison. Agathe a pu décrire son accident mais c’est l’état général qui ne s’améliore pas. Elle ressemblerait à une de ces lampes à huile dont on ne renouvelle pas le liquide… elle s’éteint peu à peu…

— Parle-t-elle de von Hagenthal ? interrogea Langlois.

— Elle ne l’a mentionné qu’une seule et unique fois… pour le décharger de toute accusation. Il aurait été à Vienne à l’heure de l’accident et elle s’en tient là ! Elle ne veut même plus voir la Police. Elle demande qu’on la laisse mourir en paix…

— Incroyable ! s’écria Adalbert. Et lui, elle n’a pas envie de le revoir ?

— Surtout pas ! Quand on lui a posé la question, elle a réclamé un miroir… et elle a refusé formellement de le recevoir !

— Elle est si amochée ?

— Non, d’après sa mère, via Lisa ! Rien d’irréparable ! Même sans aller requérir les bons soins du cher Professeur Zehnder, dans sa tête de malade, elle refuse de se montrer à lui « défigurée ». Elle refuse sa pitié !

Le célèbre sang-froid de Langlois n’y résista pas. Il se leva et se mit à aller et venir à travers la pièce :

— C’est à devenir fou ! Mais qu’a-t-il donc de si extraordinaire cet homme qui n’est plus de première jeunesse ? Il a…

— Ne cherchez pas ! coupa Adalbert : ça s’appelle le charme ! Si vous consultez l’histoire des grands séducteurs, vous constaterez qu’ils n’étaient pas les plus beaux ! Don Juan, Casanova étaient assez séduisants sans doute, mais rien de fracassant ! Et pourtant ! Quels tableaux de chasse à leur actif ! Je ne parle même pas de Lauzun qui était petit et laid ! Quant au maréchal de Richelieu, il a épousé à quatre-vingts ans une donzelle qui n’en avait pas dix-huit et c’est lui qui l’a trompée ! Alors on peut ergoter à perte de vue, il n’en est pas moins vrai que cette très jolie femme un peu farfelue soit victime du même phénomène : elle l’aime trop pour accepter d’affronter son regard sans être en possession de toutes ses armes !

— Et le rubis, là-dedans ?

— Lisa n’en dit rien ! Je ne suis pas certain qu’elle n’en arrive pas à prendre en grippe ce qui s’appelle joyaux, bijoux, pierres précieuses, etc. C’est à Kledermann qu’il faut s’adresser ! Il en est plus mordu que jamais !

Langlois mit fin à sa déambulation devant Aldo :

— Si vous lui posiez la question, Morosini ? Vous êtes très proches l’un de l’autre !

— … sauf quand il est question de joaillerie ! Et c’est moi qui ai le troisième rubis. Il va me faire chanter !

— Et ça vous ennuierait vraiment ?

— Bof ! Au point où nous en sommes, si cela doit vous permettre d’en finir avec les exploits du personnage…

— Merci ! Un mot encore ? Selon les critères de Vidal-Pellicorne, le fils Hagenthal possède-t-il les mêmes arguments que son père ?

— Non. Il est plus jeune, évidemment, plus beau sans nul doute, et en outre il y a cette ressemblance hallucinante avec le Téméraire. Pour une âme romantique il a cent fois plus d’attraits que le responsable de ses jours Mais existe-t-il encore beaucoup d’âmes romantiques ?

Les yeux gris du policier se plantèrent droit dans ceux d’Aldo qui ne se détournèrent pas quand il insista :

— Au moins… une peut-être ?

— Peut-être…

— Alors ramenez vos dames à Paris le plus tôt que vous pourrez ! Il est temps de quitter le rêve pour revenir à la réalité…

— Devez-vous vraiment partir ? se désola Mlle Clothilde. Moi qui m’étais tellement réjouie de vous faire découvrir notre beau pays ! Vous n’en n’avez pas vu le quart de la moitié ! Et le prince Morosini et mon frère n’avaient-ils pas projeté certaine exploration de grottes je ne sais où ?

— Ils n’y ont pas renoncé et ce n’est que partie remise, répondit Tante Amélie en glissant son bras sous celui de l’aimable femme. Mais il faut à tout prix que nous rentrions à Paris et qu’Aldo puisse au moins aller faire un tour à Venise où on le réclame à cor et à cri. Mais nous reviendrons, je vous le promets ! On n’oublie pas une hospitalité telle que la vôtre !

— C’est vrai ?

Elle semblait prête à pleurer et la vieille dame se pencha pour l’embrasser :

— Il se pourrait même que vous nous trouviez envahissants !

— Oh, ça jamais !

— Ne vous aventurez pas trop ! On voit que vous ne connaissez pas la redoutable petite famille d’Aldo ! Ses trois gamins sont adorables, mais parfois éprouvants ! Enfin, il y a Lisa, sa femme, qui aimerait vous connaître !

— Oui ? Comment est-elle ?

— Très belle, très maternelle… et parfois un brin trop suissesse ! Mais cela fait partie de son charme. Vous voyez que ce n’est pas un adieu ? Ce n’est qu’un « au revoir », comme chantent les Américains.

— Il n’empêche que la maison va me paraître vide !…

Ce n’était pas là eau bénite de Cour. Mlle Clothilde semblait s’être attachée sincèrement à ses visiteurs inattendus. Si Mme de Sommières l’impressionnait bien un peu, Plan-Crépin et ses multiples talents s’étaient attiré son amitié. Avec cette drôle de fille, on ne voyait pas passer le temps ! Quant au tandem Aldo-Adalbert, elle n’aurait su dire auquel allait sa préférence. Et, au fond, Hubert était le seul à ne pas lui inspirer de regrets. Il avait une façon de ricaner en exhibant ses dents chevalines qu’elle jugeait malsaine. Surtout quand elle s’était avisée, par un splendide crépuscule, de le suivre au fond du parc jusqu’à une éminence dominant le lac au sommet de laquelle il s’était campé pour lancer aux quatre coins de l’horizon une espèce de cri de guerre. Quelque chose comme « Ho huc ! » qui lui avait glacé le sang. Elle s’en était ouverte à Adalbert qu’elle jugeait le plus accessible de la famille… et il avait éclaté de rire :