— Qu’il ait fait son entrée ici au moment même où un chauffard envoyait au tapis sa dernière maîtresse en titre ne signifie pas qu’il soit innocent, asséna Vaudrey-Chaumard en appuyant son dire d’un coup de poing sur la table. Ce salopard doit disposer d’une bande…
— Une bande, non, rectifia Aldo, mais deux ou trois hommes de main j’en jurerais ! Un seul suffirait d’ailleurs, pourvu qu’il soit assez adroit pour provoquer un accident mortel sans y laisser sa peau !
Hubert, Adalbert et Aldo étaient réunis dans le cabinet de travail de Vaudrey-Chaumard. La fête s’était terminée en apothéose par le plus somptueux feu d’artifice que l’on ait vu dans la région de mémoire d’hommes. C’est dire que dans les environs du manoir et, surtout, du lac, on n’avait pas dû s’endormir de bonne heure ! Une énorme clameur d’applaudissements venue d’un peu partout avait salué le bouquet final qui avait blasonné sur le ciel les armes de la Comté-Franche telles qu’elles étaient au moment de la construction de la demeure. Un dernier arrosage au « vin de paille » et les invités avaient repris le chemin de leurs foyers d’un pas plus ou moins hésitant pour les piétons ou assistés de la Gendarmerie pour ceux, venus en voiture, ayant charge d’âmes, auquel cas le volontaire rentrerait chez lui à l’aide d’un vélo, emprunté sur place ou chargé à l’arrière de la voiture.
Le bruyant départ avait donné lieu à un concert discordant en vertu de cette tendance qu’ont les poivrots à faire entendre un échantillon de leur répertoire personnel !
Adalbert alluma une cigarette et haussa les épaules :
— En tout cas il ne doit pas être si habile puisque sa victime vit toujours. Sans connaissance, mais elle vit ! ! Si on l’a percutée volontairement, il faudrait peut-être en profiter ?
— C’est exactement l’intention de Langlois ! Il doit être déjà parti. Il s’y rend en voiture. Son chauffeur est plus rapide que n’importe quel train. C’est un véritable champion qui a couru Les Vingt-Quatre Heures du Mans. En compagnie de son patron d’ailleurs, mais depuis son accident à la hanche, Langlois est moins sûr de lui-même !
— Oh, mais tu ne m’as jamais raconté ça ? s’écria Adalbert, soudain épanoui. On pourrait à l’occasion faire une petite course entre amis, tous les deux ?
— Pour l’instant il a d’autres chats à fouetter ! Quant à nous, il rappellera demain vers midi pour nous dire ce qu’il a décidé !
— Comment ça, décidé ? On ne fait pas encore partie de la Police que je sache ! Et le libre arbitre, alors ?
— Tu n’oublies qu’une chose, c’est que nous sommes les seuls, avec lui, à savoir où se trouve la mère de cette malheureuse folle ! Alors pour l’instant, on fait ce qu’il dit ! Point à la ligne !
À ce moment, Mlle Clothilde entra, précédée de Marie-Angéline qui lui ouvrait les portes devant le grand plateau qu’elle portait :
— Qui veut une tasse de bon chocolat chaud avant d’aller se coucher ? Les domestiques sont fourbus, je les ai envoyés au lit et on vous a préparé cela toutes les deux. Il fait plutôt frais ce matin !
— Et Tante Amélie ?
— Première servie ! Et à domicile ! fit joyeusement Mlle Clothilde. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de réfléchir et vous donne le bonsoir à tous !
— Au fond, c’est elle qui a raison ! remarqua Adalbert en étouffant un bâillement. Ce chocolat est une idée géniale, mais là-dessus on ferait mieux d’accorder du repos à nos malheureuses cervelles. Quant à moi, si je dois garder ces damnées godasses une demi-heure de plus, je vais me mettre à pleurer ! Rien ne vaut les charentaises pour réfléchir !
Et, ôtant avec un « ouf » de soulagement ses impeccables souliers vernis, il adressa un salut général et rejoignit sa chambre sur ses chaussettes de soie noire.
Comme c’était la seule chose intelligente à faire, les autres suivirent son exemple. Les unes après les autres les lumières s’éteignirent, et la vieille demeure plongea dans la nuit avec ce qui ressemblait fort à un soupir de satisfaction. Seule Marie-Angéline resta un long moment à sa fenêtre. Dans un instant elle enlèverait les bijoux et la robe de bal qu’elle avait simplement recouverte du grand châle bleu dans lequel elle se sentait si bien, puis en essayant de ne pas faire de bruit, elle irait à la messe que dirait à sept heures l’abbé Turpin… Elle savait qu’elle ne devrait pas communier, moins à cause du chocolat qu’elle avait avalé tout à l’heure sans y penser, qu’à cause de la rancune qu’elle gardait à Aldo. Quel besoin avait-il eu, ce soir, d’aller apporter son soutien à une histoire qui ne le regardait en rien et de révéler qu’Hagenthal avait déjà une fiancée à Bruxelles ?
Ainsi que l’avait si bien compris Adalbert, c’était ouvrir un boulevard entre Marie de Regille et Hugo ! S’il l’aimait, comme tout le laissait supposer, il se hâterait de réclamer une main qu’elle serait sans doute trop heureuse de lui tendre ? Il y avait une distance infranchissable entre ces deux hommes, outre qu’elle devait trouver insupportable l’idée de devenir la belle-mère d’Hugo en épousant son père ?
Ce bonheur-là, Marie-Angéline se sentait incapable d’en supporter la vue, bien qu’une voix intérieure lui soufflât que les flambeaux de l’hyménée n’étaient pas près de s’allumer ! N’importe comment, il lui était impossible de s’incruster ici, de laisser Mme de Sommières rentrer seule à Paris, d’abandonner son poste de confiance auprès d’elle… Et pourquoi ? Pour un homme de quelques années plus jeune qu’elle et qui n’aurait sans doute jamais envie de la prendre dans ses bras ?
Ce qu’elle voulait demander à Dieu, c’était de lui enlever du cœur cet amour qui l’empoisonnait. Sa vie était tellement plus amusante avant le drame de Saint-Augustin ! Cette pléthore de joyaux traînant derrière eux les plus fascinants romans de l’Histoire, voire même de la légende, étaient redoutables ! Les risques courus n’étaient pas illusoires. Trop réels, au contraire, et plus encore la joie du triomphe en cas de réussite ! Il ne fallait pas qu’à cause d’elle cela disparût !
Il y avait bien, cette fois, l’affaire des trois rubis après lesquels on courait plus ou moins. Sans être faux, puisque Philippe de Bourgogne au lieu d’en acheter trois en avait acquis six, ceux-là n’étaient pas vraiment « frères ». Ils n’avaient jamais brillé au cercle d’une couronne – ô combien illustre – mais seulement sur la gorge d’une maîtresse. Donc n’avaient jamais fait partie du fameux Talisman ! Un Talisman qui ne serait jamais reconstitué, même si Kledermann acceptait de se séparer des « Trois Frères », puisqu’il manquerait toujours le principal : le diamant azuré de Bourgogne !
Arrivée à ce point de son amère songerie, elle accorda au fabuleux joyau un regret plein de nostalgie. Il aurait été tellement amusant, si seulement on pouvait dénicher la moindre piste, de courir à sa poursuite avec l’équipe reconstituée. Au moins Plan-Crépin serait contente, même si quelque part au fond d’elle-même Marie-Angéline reniflait des larmes ?
— Allons à la messe ! décida-t-elle soudain en refermant sa fenêtre. Il fait humide ce matin et si je reste là je vais rouiller…
Et elle s’en alla prendre une douche pour se remettre les idées en place.
Quand on se retrouva pour déjeuner, l’éclat et la gaieté de la fête se faisaient encore sentir, et Mlle Clothilde reçut, avec un réel plaisir, les compliments chaleureux de ses invités, d’autant qu’elle avait eu l’attention de commander un repas plus léger pour reposer les estomacs quelque peu surmenés par tant de succulences et de libations. Seul Lothaire dévora avec son enthousiasme habituel, soutenu il est vrai par une colère que quelques heures de sommeil n’avaient pas réussi à calmer :
— Regille doit avoir perdu la tête pour donner cette pauvre gamine à cet individu douteux qui a sûrement plusieurs cadavres à son actif ! À propos, quelles sont les nouvelles puisque, si j’ai bien compris, vous avez eu la PJ au téléphone ce matin ? demanda-t-il à Aldo.
— Mais cela ne te regarde pas ! protesta Mlle Clothilde. Tu ne vas pas te mettre à éplucher le courrier de nos invités ? Sinon, ils ne voudront plus revenir chez nous ? fit-elle, au bord des larmes.
— Je crois que si, la rassura Adalbert tout en étalant des rillettes sur une tranche de pain de campagne grillé. N’oubliez pas que les journaux belges et français vont s’en emparer, si ce n’est déjà fait, et que vos relations – bonnes ou mauvaises – avec cet homme vous mettront au premier plan !
— Mieux encore, reprit Aldo, Langlois sera ici ce soir pour essayer d’en apprendre davantage sur ce von Hagenthal dont le comportement lui paraît des plus suspects. Vous pourrez vous entretenir avec lui.
— Comme c’est aimable à lui ! s’exclama Mlle Clothilde. Mais je te supplie, Lothaire, de ne pas mélanger les mauvais bruits qui courent et les faits réels ! Garde ton sang-froid !
— Mon sang-froid, quand, deux mois à peine après la mort de sa femme, il te faisait une cour pressante ? Et toi, tu l’écoutais….
— Je vous en prie ! intervint Mme de Sommières, indignée. Vous n’avez pas à rappeler ce qui ne peut être, pour Clothilde, qu’un mauvais souvenir !
— Mauvais ? Je n’en suis pas si sûr ! Vous n’imaginez pas l’emprise qu’exerce cet homme sur les femmes ou les filles ! Surtout les plus jeunes ! Question de chair fraîche, je suppose ! ricana-t-il.
— S’il vous plaît, Professeur, restons-en là ! soupira Aldo. Vous allez faire de nous un mauvais souvenir pour Mlle Clothilde. Nous lui portons tous respect et amitié ! N’abîmez pas cela !
— Mais je n’abîme rien du tout, mon pauvre ami ! Les conquêtes de « M. le baron » sont de notoriété publique ! Il doit user d’un charme secret parce que, en ce qui me concerne je le cherche en vain ! Mais enfin, sacrebleu, essayez de comprendre ! Après Clothilde il y a eu je ne sais quelle Espagnole, puis la belle-fille anglaise de cette malheureuse Granlieu ! Vous-même m’avez appris qu’on vous l’avait présenté comme fiancé de l’héritière du chocolat Timmermans… qui est à l’hôpital. Ce qui va le gêner dans ses nouvelles entreprises avec Marie de Regille.
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