— Merci, Hubert, mais gambader sur un fond de violons n’est pas de mon âge ! En outre, je suis parfaitement à l’aise où je suis ! J’adore observer les arrivants. Allez battre l’entrechat sans moi !

— Vous avez l’air d’attendre quelqu’un ?

— Dans la vie, on ne cesse d’attendre quelqu’un ! Vous n’avez pas encore appris cette vérité, à votre âge ?

— Si vous ne voulez pas que l’on parle du vôtre, laissez le mien tranquille !

— Vous êtes encore à vous disputez tous les deux ? dit Aldo qui venait d’entraîner la Sous-Préfète dans une valse anglaise où elle s’était retrouvée sur le chemin de l’extase.

— Tu sais que l’on en a l’habitude ! Mais toi, tu serais mieux inspiré de faire attention avec la charmante Sous-Préfète ! Danse un tango avec elle et son mari t’enverra ses témoins !

— N’importe quoi ! Tenez, Angelina, venez danser avec moi ! Cela vous changera les idées !

— Qu’est-ce qu’elles ont, mes idées ?

— Rien de particulier, si ce n’est qu’elles sont loin de nous ce soir ! De quel côté sont-elles en train de galoper ? ajouta-t-il contre son oreille en enlaçant sa taille, ce qui attira sur leur couple l’attention de plusieurs personnes.

Elle ne répondit pas et ils dansèrent quelques instants en silence jusqu’à ce qu’Aldo fasse une découverte :

— Mais vous dansez comme un ange ! Où diable avez-vous appris ? C’est un vrai plaisir de vous avoir comme cavalière !

— Oh, ici et là ! fit-elle, vague…

Il faillit répliquer qu’en tout cas ce n’était pas à la messe de six heures à Saint-Augustin qu’elle devait ce talent, s’en garda prudemment et se contenta de conclure  :

— Je me demande si nous connaîtrons un jour toute l’étendue de vos talents ! Sans compter que vous êtes superbe, ce soir.

Le sachant sincère, elle en rosit de joie tandis que son regard retournait vers la double porte où un valet annonçait les arrivants. Aldo comprit ce que ce regard contenait d’attente et d’espérance. Alors il posa sur sa tempe un baiser léger, pensant à part soi que plus tôt on quitterait ce pays un peu magique parce que bourré de légendes, mieux ce serait pour mener à bien une guérison que chaque minute rendait plus nécessaire !

Quand l’orchestre s’arrêta, il la ramena à sa place… où Adalbert l’attendait pour prendre le relais, et ils repartirent valser. Pêchant au passage deux coupes de champagne sur un plateau, Aldo en donna une à Tante Amélie, trinqua avec elle avant de s’accouder au dossier de son fauteuil :

— C’est lui qu’elle guette ?

— Qui d’autre ? répondit-elle avec un léger haussement d’épaules.

— Encore faudrait-il être sûrs qu’il a été invité ?

— Il l’a été. Après notre rencontre au lendemain de notre arrivée, j’ai demandé à Clothilde, sans avoir l’air d’y toucher, s’il était sur la liste. Elle m’a répondu sur le ton le plus naturel qu’il était de leurs amis. Point à la ligne !

— D’où les atours de Cendrillon. Il faut avouer que, si elle n’est pas régulièrement belle, elle a une allure et une élégance folles… Et une sorte de charme...

— Auquel certains peuvent se montrer sensibles. Souviens-toi du Professeur Zehnder !

— Oh, je n’ai pas oublié !… Ni d’ailleurs ce que nous apprit Lothaire quand il a dîné chez vous au sujet du beau ténébreux. Il serait à couteaux tirés avec son père à propos d’une fille nommée Marie de Regille ?…

Comme un écho la voix de l’aboyeur annonça :

— Monsieur le comte de Regille, Mademoiselle Marie de Regille ! Monsieur le baron von Hagenthal !

La musique s’était tue et Adalbert ramenait Marie-Angéline, quand trois personnes s’encadrèrent dans la double porte : une jeune fille blonde en robe rose entre deux hommes – et le moins que l’on puisse penser est que l’ensemble manquait d’harmonie.

La demoiselle était charmante, mince et gracieuse, dotée de magnifiques yeux bleus, mais on ne pouvait pas en dire autant d’un père qui aurait pu passer pour son aïeul tant il était gris et cacochyme. Auprès de lui, évidemment, Hagenthal faisait figure de « jeunot ». Paraissant moins que ses cinquante ans, très élégant, il souriait à belles dents – dont toutes n’étaient peut-être pas authentiques ! – en laissant peser sur l’assemblée son regard impérieux.

Cependant, Lothaire s’était figé tandis que sa sœur, visiblement inquiète, posait une main sur son bras pour le retenir. Mais il secoua cette main sans trop de douceur et s’avança à la rencontre des nouveaux venus. Sa voix alors claqua comme un coup de feu :

— Heureux de te voir, Regille… et toi aussi, Marie ! Mais celui-là, pourquoi nous l’amènes-tu ? Il n’est pas invité !

Le vieillard eut un petit rire sec, fort déplaisant :

— Ah, c’est qu’il y a du nouveau dans la famille et tu ne peux refuser l’hospitalité à mon futur gendre.

Et de ricaner, ce qui contrastait curieusement avec la mine gênée de la jeune fille. Le troisième personnage, lui, souriait, comme s’il n’était pas concerné et se contentait d’écouter Regille qui continuait  :

— C’était l’occasion rêvée de le présenter à une société dans laquelle il va désormais tenir sa belle place, car il est à présent le propriétaire du château de Granlieu qu’il vient de racheter à la succession de cette pauvre comtesse  !

— Quelle ânerie ! Le château ne peut appartenir qu’à la petit Gwendoline et je te rappelle qu’elle est mineure…

— Sans doute, mais tu oublies le conseil de famille qui s’occupe de ses intérêts. Il s’est réuni et a vendu le château…

— … ancestral ! Ceux qui reposent dans la crypte avec ? On n’aime pas beaucoup ce genre de magouilles chez nous ! Passe pour l’hôtel de l’avenue Vélasquez qui était d’acquisition récente.

— Le conseil l’a vendu, en effet ! conclut von Hagenthal, éclatant de satisfaction. Cependant on a gardé presque tous les meubles pour les transporter ici. Le château est un peu rustique pour mon goût et principalement pour celui de ma future épouse. Au jour de notre mariage qui aura lieu en septembre, je serai donc des vôtres à part entière et j’espère que nous entretiendrons les meilleures relations, car nous comptons recevoir beaucoup ! N’est-ce pas, Marie ?

La jeune fille lui sourit d’un air béat qui la raya d’autorité de la compassion des « Parisiens ». C’était une sotte, rien de plus ! Cependant Vaudrey-Chaumard ne désarmait pas :

— Vous n’auriez pas apporté les faire-part ? fit-il, goguenard. C’était l’endroit idéal pour les distribuer en faisant l’économie de la poste ? Quoi qu’il en soit, je vous prie toujours de quitter cette maison. Tous les trois, puisque vous ne faites plus qu’un ! Désolé, Regille, mais il fallait réfléchir avant de nous imposer cet individu ! Chez moi, il est interdit de séjour !

Puis retournant vers ses invités :

— Je vous présente à tous mes excuses pour ce qui n’est qu’un déplaisant intermède ! Musique ! Je vous accompagne, vous autres, fit-il en poussant les indésirables vers le vestibule.

La valse reprenait et les danseurs s’élançaient à nouveau. Aldo alors rejoignit Adalbert :

— On ne peut pas laisser ignorer un tel scandale ! dit-il. Cet homme est le pire des truands et s’apprête à être bigame…

— On y va !

— Qu’allez-vous faire ? demanda Mme de Sommières, alarmée.

— Essayer de sauver cette pauvre fille d’un sort funeste, même si elle n’a pas inventé l’eau tiède ! Elle doit avoir dix-sept ou dix-huit ans à tout casser et mérite mieux que ce Don Juan défraîchi !

Ils allèrent participer à la discussion – qui se poursuivait dans le vestibule sur un ton nettement plus agressif de la part des expulsés, alors qu’au contraire la colère de Lothaire se calmait, laissant place à une froideur polaire.

— Accordez-nous un mot, Professeur ! dit Aldo.

— Mais je vous en prie !

— Un simple détail, mais qui pourrait être révélateur pour M. de Regille et une charmante jeune fille qui n’aura sûrement aucune peine à trouver un mari plus conforme à…

La désinvolture de von Hagenthal vola en éclats sous une soudaine poussée de colère :

— Et si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ? gronda-t-il, les poings serrés.

— Oh, ne vous affolez pas ! Il ne s’agit que d’une mise au point. Monsieur von Hagenthal, vous n’avez pas oublié, j’espère, que voici environ trois semaines nous prenions le thé à Bruxelles, chez Mme Timmermans en compagnie de sa fille Agathe et du… « fiancé » de celle-ci ? Autrement dit, vous-même ?

L’homme haussa des épaules dédaigneuses :

— Des fiançailles, cela se rompt ! Surtout quand elles n’existent que dans l’imagination d’une demi-folle ! Cette chère Agathe a horreur du vide et comme elle n’est divorcée que depuis… peu, elle s’est montrée ravie que je lui marque une certaine attention.

— Elle est très jolie et fort riche, ce qui laisse supposer qu’elle ne doit pas manquer de prétendants…

— Il n’y a qu’un malheur, c’est que son ex-époux le baron Waldhaus, bien que divorcé, menace de mort quiconque oserait prendre une place qu’il considère comme la sienne. Je l’ignorais alors, mais j’avoue volontiers que j’aime trop la vie pour l’aventurer sur ce genre de terrain. Et puis j’ai rencontré Marie et plus rien n’a compté que son sourire ! ajouta-t-il en baisant la main de sa fiancée qu’ornait un joli mais banal saphir entouré de petits diamants…

Lothaire prit Aldo par le bras :

— Merci d’avoir voulu m’aider, cher ami, mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre ni pire idiot que celui qui a décidé une fois pour toutes de ne rien comprendre. Laissons-les partir et allons boire un verre à la santé de… la vérité ? Dehors, vous autres ! Désolé, Regille !