On parla de tout et de rien, comme toujours en pareil circonstance, d’autant que la cuisine maison – même associée à celle d’un traiteur réputé – n’était pas de celles qui laissent indifférent. On était en mai, le mois des précieuses morilles, et l’événement avait dépouillé deux forêts pour l’immense bonheur des convives. D’ailleurs, pour cette fête hors du commun, les Vaudrey-Chaumard avaient tenu à ce que la gastronomie traditionnelle soit en vedette. Aussi les truites accommodées selon une recette tenue secrète précédèrent-elles le meilleur poulet au vin jaune jamais dégusté, des foies gras truffés et une foule d’autres succulences avant que n’apparaissent café et liqueurs.
Après plusieurs allocutions et « santé ! » parfois proclamées d’une voix incertaine, chacun rentra chez soi. Les uns pour changer de toilette et prendre un peu de repos avant le bal, les autres – les officiels surtout ! – pour diverses célébrations, et enfin ceux à qui il ne restait qu’à aller se coucher pour se remettre de tant de libations.
Les habitants du « château » optèrent pour une promenade hygiénique le long du lac ou dans le parc qui s’illuminerait à la nuit. Aldo, Adalbert et Hubert furent de ceux-là. Le dernier semblait soucieux et mâchonnait son cigare plus qu’il ne le fumait.
— Quelque chose ne va pas, Professeur ? demanda Aldo.
— Oui ! C’est ma bonne éducation qui me tourmente !
— Je vois ! Vous vous dites qu’il est un peu délicat de tirer notre révérence dès que seront éteintes les lumières de la fête ? Je ne vous cache pas que j’y pense aussi. Nos hôtes se sont donné tant de mal pour cette fête – ô combien réussie ! – que les abandonner, le dernier verre de « vin de paille » avalé, me semble à la limite de la grossièreté. Vous encore, Hubert, pourriez invoquer…
— Rien du tout alors que Venise, elle, pourrait avoir besoin de vous ! Je vous rappelle en outre que c’est vous, pas plus tard qu’hier soir…
— Mille pardons, mais les dons divinatoires attachés selon vous à la fonction de druide…
— Je ne suis pas un « fonctionnaire », brama l’intéressé, et je le maintiens !
— Ça suffit ! coupa Adalbert. Vous avez raison et tort tous les deux. Alors je vais trancher, on reste encore deux ou trois jours ! Comme ça, pas de remords !… Et puis je suis curieux de voir ce qui va résulter de vos talents divinatoires, Professeur !
— Si vous voulez une explication, ne comptez pas sur moi. Je devine certaines réactions… par exemple que votre Marie-Angéline attend je ne sais quoi… peut-être quelqu’un ?! Qui ne vient pas !
— Ça, murmura Adalbert pour le seul Aldo, c’est l’évidence ! Étant donné la place qu’il occupe dans le pays, cet Hugo devrait être là ? Tout le département y est. Pourquoi pas lui ?
— Peut-être à cause de Plan-Crépin justement ? S’il venait, alors qu’elle est présente, il serait en contradiction avec lui-même. Ce soir, je l’imaginerais plutôt à « La Seigneurie » de Grandson et les pieds dans ses pantoufles.
— Tu dois avoir raison ! À sa place, c’est ce que je ferais…
— Évidemment, à condition qu’il ait été invité et ce n’est pas certain.
— Cela m’étonnerait beaucoup d’après le ton de la rencontre avec Mlle Clothilde pendant leur promenade… De toute façon, on devrait consulter Tante Amélie à propos du départ. Elle semble avoir lié amitié avec notre hôtesse qui est une femme de qualité, et, de plus, il ne faut pas oublier que le côté terrestre de Plan-Crépin est autant dire sa propriété… et qu’elle se ronge les sangs à son sujet !
— Quoi qu’il en soit, on ne nous écouterait pas, répondit Aldo. Ces dames sont en train de changer de toilettes pour la « sauterie » et nous serions mal venus. Laissons s’achever la fête ! Et, à ce propos, j’ai hâte de voir quelle tenue Lothaire va adopter pour ce soir. La jaquette et le col à coins cassés de midi semblaient le mettre au supplice. À un moment, je l’ai vu s’esquiver et j’ai cru qu’il allait nous revenir dans ses atours de chasseur qu’il n’a guère quittés depuis notre arrivée. Ce qui a scandalisé sa sœur. Elle m’a confié d’ailleurs qu’à l’origine il voulait que ce soit un bal costumé pour porter le grand col rabattu des mousquetaires. C’est elle qui s’y est opposée parce qu’elle n’avait pas envie de voir ses salons envahis par une douzaine de Richelieu, autant de Louis XIII et une quantité d’Anne d’Autriche plus ou moins ridicules, l’imagination de ceux d’ici s’attachant davantage à l’époque du Téméraire qu’à celle où le Cardinal leur en faisait voir de toutes les couleurs !
Aussi la surprise fut-elle entière quand le maître du logis descendit pour assurer aux côtés de sa sœur l’accueil des invités à l’entrée des salons brillamment illuminés et fleuris, arborant un habit admirablement coupé et un col à coins cassés aussi rigide que possible au-dessus de la rouge « cravate » de la Légion d’honneur.
— Évidemment ! constata Aldo. C’est difficile de porter une aussi haute distinction affublé d’une chemise à carreaux et d’un gros gilet de laine. Il est parfait !
— Et Mlle Clothilde est charmante ! renchérit Adalbert.
— J’irais volontiers jusqu’à dire « fascinante » ! murmura Aldo, l’œil rivé sur les somptueux joyaux – collier, bracelets, pendants d’oreilles, et même un petit diadème de chignon époustouflant –, l’ensemble composé de superbes rubis et diamants que l’on se serait plutôt attendu à voir s’épanouir sur une tête couronnée.
Ce trésor était mis en valeur par la longue robe de crêpe noir, un comble de simplicité, qui l’habillait. Elle était à la pointe de l’élégance !
— Je me demande d’où elle sort ça ? murmura-t-il, sidéré. Je ne peux décemment pas prendre ma loupe pour voir de plus près. À vue de nez, ça doit valoir…
— Rien du tout ! fit Adalbert. Tu n’auras qu’à l’inviter à danser ! Tu auras une vue imprenable là-dessus !
— J’ai l’impression que Tante Amélie se doutait de quelque chose, elle a hissé le grand pavois, elle aussi ? Mazette !
La marquise arborait, en effet, la parure d’émeraudes et diamants qui s’harmonisait si parfaitement avec ses yeux verts. Sa robe à elle était de velours noir, avec une écharpe de satin blanc. Une courte traîne achevait – sans y être d’ailleurs indispensable ! – l’image royale qu’elle offrait. Assise dans un fauteuil à haut dossier, non loin de ses hôtes, elle regardait arriver les invités en usant parfois de son petit face-à-main serti d’émeraudes, dont elle se servait comme d’un code au seul bénéfice des siens...
Marie-Angéline se tenait debout auprès d’elle, sans imaginer un instant que toutes deux composaient un tableau plein d’harmonie. Sa robe de velours du même vert que les émeraudes voisines montait au ras du cou mais s’ouvrait dans le dos en un décolleté plus gracieux qu’on ne l’aurait cru. À l’épaule droite brillait une très belle broche de béryls roses, d’algues marines et de perles comme les bracelets au bout des manches, les boucles d’oreilles et l’ornement de chignon. Et pour la première fois depuis que l’on avait quitté Paris, Plan-Crépin, méconnaissable, rayonnait. Mme de Sommières avait tenu à lui offrir robe et bijoux pour ce bal dont elle devinait qu’il serait d’une importance primordiale pour les rêves de sa fidèle compagne. Si tout ce que Pontarlier et ses alentours comptaient de quelque importance s’y montrait, il était impossible que l’étrange Hugo n’y soit pas. C’est, du moins, ce qu’elles pensaient toutes les deux… Bien coiffée, légèrement maquillée, Marie-Angéline accédait au sublime…
Pour ce bal, les Vaudrey-Chaumard avaient fait les choses encore plus grandement que pour le début de la journée. La maison tout entière semblait touchée par la baguette d’une fée. Avec un goût très sûr, Mlle Clothilde avait, pour ce soir, banni l’électricité de ses pièces de réception. Des bougies blanches ou rouges chargeaient candélabres et lustres à cristaux translucides, apportant leur éclairage flatteur au décor dont les ors retrouvaient une nouvelle jeunesse et aux soieries, magnifiant les parures des femmes dont les pierres lançaient des éclairs, mais surtout caressant les visages qu’elles adoucissaient d’un charme mystérieux. Toutes étaient belles ce soir, rivalisant avec les bouquets de roses, fraîchement sorties des serres et disposées un peu partout.
— Des costumes anciens n’auraient rien apporté de plus, chuchota la marquise derrière son éventail, et aucun bal parisien n’aurait plus d’élégance. Les femmes sont parfaites et les hommes semblent bénéficier d’un excellent tailleur. Sans parler des uniformes. Dédaigner la province du haut de la tour Eiffel est franchement stupide ! Ce bal pourrait aussi bien se dérouler dans une ambassade ou une maison ducale !
— La Franche-Comté a toujours cultivé le grand ton, commenta Adalbert. Peut-être à cause des différentes civilisations qui s’y sont succédé ?
— Elle a quand même vu passer pas mal de soudards, émit Hubert, lui aussi en habit, arborant sur la poitrine une collection de mini-décorations.
— C’est au Collège de France que l’on récolte ces babioles ? plaisanta Mme de Sommières en soulevant l’une d’elles du bout d’un doigt.
— À la guerre aussi ! répondit Hubert en se raidissant comme au garde-à-vous.
— À la guerre ? On pouvait rapporter des éléphants d’or ?
— Amélie, ne cherchez pas à me mettre en colère : vous m’abîmeriez cette soirée. Je consens à vous apprendre que ceci est le Million d’éléphants du Laos qui m’a été remis par le roi en personne lors d’un passionnant voyage d’études.
— Il est vrai qu’un druide sur un éléphant doit être un beau spectacle, fit-elle en riant. Mais un million ? Il n’a jamais dû y en avoir autant chez vos affidés !
— Ce que vous pouvez être insupportable, quand vous vous y mettez ! grogna-t-il. Venez plutôt danser avec moi, cela vous remettra les idées en place.
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