— Alors qu’est-ce que tu en as fait ?

Pour toute réponse, Aldo tira son portefeuille et montra le sachet de cuir noir sagement rangé au milieu de quelques papiers dont il augmentait à peine l’épaisseur.

Adalbert haussa des épaules désabusées :

— Tu aurais pu l’envoyer à Guy Buteau pour qu’il le mette dans ton coffre ?

— Tu oublies la douane italienne et les tracasseries fascistes ? Et puis ce serait inutile : j’ai décidé de l’offrir à Moritz.

— Pourquoi pas dans une innocente boîte de chocolats puisque l’on nage encore dedans, et la Suisse est à deux pas ?

— Il s’en serait bien trouvé un pour les manger, les chocolats. Non, j’ai pris la décision de lui en faire tout simplement cadeau, puisqu’il est reparti sur le sentier de la guerre pour joindre les faux-vrais frères aux siens qui sont les vrais-vrais !

— Tu ne collectionnes plus ?

— Ces pierres-là ? Non. Le Grand Bâtard Antoine était quelqu’un d’admirable mais l’Histoire ne s’occuperait pas de lui s’il n’était le demi-frère du Téméraire. Et ce ne sont pas ces rubis-là qui composaient le Talisman. Il en serait autrement si le diamant pyramidal se profilait à l’horizon. Celui-là, je ne le laisserais à personne : sa forme inhabituelle, sa si rare teinte bleutée jointes à son histoire en font vraiment un joyau d’exception, surtout si l’on y ajoute sa légende, mais depuis qu’un soldat l’a trouvé dans la boue après Grandson, l’a vendu à un moine pour des clopinettes, que celui-ci l’a revendu à un marchand pour quelques sols de plus et qu’il a rejoint le coffre de Jacob Fugger à Augsbourg, il a totalement disparu de la circulation.

— Donc, donc, donc ! Aucune…

— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?

— Pourquoi non ? Finalement, c’est toi qui as raison, c’est reposant avec un petit côté allègre !

— Ça suffit ! Dieu que tu peux être agaçant à tes heures !

Des ouvriers arrivant nantis du matériel nécessaire pour couvrir la terrasse d’un immense vélum en cas de pluie les rabattirent vers la maison qu’une seconde équipe était déjà en train de fleurir tous azimuts. Adalbert alors proposa :

— Si on allait jusqu’à Pontarlier demander à Mme Verdeaux de nous offrir l’apéritif ? On saurait au moins ce qui se passe à la Gendarmerie ?

Depuis leur arrivée, en effet, ils étaient allés deux fois boire un verre chez Huguette Verdeaux qui les recevait avec enthousiasme, ainsi d’ailleurs que son capitaine de mari. Cette fois ils se munirent, à l’épicerie fine de la ville, d’une bouteille de champagne. Mais, en dehors du fait que Pontarlier se préparait aux festivités de demain où Huguette accompagnerait son époux toute pimpante, ils n’apprirent rien de nouveau… sinon que l’inspecteur Durtal commençait à s’ennuyer ferme et se posait des question sur le pourquoi de sa présence. Lecoq, lui, avait fait un saut à Paris pour en référer à Langlois.

— Au fond, soupira Adalbert en revenant vers le manoir Vaudrey-Chaumard, que le Téméraire ait réussi ou non à cacher quelques bribes de son trésor dans la région ne vaut pas qu’on perde notre temps à le chercher, puisque, selon toi, le diamant n’a aucune chance de s’y trouver ?

— N’exagérons rien ! Tu oublies que je suis aussi antiquaire, outre que n’importe quelle pierre illustre m’intéresse, mais pas au point de mettre Tante Amélie, Plan-Crépin et même le cousin Hubert en danger. On restera en rapport avec Lothaire et Clothilde et on verra après…

Tout en parlant, il avait remis son portefeuille dans sa poche de poitrine après s’être assuré que le rubis y était toujours.

Au matin de la fête, le ciel, qui, la veille, laissait traîner quelques nuages inquiétants, décida soudain d’y participer en allumant, au sortir d’une fabuleuse aurore, le plus rayonnant des soleils.

— Nous allons avoir un temps magnifique ! exulta Mlle Clothilde. Sans compter que la petite pluie d’hier a fait des merveilles dans le jardin !

— Ce qui ne signifie pas qu’il tiendra ses promesses toute la journée, grogna Hubert de Combeau-Roquelaure. Le temps change vite dans ces montagnes !

Prédiction défaitiste qui arracha un énorme éclat de rire à son collègue du Collège de France :

— Ne jouez pas les oiseaux de mauvais augure, Hubert ! Ou, plutôt, non ! Continuez, si ça vous amuse ! Vous allez agacer prodigieusement notre marquise que ce sympathique soleil clair enchante. Elle se prépare, je crois, à nous éblouir !

— Elle ne s’active qu’à ça et ne sera contente que quand elle nous aura rendus gâteux tous les deux !

— Gardez pour vous vos idées noires ! Moi, je me sens au mieux de ma forme.

— C’est compréhensible ! fit Aldo, indulgent. Fêter le tricentenaire de sa maison n’est pas donné à n’importe qui ! Alors, tâchons que la fête soit réussie. Ensuite…

— Ensuite, je m’en vais ! Je ne sers à rien, j’aurais même tendance à agacer, les cachotteries de Lothaire me mettent hors de moi parce qu’il essaie de vous exploiter ! Amélie ne fait plus attention à moi, alors que… Bon, n’en parlons pas plus ! Demain, je rentre à Chinon où d’ailleurs Wishbone ne va pas tarder à se pointer !

— Il fallait lui dire de venir ici ! Toutes les fêtes l’amusent et il aurait rencontré un vif succès ! Vous pensez ! Un Texan !

— Justement ! On lui aurait fait jouer les curiosités et il s’en serait peut-être trouvé pour lui soutirer de l’argent ! Je préfère le savoir où il est !

Adalbert qui revenait de Pontarlier, les journaux à la main, comprit aussitôt de quoi il était question et arbora un sourire lénifiant :

— On dirait qu’il y a de la révolte dans l’air ? Ça ne va pas, Professeur ?

— Il veut nous quitter, le renseigna Aldo, et je lui explique que ce serait dommage. Participer à une vraie fête comtoise vaut le déplacement ! C’est Wishbone qui aurait dû venir !

— Ah oui ? marmotta Hubert.

— Curieux de tout comme il l’est ? Le contraire m’étonnerait et je suis persuadé que l’affaire du Téméraire l’aurait passionné ! Il aurait été capable d’acheter la moitié du pays pour pouvoir farfouiller en paix !…. Allons nous préparer ! Les aiguilles tournent et dans une demi-heure on va être envahis par le cérémonial ! L’officiel d’abord avec les discours et la bénédiction par l’évêque, puis le banquet tout aussi officiel précédé d’un apéritif monstre où une bonne moitié du département va se déverser ici. Après, sieste suivie du bal avec buffets, et souper servi par petites tables qui clôtureront l’événement avant le feu d’artifice ! Vous n’aurez pas le loisir de vous ennuyer, Professeur !… (Puis, baissant la voix :) Rassurez-vous, nous aussi nous partons demain ou après…

— Vous m’avez l’air bien sûr de vous, cousin ?

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Nous venons d’en prendre la décision, Vidal-Pellicorne et moi !

— J’en serai ravi… si vous y parvenez, mais j’ai le pressentiment que vous resterez encore un moment !

— J’aimerais savoir d’où vous le sortez ? Vous donnez dans la divination ?

— Et pourquoi pas ? Je suis druide, ne l’oubliez pas ! Cela confère certains menus talents…

Les « garçons », comme les appelait Tante Amélie, auraient souhaité en savoir plus, mais le temps manquait pour approfondir la question et chacun fila chez soi afin d’y revêtir une tenue digne de la circonstance.

En admettant qu’ils en eussent douté, les Parisiens ou assimilés durent reconnaître que l’organisation avait été on ne peut plus soignée et que ce tricentenaire ne sentait vraiment pas la province. Le manoir et ses jardins s’emplirent d’une foule élégante qui semblait enchantée de se trouver là. On venait faire la fête et, pour cela, on avait revêtu ses plus beaux atours, mais d’une façon si naturelle que personne n’avait l’air endimanché. Surtout peut-être, les anciens costumes comtois si admirablement conservés qu’ils semblaient neufs obligeaient le temps à reculer, sans en rapporter les odeurs de poivre ou de naphtaline.

Toutes les robes des femmes étaient longues dès le matin, comme pour un bal mais complétées par des capelines de paille fleuries, et, de ce fait, la toilette de Mme de Sommières, toujours fidèle cependant aux robes « princesses » chères à la longue silhouette de la défunte reine Alexandra d’Angleterre, trouvait là un environnement digne de son élégance. Tout Pontarlier et même une bonne partie des notabilités du département venaient rendre hommage à cette vieille et noble demeure née au temps des mousquetaires. Les moires violettes de Mgr l’évêque de Besançon vinrent affoler quelque peu le brave abbé Turpin qui ne s’attendait guère qu’au clergé de Pontarlier. Il semblait que toute la Comté, au moins une grande partie, ait voulu rendre hommage à une famille implantée depuis plus de trois cents ans et jouissant de l’estime, sinon de l’amitié générale.

Après l’allocution et la bénédiction solennelle dont Monseigneur fit son affaire à la place de l’abbé Turpin, infiniment soulagé, parce que l’idée de prendre la parole en plein air et pour une pareille foule le terrifiait – il se sentait perdu quand il n’avait pas autour de lui le « coquetier » rassurant de sa chaire en vieux chêne sculpté –, il y eut des discours variés. Même Hubert en prit sa part au nom du Collège de France et fit l’historique de la famille avant que le Préfet n’accroche au cou d’un Lothaire au bord des larmes la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.

Ensuite le « vin d’honneur » fit couler à flots le champagne, remplacé – selon les goûts ! – par le vin jaune régional ou l’anis de Pontarlier qui édulcorait la dangereuse absinthe, spécialité locale mais interdite à la consommation sous sa forme brute depuis 19151 , ses ravages ayant inspiré des peintres comme Degas ou Toulouse-Lautrec, qui en tirèrent d’admirables toiles. Les boissons accompagnées de canapés et de petits sandwichs permettaient de déguster des produits de la – riche – charcuterie et de l’encore plus riche fromagerie du Haut-Doubs. Ensuite ce fut le banquet des notables où ne se mêlaient qu’un nombre raisonnable d’amis.