— Les Grands-Ducs de Bourgogne et singulièrement le Téméraire ?
— Oui… et si bizarre que cela puisse paraître, ils sont nombreux dans la région, ceux que son ombre fascine encore…
— Pas vous ? s’enquit Plan-Crépin, avec dans la voix une nuance de défi.
Un silence plana sans s’établir. Puis :
— Un peu, j’en conviens ! Il est difficile d’y échapper quand on vit ici !… Grandson, Morat avec les intermèdes de Nozeroy et de Salins pèsent le poids d’un rêve détruit…
On roula un moment sans rien dire tant le paysage se suffisait à lui-même. Le ciel d’un bleu de porcelaine s’étendait sereinement sur le lac couleur d’émeraude blasonné du vol majestueux d’un milan en chasse et, quand l’un des détours permettait d’apercevoir l’imprenable forteresse de Joux, les siècles s’abolissaient pour le plus grand bonheur de Marie-Angéline dont le regard semblait chercher quelque chose. Soudain, elle demanda :
— Le château de Granlieu est-il loin ?
— Tout près, au contraire ! C’est étonnant que vous en parliez maintenant !
Elle retint son cheval qui s’arrêta, tandis que, du bout de son fouet, elle désignait une route étroite gardée par deux piliers armoriés qui s’enfonçait dans les sapins.
— Sans les arbres, vous le verriez. Ses terres s’étendent d’ici jusqu’à la route qui, par les Hôpitaux Neufs, mène au col de Jougne et à la frontière. Il est assez beau et je vous le montrerais volontiers si nous avions la moindre chance d’être accueillies, mais depuis la mort tragique de la vieille comtesse – qui était une amie… chère car elle était la bonté incarnée – il vaut mieux l’éviter… à moins de considérer les volées de chevrotine comme quantité négligeable.
— La Police n’y est pas venue ?
— Oh, que si ! La Gendarmerie et même la Douane ! Mais il ne reste là-haut que les gardiens qui, croyez-moi, se prennent au sérieux ! Surtout depuis que la jeune Mme de Granlieu – une Anglaise plutôt farfelue qui trouvait normal de laisser sa fille Gwendoline à longueur d’année chez sa grand-mère paternelle, a suivi le même chemin il y a quelques semaines. Comme l’enfant vivra désormais en Angleterre chez les parents de sa mère, on pense que le château sera sans doute vendu. Une curieuse histoire, si vous voulez mon avis… que je partage d’ailleurs avec les gens du pays… avec des variantes bien entendu ! On pense en général qu’elle aussi a été assassinée…
Mme de Sommières jeta un coup d’œil à Plan-Crépin puis se décida :
— Rien ne le prouve ! L’autopsie n’a révélé qu’un infarctus du myocarde. En dépit de sa jeunesse, elle aurait eu le cœur fragile… et serait morte de peur !
— De… peur ? Comment est-ce possible ?
— Quand vous aurez mon âge, vous verrez que rien n’est impossible… et comme vous êtes trop bien élevée pour nous demander comment nous savons cela, je vous confierai qu’habitant comme elle le parc Monceau nous sommes voisines ou peu s’en faut.
Mlle Clothilde en rosit de plaisir :
— Vraiment ? Mais que c’est donc intéressant !… S’il en est ainsi, remettons le tour du lac à plus tard ! Je vais quand même vous montrer Granlieu en prenant le premier chemin que nous allons rencontrer sur la droite juste après la « Source Bleue » que je vous ferai admirer… une autre fois ! Hue, Gazelle ! Montre-nous comme tu sais bien grimper ! Il ne faut pas oublier que nous sommes dans la Haute-Vallée du Doubs !
Non seulement Gazelle ne renâcla pas, mais parut s’envoler sans trop se soucier de secouer ses passagères. Bientôt apparurent les défenses extérieures – plutôt négligées au point de vue de l’entretien –, d’un petit château portant la marque de la Renaissance qui ne manquait pas d’agréments mais semblait inoccupé, les fenêtres étant occultées par des volets intérieurs. Mlle Clothilde retint avec quelque peine Gazelle qui, mise en appétit, voulait poursuivre sa route.
— On a l’impression qu’il n’y a personne ? dit Mme de Sommières.
— C’est comme cela depuis la mort de la vieille comtesse, mais soyez sûre qu’il est habité et mieux vaut prendre cette route qui nous ramènera à Pontarlier…
— Et au-delà du château, pas de curiosités à voir ?
— Dans notre beau pays, tout est intéressant, mais j’espère que vous allez nous rester assez longtemps pour vous les faire découvrir. Pour le moment je viens de me rappeler…
Non seulement elle s’interrompit, mais tira sur les rênes de Gazelle pour stopper la jument : occupant une partie de la route que l’on devait descendre, deux hommes discutaient sur le mode décontracté annonçant des amis… Le premier, à demi assis sur sa selle de vélo, des pinces corrigeant l’ampleur de sa soutane, les bras croisés sur la poitrine et sa toque noire en auréole, était à l’évidence un prêtre, peut-être même celui auquel Mlle Clothilde avait fait allusion avant de partir. Son interlocuteur fit battre plus vite le cœur de Marie-Angéline. C’était un cavalier et il venait de descendre du bel animal qu’il tenait en bride. Ils se rapprochèrent pour laisser passer le tonneau, mais Mlle Clothilde l’arrêta :
— C’est le Ciel qui vous envoie, Monsieur le curé !…
Un grand sourire éclaira le large visage du prêtre :
— J’ose l’espérer chaque minute de ma vie mais je n’en suis pas toujours certain ! Pourtant si vous l’affirmez… Bonjour, Mademoiselle Clothilde ! Mesdames !
— Madame la marquise de Sommières et sa nièce Mademoiselle Marie-Angéline du Plan-Crépin qui sont nos hôtes pour quelques jours ! Bonjour, Monsieur le baron de Hagenthal !
— Plus de baron, si vous le permettez, Mademoiselle ! J’ai renoncé au titre en changeant de nationalité. Mesdames, ajouta le cavalier en s’inclinant et en ôtant sa casquette de tweed, découvrant de courts cheveux noirs qui ondulaient légèrement mais étaient curieusement coupés en rond ainsi que l’exigeait jadis le port du casque.
Instinctivement, la marquise lui tendit la main, fascinée par ce visage aux profonds yeux noirs, à la bouche charnue qui lui semblait remonter du fond des âges. À cet instant, elle n’osa pas regarder Marie-Angéline qui, incapable d’articuler une parole, restait figée sur place. Le silence allait s’installer mais Mlle Clothilde en eut une soudaine conscience et se hâta d’interroger l’abbé Turpin :
— Nous avions l’intention de passer chez vous, Monsieur le curé ! Mlle du Plan-Crépin a coutume d’entendre la messe chaque jour et vous ne manquez jamais de la dire, mais je suis incapable de lui préciser à quelle heure ?…
— Si vous y veniez plus souvent, vous le sauriez ! fit-il en riant. Mais pardonnez-moi cette mauvaise plaisanterie puisque vous êtes là chaque dimanche ! Mademoiselle, poursuivit-il pour Plan-Crépin, j’officie à sept heures chaque matin, en dehors naturellement des cérémonies ! Et vous serez toujours la bienvenue.
— Merci, Monsieur le curé ! Si vous pouvez m’entendre en confession, je viendrai même un peu plus tôt.
Elle s’adressait au prêtre, mais ne pouvait empêcher son regard de revenir au cavalier qui lui aussi la regardait avec une curieuse expression de sévérité. Tante Amélie comprit soudain que, si l’entretien se prolongeait, la pauvre fille risquait d’éclater en sanglots, et elle rompit les chiens :
— Pardonnez-nous de vous avoir interrompus, Messieurs ! Mademoiselle Clothilde, si cela ne vous ennuie pas, je souhaiterais rentrer à présent…
— Comme vous voulez ! À dimanche, Monsieur le curé ! N’oubliez pas que vous avez un rôle important à jouer dans notre tricentenaire, puisque vous devez venir bénir notre vieille maison !
— Je n’aurais garde d’y manquer ! Ce sera une vraie joie pour moi !
— Et pour nous donc ! Allons-y, Gazelle !
Le tonneau repartit et Mlle Clothilde entreprit le panégyrique de l’abbé Turpin, mais Plan-Crépin ne l’écoutait pas. Tant que furent en vue les deux hommes qui avaient repris leur conversation, elle garda les yeux fixés sur eux et le cœur de Tante Amélie déborda de compassion pour elle. Jusqu’à maintenant son « fidèle bedeau » piquait des « béguins », s’offrait une amourette jamais bien sérieuse. Encore qu’elle ait eu l’impression que le dernier en date – Adalbert en personne – lui eût donné des inquiétudes depuis le don de certain vase Kien-Long dont Marie-Angéline avait fait son plus cher trésor2 . Mais là, que faire ? Comment éviter les ravages qu’une passion non partagée pouvait apporter à ce cœur ô combien virginal ? L’évidence venait d’éclater aux yeux de la marquise : Plan-Crépin aimait cet inconnu sorti tout armé d’une histoire qui rejoignait la légende.
Son orgueil, sa foi en Dieu, son immense culture et son sens de l’humour la sauveraient-ils de la destruction totale ? Encore que l’humour n’ait peut-être pas grand-chose à offrir ! Qui donc avait dit ou écrit qu’il était la politesse du désespoir ? Et le désespoir, la vieille dame refusait farouchement de la voir sombrer dedans. Pas elle ! Pas cette enfant qui avait reçu à la naissance toutes les qualités sauf la beauté !…
Comment faire ? Que faire ? Existait-il même quoi que ce soit pour éviter un désastre ? Jamais on n’aurait dû la ramener dans cette région où elle avait vécu ce dont rêvent la plupart des jeunes filles sans y parvenir : être sauvée de la mort par un chevalier des temps héroïques – car même le cheval figurait au tableau ! Et il n’était pas difficile d’imaginer le sillon creusé par cette chevauchée nocturne !
« Pourquoi diable, fulmina-t-elle intérieurement, avait-il fallu l’auréole du destrier… alors que cet imbécile possédait une camionnette avec laquelle il l’avait ramenée à Pontarlier ? »
Tante Amélie sentit souffler un bref instant un vent de panique. Elle que la vie avait comblée refusait d’assister impuissante à une telle catastrophe. Il allait falloir veiller au grain, ce qu’elle n’avait pas fait ! Elle s’en voulait à présent de ne pas avoir pris au sérieux ce que l’on avait appelé en souriant le « mystère Plan-Crépin ». Comment aurait-elle pu deviner tant qu’elle n’avait pas vu cet homme – pas vraiment beau d’ailleurs ! – de qui émanait une telle force jointe à un attrait tout personnel où se révélait une involontaire grandeur. Le parer aux couleurs de la légende devait être incroyablement facile… Et puis, cette extraordinaire ressemblance ! La marquise, elle aussi, avait fréquenté les musées…
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