Adalbert se mit à rire :
— Il y a des moments où l’on peut se demander où nous sommes venus au juste ?
— En Franche-Comté ! Cela dit tout… Et pendant la dernière guerre, on y est allés de bon cœur.
Ce fut le mot de la fin. La journée avait été longue et fatigante. Tout le monde avait sommeil et, la dernière goutte de café ou d’alcool avalée, chacun regagna ses pénates !
Seule Marie-Angéline ne rejoignit pas son lit… pas tout de suite, tout au moins. Devinant ce qui se passait en elle, Mme de Sommières, se déclarant éreintée, activa les cérémonies de son coucher, refusa qu’on lui lise quoi que ce soit et la libéra en lui souhaitant bonne nuit. Rentrée chez elle, Marie-Angéline alluma sa lampe de chevet, prit la carte routière posée à côté, l’examina, puis, jetant un châle sur ses épaules parce que ce soir de printemps était plutôt frais, éteignit, ouvrit sa fenêtre et sortit sur l’étroit balcon qui la soulignait.
En son premier quartier, la lune ne servait pas à grand-chose ! En revanche, le ciel criblé d’étoiles conférait une sorte de magie à la nuit jurassienne et Plan-Crépin avait de bons yeux. Ce lac, elle savait à présent qu’il était celui de Saint-Point, traversé par le Doubs dont les sources vers le sud n’étaient pas très éloignées. Étirés vers le nord, le lac et sa rivière suivaient une ligne parallèle à la frontière suisse. Peu distante à certains endroits d’ailleurs et dont les chemins discrets et souvent boisés devaient faire le bonheur des contrebandiers. Bien pourvus grâce à la proximité de deux villes : Pontarlier côté français et Yverdon, proche de Grandson, côté helvétique.
C’était cela qui intéressait Marie-Angéline. À l’aide de sa mémoire, si fidèle d’habitude mais passablement bousculée par les coups reçus, elle essayait de situer la maison de son chevalier-sauveur, or de nuit, ce n’était pas facile. Si les superstructures d’un château se distinguaient sans peine, les larges toits des maisons rapprochées les unes des autres se ressemblaient davantage. Celle d’Hugo en faisait peut-être partie, mais il avait fait en sorte qu’elle n’en vit pratiquement rien en dehors d’une chambre aux volets clos…
Certes, elle avait promis de ne pas le mentionner, de ne pas chercher à le revoir, afin, disait-il, qu’elle ne se retrouve pas mêlée aux dangers de sa propre vie. Cependant puisque c’était le destin qui avait permis de la ramener, il n’aurait aucune raison de lui en vouloir. Elle-même considérait comme un cadeau du ciel cette invitation tellement inattendue qu’elle réussirait peut-être à le lui faire admettre.
Envoyant un dernier sourire au lac semé d’étoiles, elle referma la fenêtre à cause de la fraîcheur qu’apporterait le matin, se déshabilla, fit une toilette rapide et se glissa dans ses draps avec un soupir de bonheur…
Poussée par l’habitude, elle murmura une prière et c’est alors qu’elle découvrit qu’elle avait oublié quelque chose d’essentiel : demander à son hôtesse les heures de messe à l’église du village. Ce n’était pourtant pas le moment de se brouiller avec le Seigneur qui lui avait si souvent donné un coup de main !
Quand, le matin revenu, elle présenta son cas de conscience à Mlle Clothilde, celle-ci la regarda avec des yeux ronds :
— Vous allez vraiment à la messe tous les jours ?
— À six heures, je suis à l’église Saint-Augustin qui est près de chez nous ! Et j’y tiens ! La seule fois où je l’ai manquée, c’était parce que j’étais en retard, et on a assassiné Mme de Granlieu sous mes yeux, après quoi on m’a enlevée !
Mlle Clothilde eut pour elle un grand sourire :
— Oh, mais c’est passionnant ! Je sens que nous allons avoir plein de conversations ! Quant à votre messe, vous n’aurez qu’à vous mettre d’accord avec l’abbé Turpin. Je pensais ce tantôt vous emmener promener en charrette avec Mme de Sommières pour vous montrer le pays. On passera chez lui ! Les autorités du coin, vous les verrez suffisamment après-demain pour la fête… À être franche, je me demande ce qu’il nous réserve, ce tricentenaire qui va déverser chez nous le gratin… et le reste !
— Le reste ?
— On n’ira pas jusqu’à la pègre, rassurez-vous !… Encore que, pour certains, leurs têtes de bons chrétiens m’ont souvent donné à penser. C’est vrai aussi : on dit le gratin, mais à y regarder de plus près, c’est faire offense à la bonne cuisine que ranger dans nos plats savoureux des individus qui, sous prétexte qu’ils ont une haute situation ou arborent une particule à leur nom, se considèrent comme le sel de la terre !… Bien qu’ils ne soient pas sortis de la cuisse de Jupiter. À ce propos d’ailleurs, je me suis souvent demandé pourquoi cette grande dinde de Minerve avait jugé bon de débarquer à l’Olympe par ce membre insolite qui n’a jamais présenté la moindre ouverture alors que la bouche, les oreilles, les narines avaient plus de noblesse !… Le seul avantage est qu’elle a dû se retrouver en une seconde assise sur les genoux de Papa et que…
Le soliloque se perdit dans les profondeurs de la maison, laissant ses auditrices franchement amusées. On s’habituait assez vite à cette manie douce qui déviait les propos de Mlle Clothilde vers des sujets n’ayant aucun point commun avec celui dont il était question.
Ce petit travers sans méchanceté promettait de pimenter les conversations à venir et pourrait même, adroitement dirigé, donner des résultats satisfaisants :
— À condition, précisa Mme de Sommières, de ne jamais la mettre dans l’embarras !
— Cela va sans dire ! approuva Marie-Angéline avec un léger reniflement qui pour la marquise confirmait amplement ses soupçons.
— … Mais cela ira encore mieux en le disant ! Je connais votre talent pour… tirer les vers du nez à ceux qui s’y attendent le moins ! Surtout quand vous arborez votre air le plus innocent !
La « charrette » annoncée, qui était en fait un « tonneau » soigneusement verni et pourvu de confortables coussins en cuir et attelé à une belle jument blanche, enchanta Plan-Crépin. Il lui rappelait des souvenirs d’enfance et, au frémissement de son nez, Mme de Sommières devina qu’elle mourait d’envie d’ôter les rênes des mains gantées de Mlle Clothilde – à nouveau coiffée de son tricorne – et mener à sa place…
Elle lui tapota le genou d’un geste encourageant. Il y a comme cela des envies qu’une invitée bien élevée doit savoir refréner !… Cependant leur hôtesse annonçait le programme :
— Pour votre première promenade, je vous propose le tour de notre lac, le plus grand de ceux du Jura ! Il mesure six kilomètres sur environ sept cents mètres et, en ce qui me concerne, je ne me lasse pas d’admirer sa couleur ! Tantôt vert, tantôt bleu, tantôt les deux, il ressemble le plus souvent, comme aujourd’hui, à une fabuleuse émeraude. Parfois agité, surtout le dimanche, parce que c’est un paradis pour les pêcheurs. Il y a même là-bas, à Malbuisson, un excellent hôtel qui fait le bonheur des noces ne disposant pas d’un espace suffisant pour festoyer et danser !
— Le décor n’est-il pas triste en hiver ?
— Sachez, jeune fille, que notre Jura n’est jamais triste ! Par ici du moins ! Nos beaux sapins – dont je vous montrerai tout à l’heure le plus grand du pays – nous préservent de la tristesse des feuilles jaunies ! Et puis on peut patiner sur le lac ! Enfin, la cuisine est excellente un peu partout !
— Nous n’en doutons pas ! se hâta d’avancer Mme de Sommières, bien décidée à contrôler les propos de son « fidèle bedeau ». Je suppose même que l’été vous devez être envahis par les touristes ?
— Pas trop ! Ils nous préfèrent les Alpes et leurs neiges éternelles… ou encore la Suisse qui est à un jet de pierres ! Ce qui fait que, lorsque l’on rencontre un inconnu, il y a une chance sur trois ou quatre que ce soit un contrebandier !
La marquise se mit à rire :
— Vous n’avez rien contre l’espèce ? Nous avons de hautes relations dans la corporation !
— Vous ? J’ai peine à le croire !
— Que voulez-vous, nul n’est parfait ! Mais je vous rassure : nos relations opèrent presque à l’autre bout du monde : en Pays basque ! Nous avons même une cousine chanoinesse en Bavière qui dirige de main de maître à ses heures un élevage bovin, tout en veillant aux activités d’une bande composée des fermiers du coin…
— Mais vous dites qu’elle est chanoinesse ? Cela oblige à réciter un certain nombre de prières chaque jour, non ?
— Oui… mais elle s’en est tirée en hébergeant une parente pauvre qui s’en charge pour elle en échange d’une existence des plus édéniques ! Je ne vous choque pas, j’espère ?
Mlle Clothilde éclata de rire :
— Oh, absolument pas ! Je dirais même que cela me met à l’aise. L’idée de recevoir une aussi grande dame que vous – sans compter le prince ! – m’effrayait, je l’avoue. Je suis une paysanne, vous savez, et ce qui concerne mon beau pays m’intéresse…
— Y compris l’Histoire ? insinua Plan-Crépin qui jugeait avoir suffisamment gardé le silence.
— Naturellement, là encore je ne fais que me comporter comme n’importe quelle Jurassienne ! Notre histoire, ses changements de gouvernement, voire de nationalité, elle concerne tout le monde parce que l’on a un assortiment d’ancêtres, des Bourguignons, des Suisses, des Espagnols, des impériaux sans oublier nos comtes de Chalon, devenus Orange-Nassau et qui à présent règnent sur les Pays-Bas. Finalement, on est contents de se retrouver français puisque c’est encore la façon la plus agréable d’être ce que nous sommes avant tout : des Comtois !
— Le Professeur aussi ?
— Lui, c’est un cas à part ! Comtois, il l’est sans conteste mais il est aussi français – il s’est bien battu pendant la guerre – et il a son cher Collège de France. Et, par-dessus le marché, il a trouvé le moyen d’introduire la Bourgogne entre les deux !
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